vendredi 14 décembre 2012

MOTORHEAD 1979

" Finalement, il manque au trio un vrai disque capable de retranscrire sur vinyl la furie de leur musique. "

MOTORHEAD : « Overkill » 1979

Johnny Rotten se penche sur le devant de la scène, regardant le public des premiers rangs dans les yeux. Derrière son groupe, les Sex Pistols ferraillent « Pretty Vacant ». Nous sommes au Winterland de San Francisco début 1978, et il s’agit du dernier concert du groupe. La lumière s’éteint et Rotten déclare : « On vous a bien eu, hein ! ». La grande escroquerie du Rock’n’Roll. Le Punk raviva l’électricité et l’énergie des morceaux simples de trois minutes, ceux-là même qui firent les grandes heures du Rock britannique de la seconde moitié des années 60. En 1977, la colère est là, dans la rue. Pistols, Clash, Damned, Stranglers, Wire… tous déclenchent la foudre. Une foudre débraillée, hirsute, mal jouée, mais qui a le mérite de rapprocher le Rock du public, de faire des musiciens des porte-paroles et non des idoles.

Et puis 1978, c’est l’ère de la New-Wave, et des tentatives de réponses : Joy Division, Cure, et puis Clash et Stranglers cherchent dans le reggae et les synthés une ouverture, une alternative à la colère. Comme si on ne pouvait pas être en colère à 25 ans, que tout cela avait une fin.

Et puis dans un coin de la scène britannique, un grand échalas à moustaches fonde son groupe. En 1975, il a 30 balais, et c’est déjà un vieux con. Il a été roadie d’Hendrix en 1967 et l’a initié au LSD, avant de rejoindre en 1970 Hawkwind, formation de speedfreaks azimutés. Ces derniers pratiquent un Rock psychédélique qui prend une tournure plus radical avec l’arrivée de garçon, et les albums qu’il gravera en leur compagnie compte parmi les meilleurs de leur existence. L’homme s’appelle Ian Fraiser Kilminster, dit Lemmy Kilminster, et en 1975, il est en colère.

Fraîchement débarqué d’Hawkwind à la frontière canadienne pour cause de possession de stupéfiants (un comble pour ces sacoches à cachetons), il revient à Londres le cœur gros et une envie d’en découdre plus que prononcée.

Il forme un trio d’abord appelé Bastard qui deviendra bien vite Motorhead, du nom d’une chanson de Lemmy écrite pour Hawkwind. S’y succèdent des anciens des Pink Fairies comme Larry Wallis à la guitare, et un premier disque est enregistré après l’arrivée du batteur Philthy Animal Taylor en 1976 et qui ne verra le jour qu’en 1979 sous le nom de « On Parole ». Le contenu est alors entre Hawkwind et Pink Fairies dernière génération, c’est-à-dire sympa mais pas trop énervé. Wallis est viré, et un nouveau loser fait son apparition.
Il se fait appeler Fast Eddie Clarke et a bientôt trente balais. Il est fan de Cream et a joué dans Zeus, le groupe de Curtis Knight qui accueillit en 1965 Jimi Hendrix, ainsi que dans Blue Goose, un groupe de Rock-Blues un peu progressif. L’homme a un touché miraculeux, une science du riff à la fois Blues et hargneux alliée à une rapidité d’exécution du solo efficace qui en fait un pistolero de la six-cordes. Un premier disque est mit en boîte en lieu et place d’un simple pour Stiff, le label Punk-Pub Rock du moment, soit douze titres enregistrés en moins de deux jours. Le disque déboule à la 43ème place des charts anglais, résultat d’intenses campagnes de concerts britanniques depuis deux ans, et alors que le NME classa Bastard à sa formation comme le pire groupe du pays.
La suite va être une nouvelle tournée de plus d’un an, et la négociation d’un vrai contrat avec le label Bronze. Outre la scène, le trio devient une machine à bringuer redoutable, consommant sans vergogne whisky, clopes et acides en tous genres. Ils deviennent ainsi les Huns du Downtown londonien, et avec leurs bottes, leurs cuirs, leurs cartouchières et leurs cheveux longs, commencent à sérieusement faire flipper les petits Punks du Speakeasy et du Marquee. Car c’est un fait, Motorhead, malgré un héritage avoué du Blues anglais et du Rock’N’Roll des années 60, pulvérise avec sa musique brutale les tympans de ses auditoires. Plus que cela, il les effraie par leur dégaine sombre et ombrageuse, à l’instar de Black Sabbath à ses débuts.

Finalement, il manque au trio un vrai disque capable de retranscrire sur vinyl la furie de leur musique. Un peu comme ce quintet australien, AC/DC, qui en 1977, publie enfin un disque à la hauteur de leur réputation scénique : « Let There Be Rock ». Et cela n’est pas un hasard.

Car Motorhead aime enregistrer rapidement et en direct. Mais il faut un producteur capable de capter cette furie dans toute son entièreté. Le choix se portera en cette fin 1978 sur Jimmy Miller. L’homme n’est pas un inconnu, puisqu’il est le fier producteur de nombre de grands artistes anglais comme Traffic, Blind Faith, mais aussi et surtout les Rolling Stones de 1968 à 1973. La collaboration s’arrêta à cause de sa consommation d’héroïne envahissante. Il sembla s’assagir un peu à la fin des années 70, et sa cote ayant bien baissée, il devint accessible aux trois cavaliers de l’Apocalypse.
L’homme n’est pas anodin sur ce disque. Il offre à Motorhead un son exceptionnel que le trio n’aura jamais l’occasion de retrouver malgré de multiples autres bons disques.
Le vrai prodige est d’avoir réussi à séparer chaque instrument, les empiler l’un sur l’autre tout en les rendant bien audibles séparément, leur donner un son chaud, et garder la furie initiale du concert.
« Overkill », qui ouvre l’album, en est la plus belle preuve. Chacun arrive progressivement. La double grosse-caisse de Taylor, la basse de Lemmy, la guitare de Clarke. Chacune est claire et distincte, mais parfaitement complémentaire, faisant à l’arrivée de la dernière une épaisse tranche de Rock. C’est un galop de l’Enfer, quelque chose de jamais vu. Le Hard-Rock reste une sorte de démonstration Blues progressive, entre Led Zeppelin et Deep Purple, avec leurs soli de trente minutes. Les soli hendrixiens furieux de Clarke s’envolent sur un tapis de roulements de toms et de basse Rickenbacker. Cette fameuse basse en forme de rythmique qui gronde tout au long de ces dix titres fabuleux. On retient souvent de Motorhead cette sècheresse rythmique et émotionnelle en forme d’hymnes speed-metal avant l’heure. Le vrai Motorhead a plus à dire, avec la fougue de ses débuts. Blues, Rock’N’Roll, Rythm’N’Blues, tout y passe avec une égale fureur. Lemmy est une brute, mais il reste un homme des années 60, gorgé de références fort diverses. Il est un homme du passé qui se recadre dans le présent du Punk. Avec plus de références, de folie, de colère.
Il rugit, il éructe, et du haut de la Rickenbacker qui tabasse et la Stratoscaster qui râpe, Lemmy pleure son Blues. Un rugissement Rock, comme le prouve d’ailleurs le premier album éponyme du groupe, paru en 1977 et ondulant entre Heavy-Rock psychédélique tabassé à la Hawkwind, et Blues-Rock tiré de John Mayall ou de ZZ Top. Un peu trop bancal, enregistré et mixé en deux jours en lieu et place du délai à partie pour la réalisation d’un 45 tours, cet album ouvre pourtant la voie à celui-ci. Désormais sûrs de leur force Motorhead, après deux ans sur la route, savent ce qu’ils veulent.
Et donc, entre décembre 1978 et janvier 1979, le trio enregistre son nouveau disque. Il est entamé par « Overkill », cavalcade infernale ouvrant une nouvelle utilisation de la double grosse caisse. Il se dégage de ce morceau une sensation de vitesse, de liberté. Il sécrète une adrénaline à chaque accélération. Morceau à rebondissements, semblant ne jamais vouloir se terminer sous les assauts de la Stratocaster de Fast Eddie Clarke, il enivre. Il est par ailleurs à remarquer que le son de la guitare n’est jamais sursaturé, typé réellement Metal. Il est plus proche de celui de Clapton et Hendrix, les deux références du Rapide Eddie.
Lorsque s’achève enfin « Overkill » dans un fracas de cymbales, un roulement de toms vient déchirer l’air lourd. « Stay Clean » poursuit la route sur un tempo enlevé mais plus carré. Etonnant d’entendre Lemmy éructé qu’il faut rester clean alors que les trois sont en mode débauche, avalant pilules, alcool, bitume et minous féminins avec l’avidité d’un crocodile sur un troupeau de buffles. Cet excellent morceau nous permet d’ouïr Lemmy dans ses œuvres, servant en deux couplets un solo de basse vertigineux, totalement inédit depuis la création du Rock.
Puis on entend l’homme de Stoke-On-Trent gargouillé « I’m so drunk » avant que n’arrive « I Won’t Pay Your Price ». Dans sa construction, ce morceau n’est en fait rien d’autre qu’un bon vieux boogie. Mais l’urgence, la voix de Lemmy, les chorus possédés de Clarke, la batterie brutale de Taylor font de cette structure antique une embardée jouissive de trois minutes. A l’instar d’ un AC/DC qui dépoussiéra le bon vieux Rock’N’Roll des familles, celui de Chuck Berry notamment, Motorhead défriche sous les assauts du Punk le Blues, le Rock’N’Roll, le Boogie ou le Rythm’N’Blues. Il est même à constater que ces trois-là n’ont pas grand-chose de heavy-Metal, à part leurs références Blues, leur maestria sonique (ce sont de vrais très bons musiciens). Ils vont en fait créer une nouvelle légende, sortant le heavy-metal de ses oripeaux hippies pour l’emmener vers une nouvelle dangerosité qui fera les beaux jours de la New Wave Of Heavy-Metal et du Trash américain. Cet alliage de chemises noires, de jeans, de cuir, de cheveux longs, de références outlaws, nazis, satanistes, bref, obscures, mais souvent avec la culture et le second degré de Lemmy en moins, sera la nouvelle panoplie du rocker Metal.
Mais revenons à l’album, qui continue avec « I’ll Be Your Sister ». Excellent heavy-blues démarré par un riff de basse, ce morceau voit Lemmy déroulé tout son humour, éructant de sa grosse voix à la paille de fer une litanie de chanson d’amour quasi mièvre sur un tapis de bombes. Le solo de Clarke y est brillant, et la batterie de Taylor est impeccable. On reprocha souvent à ce dernier son approximation rythmique, mais l’homme sait être très bon, ce que sa consommation de stupéfiants altère parfois. Quant à Clarke, il sait se montrer précis et expressif sans être ni démonstratif, ni bavard. L’homme n’est pas un virtuose flashy, il est au service de la musique, ce qui manquera parfois par la suite dans Motorhead malgré le gardien du temple Lemmy.
« Capricorn » en est la preuve la plus éclatante. Ici, Fast Eddie y est purement et simplement brillant. Cette version est par ailleurs pour ma part définitive. Malgré d’excellentes prestations scéniques, notamment sur le mythique « No Sleep ‘Til Hammersmith », aucune n’atteindra ce paroxysme d’angoisse et de folie. Gorgée d’écho, résonnant de toute part, possédée par un démon venu du fond des âges, « Capricorn » est un sommet d’abandon et d’angoisse. Clarke décoche des chorus d’un autre monde, imprégné d’un Blues sombre, noir comme le jais. Le texte ésotérique de Lemmy résonne dans la Stratocaster, sur un tapis de caisse claire et de cymbales lointaines. Là, sous les manettes toxiques de Jimmy Miller, Motorhead donna le meilleur de lui-même, gravant ici sa légende de trio brutal et peu fréquentable.
De cette furia maladive décolle « No Class ». Enorme rock’n’roll héritier direct de Chuck Berry, ce morceau est encore une démonstration de l’impeccable efficacité du groupe, et de son humour féroce, imprégné de références aux westerns spaghettis des années 60. Le son de la guitare cingle comme un coup de fouet. Tout comme sur « Damage Case » qui est le digne héritier boogie de « La Grange » de ZZ Top. Sur l’un ou l’autre, la guitare de Fast Eddie hulule le Blues. Plus que jamais, il sait ralentir le rythme et faire scintiller le feeling, à l’instar d’un Billy Gibbons, qualité qu’il ne mettra que trop peu en exsergue.
« Tear Ya Down » qui débute par un décompte jusqu’à quatre en allemand qui entretiendra la légende des références nazies de Lemmy. L’homme est un passionné des deux conflits mondiaux, et un collectionneur des armes de cette époque. Mais sa culture historique, immense, et son discours, prouvent, à qui veut bien l’entendre, que l’homme est au-delà d’une certaine représentativité médiatique de l’extrême-droite. L’homme est un anarchiste, profondément de gauche en fait, qui demeura fasciné par la réussite il faut bien l’avouer surréaliste des nazis allemands dans les années 30.
Toujours est-il que ce morceau demeure moyen par rapport à la qualité générale du disque qui est, rappelons-le, exceptionnelle. D’ailleurs suit « Metropolis ». Seul vrai Blues-Rock psychédélique de Motorhead, il reste une obsession pour les fans. Clarke déroule son obssession pour Hendrix. Comme pour « Capricorn », il développe ces accords ouverts tout en résonnance angoissante. Là encore, le trio n’atteindra le pinacle de cette version possédée par le désarroi. La basse de Lemmy gronde en tapis sourd sous la guitare, et Taylor tape une rythmique impeccable, tout en roulements d’une classe folle.
Dés lors, comment terminer un tel disque ? Par un heavy-blues crasseux comme le faisaient si bien Led Zeppelin ou Humble Pie. Formidable tapis d’électricité grasse, mêlant à la perfection guitare et basse, avant de s’emballer dans un, osons, speed-metal, le trio va alterner deux soli, dont un par Lemmy himself, lui qui fut au départ guitariste. Il ne reproduira heureusement pas deux fois la même erreur. Comment vous dire combien le chorus de Clarke est cent fois supérieur…. Comment dés lors en ajouter plus ?
Par trois titres fabuleux. « Too Late Too Late », Punk à souhait, et puis ce « Like A Nightmare », furieux écho de « Capricorn » et « Metropolis ». La guitare en écho, les soli Blues amers. Le trottoir, la dérive, pas un sou en poche. Là encore, la production magistrale de Jimmy Miller emplit l'air de ce Rock radical et nihiliste, mais au combien savoureux.
« Overkill » se classera 24ème des charts britanniques, et commence l'ascension du groupe vers les cimes avec une trilogie de disques stupéfiants de férocité, dont celui-ci est le premier.Motorhead devient une référence, et pour la première fois, à 35 ans, Lemmy n'est pas un loser.
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jeudi 15 novembre 2012

HIGH ON FIRE 2000

" La musique de High On Fire est le Blues blanc des années 2000. "


HIGH ON FIRE : « The Art Of Self Defense » 2000
                La colère n’est pas un remède. Cette lapalissade est devenue un adage dans notre belle société du self-control. Des hommes politiques toujours calmes, réfléchis, maîtrisant parfaitement leurs discours, même dans les situations les plus délicates politiquement ou diplomatiquement. Il en ressort une image d’hommes posés, sûrs, déterminés, ne cédant pas à l’emportement facile, symbole de faiblesse par excellence. Et ce comportement est partout : dans les entreprises, à la télévision, dans les banques…. L’homme qui se met en colère est un lâche, un faible.  Et c’est le cas de tous les salariés qui se font virer de leurs entreprises comme des malpropres. Ils s’emportent, éructent, menacent de tout casser.  Face à eux, ils trouvent des cadres et des politiques polis, froids et distants, sous contrôle. Et la colère fait place au désespoir face au mur d’incompréhension. Mais la colère peut aussi être belle, car elle est peut être le reflet de la rebellion, d’une envie éperdue de liberté d’expression.
                High On Fire a réussi tout au long de sa carrière à construire un alliage fou de puissance sonore hors norme, de sonorités heavy-psyché et stoner, et un sens du propos et de la mélodie virale absolument unique. Mais lorsque le terme de colère me vient à l’esprit, c’est à ce premier disque que je pense notamment.
                Totalement brut, issu d’une année de travail acharné entre petits boulots, concerts dantesques dans des clubs minables, et jams furieuses, « The Art Of Self Defense » est comme son nom l’indique un puissant antidote à la pensée unique, un moyen de rester libre.

                En 1996, le trio Sleep se désagrège après l’échec de la publication du projet « Dopesmoker », obus ultime de 73 minutes de heavy-rock stoner définitif qui ne vit donc jamais le jour par refus de la maison de disques, London Records. Le label anglais Rise Above publiera la version écourtée (52 minutes) de la chose du nom de « Jerusalem » en 1998, mais Sleep n’existe plus, et de toute façon, le monde n’est pas encore prêt. Chris Hakius et Al Cisneros, respectivement batteur et bassiste, partent fonder Om. Matt Pike, le guitariste, se retrouve seul.
                Empli d’une colère sourde de par l’échec de son ancien groupe, et de par de douloureuses blessures personnelles, l’homme plonge dans ce qu’il aime le plus : le heavy-rock des années 70-85. Entre deux bagnoles qu’il retape pour les revendre à des étudiants (job qu’il pratiqua déjà du temps de Sleep avec Hakius), il décide de reprendre la formule du trio et la sonorité lourde de Sleep hérité du sacro-saint Black Sabbath. Mais il va lui injecter de la colère : celle de Motorhead, Venom, et Celtic Frost. Soit les pionniers des genres dits extrêmes du Metal : Death, Trash, Black. Plus un peu de Punk américain comme Black Flag et les Misfits. Mais contrairement  à l’ensemble de la production Metal, il ne va pas chercher à entrer dans la course inepte à la violence sonore comme le feront Napalm Death, Cannibal Corpse, Immortal et autres crétins black-metal. Il va en extirper la colère prolétaire, la rage noire de ces albums de losers magnifiques pour la fusionner à l’hallucination du Rock des années 70. Il va ainsi partir du son lourd du Black Sabbath originel, et y injecter le côté cradingue de ces groupes, tant dans l’interprétation comme dans ces dissonances vicieuses qui font de leur Métal l’un des plus noirs de tous les temps. Curieusement, Pike est un fan absolu de Slayer, mais l’homme semble avoir trop de références 70’s en tête pour ne se laisser aller à un trash-metal bas du front. Au plus goûte-t-il en fait à ce mélange originel de brutalité Punk et de Heavy-Metal.
                Il va donc partir du postulat que ces groupes ont atteint un pinacle de noirceur et de nihilisme, et en prendre les codes et la rage pour la transposer dans son heavy-metal doom psyché hérité de Sleep. Pour cela, il recrute Georges Rice à la basse, et Desmond Kensel à la batterie. Ces deux-là, héritiers du milieu Doom et Stoner-Rock, n’ont en aucun cas dans leurs jeux les clichés techniques des sous-genres Metal. Ils sont libres, ils aiment le Rock, et veulent produire une musique à la hauteur de leur colère. Matt Pike est un grand échalas baraqué, à la voix tannée par la clope et la bière. Il est un galérien surdoué, empli d’une colère sourde et douée d’une vision musicale claire.
                La première démo est tout simplement redoutable, et découvre déjà toute la puissance de ce trio ivre de furie. Ce qui frappe d’entrée, ce sont les vocaux de Pike. L’homme, qui jamais ne chanta jusqu’alors, se mit à sonner comme Lemmy Kilminster, mais avec dans l’intonation une fureur, une hargne et un désespoir encore plus profond. On est en fait loin du growl et autre chant caverneux totalement stérile. L’homme est capable de monter dans les aigus en hurlant, comme Lemmy notamment. Il est épris de folie vengeresse. Ce premier enregistrement mérite déjà à lui seul une chronique, tant par la puissance qui se dégage des compositions, que par l’intensité de l’interprétation en une prise. « Blood From Zion » est presque meilleure sur cette démo que sur l’album. Quant à « 10 000 Years », elle touche au sublime de par les parties de guitare de Pike absolument possédées entre heavy-blues et doom. L’émotion, la jouissance magique qui se dégage de ce nihilisme noir prend à la gorge. Curieusement, malgré l’impression de dévastation de prime abord, on finit par ressentir une force incroyable, celle de l’homme qui touche le fond et qui décide de se débattre une dernière fois pour survivre, coûte que coûte. Tout est décuplé, tout ce qui nous entoure est anecdotique, on est revenu à l’essentiel. Il faut avoir écouté ces riffs en cathédrale d’arpèges après les deux premiers couplets, enivrants. Il faut enfin goûter à cette seconde partie toute en rebondissements martiaux. Matt Pike fait rugir sa guitare de colère, celle de l’homme face à son destin, seul, furieux. Le solo est une fusée incandescente d’un lyrisme rare, dont la seule équivalence est le « Since I’ve Been Loving You » sur le « III » de Led Zeppelin. Le son de la grosse caisse de Kensel est tout simplement ahurissant de puissance, à la fois lourd et souple, véritable héritier de John Bonham.
             La suite, c’est ce premier album paru sur Tee Pee Records, label magique, mort depuis 2005. Preuve que Matt Pike est un homme conscient de la société dans laquelle il vit, il dégaine en ouverture un morceau du nom de « Baghdad ». Impressionnante salve de guitare lourde, elle est une évocation hallucinatoire du Bagdad en guerre et celui, rêvé, possédé des temps anciens. Matt Pike est fasciné par la Bible qu’il lut du temps de Sleep, et ses ravages sur l’Humanité. Déjà, « Dopesmoker » est une relecture lysergique et sidérale de la caravane des rois Mages et de Moïse, la création d’Israel.  Mais il l’est tout autant de HP Lovecraft, et notamment du mythe du Necronomicon, le livre de l’arabe fou Abdul Al-Hazred. « Baghdad » est une décoction de riffs râpeux et malades qui se déversent en lave brûlant sur la tête de l’auditeur imprudent comme sur celles de ces soldats US qui semblent avoir pénétrer dans le tombeau interdit par simple cupidité, et qui vont en payer le prix fort. La section rythmique formée par Georges Rice à la basse et Des Kenzel à la batterie et d’une puissance peu commune, d’une brutalité unique. La voix de Pike se fait incantatoire sur le couplet, puis agressive sur le refrain. L’homme est un lion, rugissant comme un fauve pris au piège. Juste, son timbre est franchement unique, et apporte une réelle personnalité à la musique, rugissements au-dessus d’un tapis de bombes. Le solo est caractéristique lui aussi, avec ses chorus entre blues et heavy-rock, toujours dans l’émotion et jamais dans l’esbroufe.  Pour lui le solo est le prolongement du riff, le pinacle du morceau, et se rapproche du coup de la démarche d’un Led Zeppelin.
                De cette avalanche d’électricité revêche émerge une batterie lourde, mid-tempo, qui conduit à un violent riff doom. « 10 000 Years » est sans aucun doute l’un de mes titres préférés d’High On Fire. Déjà évoqué plus haut dans sa brillante version démo de 1999, tout y figure : la puissance cathartique, le riff mêlant le doom de Sleep avec une puissance toute heavy-rock, la voix imprégnée de désespoir de Pike, les ponctuations Blues, les rebondissements mélodiques prenant à la gorge, comme une odyssée émotionnelle au bord de la rupture, le solo onirique. C’est le feu sacré, c’est la colère noire, c’est un sommet de musique moderne, un aboutissement.
                « Blood From Zion » est une embardée mêlant rythmique speed et doom, efficace et corrosif à souhait. High On Fire rejoint ici ses terres métalliques, mais toujours avec cette personnalité unique. Le pont central et le solo sont néanmoins d’un lyrisme impressionnant, et emmène ce titre de facture classique vers des sommets. Curieusement, c’est dans sa version brute, démo, que je trouve ce morceau plus jouissif. Le son de la guitare semble un brin moins metal et plus graisseux, plus Rock, comme un Led Zeppelin jouant du Slayer.

              Il permet le lien avec le sublime « Last ». Tumultueux comme les eaux d’une rivière en crue sur les pierres de son lit, la batterie de Kensel rebondit sous le médiator acéré de Pike. Véritable cathédrale de riffs, il y a dans ce titre de quoi faire deux ou trois disques de Foo Fighters. Matt Pike va en créer une architecture musicale enivrant l’auditeur, sorte de pilonnage massif d’obus soniques. Comme pour « 10 000 Years », les rebondissements martiaux sont sublimes, imprégnés de cette colère noire. Rice étire ses lignes de basse sur les riffs de Pike, Kensel maltraite ses toms pour en produire une transe à base de toms basses et de roulements de caisse claire, sur fond de cymbales crashées et de charleston matraquée. Kensel est un rythmicien hors pair, rare.
               Introduction planante de basse par Georges Rice, avant l’explosion d’une batterie speed. Pike contrôle cette puissante incantation, de par sa voix et sa maîtrise de la guitare. « Fireface » démarre, lugubre et possédé. Puis il explose en un heavy-metal Punk proche du Iron Maiden originel, celui de Paul DiAnno. Le solo y est tout aussi virtuose que les duels Murray-Stratton, sauf que Pike double lui-même ses soli.

                « Master Of Fists » est une fascinante coulée de riffs sabbathiens de dix minutes, épaisse et doom en diable. Le chant de Matt Pike est un hurlement possédé, et ce titre prouve combien l’homme n’a pas tourné le dos à son passé au sein de Sleep. Ses chorus divers sont magnifiques, tout en lyrisme contenu, sorte de fenêtres de lumière au milieu d’une mare de goudron. Pike est un animal blessé, pris au piège. Il est un fauve.  C’est celui qui avec son groupe va dévorer la route pendant de longues années dans leur van GMC à la recherche de tous les gigs possibles à travers les Etats-Unis. La coda martiale ondule sous la ligne de basse de Georges Rice avant de s’écraser dans un ultime larsen, écho d’une bataille lointaine.
                La production a été confiée au vieil ami de Sleep : Billy Anderson. Seul cet homme semble savoir dompter parfaitement le son de la Les Paul de Matt Pike. Il réussit à en faire ressortir toutes les aspérités, les subtilités, notamment les ponctuations bluesy dans les riffs qui font que la musique de High On Fire n’est pas que du trash-metal, mais un fantastique alliage de heavy-metal, moderne dans son approche mais au feeling hérité du heavy-blues des années 70.
                Désormais inséparable de cet album a été ajouté deux titres enregistrés en 2001 toujours par Billy Anderson, et qui firent l’objet de simples et de split-vinyls. « Steel Shoe » est une massive tranche de heavy-metal proche de « Blood From Zion », mais à l’introduction zeppelinienne irrésistible. Le second est une reprise de Celtic Frost du nom de « The Usurper ». Ce titre, originellement très typé metal des années 80 prend ici une dimension à la fois plus agressive et plus hard-rock. Les roulements de toms de Kensel sont fabuleux, le chant de Pike démoniaque, et l’attaque du riff dantesque. Véritablement transfiguré, ce morceau d’un des pionniers du Black-Metal avec Venom prend garde ici tout son aspect lugubre tout en gagnant en rage et en énergie.
                Après chaque écoute, je reste fasciné par ce disque. Il y a toujours quelque chose à y découvrir. J’ai du mal à exprimer tout ce que je ressens à l’écoute de cette musique. Il m’est difficile de transcrire combien cette musique est capable de catalyser mes colères et mes frustrations, combien High On Fire est la vraie voix de ma colère. Je n’aime pas les branchés, je n’aime pas les poseurs, j’aime cela. J’aime cette musique rugissante du fond de l’enfer démocratico-capitaliste. Certains titres que l’on peut juger comme trop simplistes ou moins fascinants se révèlent après plusieurs écoutes, pénétrant progressivement de par leur fureur dans votre cortex. Il en est de même pour tous les albums de High On Fire, ceci étant, et en particulier pour les trois premiers, parfaitement impeccables. Mais celui-ci conserve à la fois sa connexion avec Sleep, et la rudesse des années de galère d’un groupe qui ne semble entrevoir la lumière que depuis deux ans. La musique de High On Fire est le Blues blanc des années 2000.
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mardi 16 octobre 2012

SOFT MACHINE 1976

"« Softs » est le premier aboutissement d’une quête musicale plus concrète, plus écrite. "
SOFT MACHINE : « Softs » 1976

                Je marche sur le quai de la gare, allant et venant en attendant mon train. Le ciel est bas, d’un gris de poussière. Je regarde les lieux qui m’entourent pour passer le temps. Je ne peux m’empêcher d’y trouver une profonde mélancolie. Toutes les gares se ressemblent. S’y côtoient chantier permanent, affichage et logos modernes ultra-étudiés par des conseillers en communication, tags, murs noircis de crasse, et vestiges du passé : vieux bâtiment, bureau d’aiguillage manuel désaffecté, vieilles locomotives à l’abandon. S’y entrechoquent un passé riche. Celui d’un moyen de transport d’Etat sûr de sa force, entreprenant et recrutant jusqu’à plus soif des milliers d’employés, des cheminots aux garde-barrières, disséminant jusqu’au plus profond des campagnes des emplois, signe de l’arrivée du progrès dans les territoires les plus isolés. Et puis notre présent et futur, celui de la rationalisation jusqu’à l’irrationnel, sous les atours du progrès et de la suppression des abus, mots d’ordre des fossoyeurs des services publics.
                La rationalisation extrémiste de tout finit par tuer, on le sait. Dans les hôpitaux, sur les lieux de travail, que ce soit les licenciements ou les suicides, à comprimer les gens pour obtenir toujours plus avec moins, pour toujours plus de profit, d’argent que l’on ne voit jamais passer à part en chiffres à la télévision, pour les banques, le patronat, pour la croissance.
                En attendant, je suis sur ce quai de gare, et je regarde passer les gens. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression de détonner dans ce monde superficiel,  de paraître. Avec mon jean droit, mes vieilles Clarks, mon sweat informe et ma presqu’île frontale, je ne peux que constater que les petits pantalons slims, les chaussures pointus et les mèches au gel ne sont définitivement de mon monde. Un univers que j’abhorre, profondément.  Je n’ai même pas de téléphone portable à moi, seulement celui de mon travail. J’ai déjà tellement de coups de fil dans une journée que je ne supporte même plus la sonnerie des SMS de celui de ma copine à la maison. J’ai besoin d’air, de calme. J’ai besoin d’une bulle de poésie, quelque chose qui raconte à la fois mon époque mais qui n’en fasse plus partie, et mes sentiments.
                Dans le train, unique concession au progrès, j’écoute un drôle de disque. « Softs » de Soft Machine. Je me souviens qu’adolescent, le jazz-rock était pour moi le truc le plus chiant qui soit. Il me fallut me plonger dans l’électricité furieuse du Mahavishnu Orchestra à mes 16 ans pour plier sous la magie de cette musique. Mais Soft Machine resta longtemps une énigme. Je finis par céder aux deux premiers disques, incroyablement riches de mélodies et de folie instrumentale, et ce, sans la moindre guitare.  Mais influencé par la critique de bon goût, je n’osai aller au-delà de « Third ». Le reste, c’est chiant, c’est écrit. Et puis, je plongeai dans le « 4 », puis le « 5 », puis le « 6 ». Et j’y trouvai une autre poésie. Plus mélancolique, plus froide, plus distante, et finalement, plus propice à l’évasion psychique. Il y eut même de la guitare, sur « Bundles » en 1974, avec Allan Holdsworth puis John Etheridge à la six-cordes. Un disque superbe, et deux live posthumes (« Floating World »et « British Tour 75 ») incroyables de poésie et de divagations électriques brillantes.
                Et puis, le dernier membre fondateur, Mike Ratledge partit durant l’enregistrement de ce disque, en 1976. Et cela me parut abscons que Soft Machine continua sans aucun lien avec le passé, d’autant plus que le jeu d’orgue Hammond de Ratledge était totalement unique, reconnaissable entre tous, identité sonore immédiate du groupe depuis 10 ans. Les trois derniers disques étaient donc définitivement pour moi des tentatives nauséabondes pour les musiciens restants de capitaliser sur le nom prestigieux, de manière forcément ininspirée.
                C’était sous-estimer John Marshall à la batterie, Karl Jenkins aux claviers, Roy Babbington à la basse, et  John Etheridge à la guitare. Et en particulier sur ce disque. D’abord parce que Ratledge participe encore sur deux titres, et d’autre part parce que la moitié des titres ici présents ont été composés en sa présence.
                Mais surtout, il faut savoir que l’homme aux lunettes noires ne composait presque plus depuis 1973, laissant ce rôle à son ami Karl Jenkins, ex-Nucleus. La musique de Soft Machine se fit donc plus structurée et écrite que par le passé, et plus mélodique aussi, s’ouvrant vers  une porte de sortie plus jazz-rock que jazz coltranien. Jenkins réussit ainsi le pari de faire évoluer Soft Machine vers de nouveaux horizons sans défigurer la formation.
                « Softs » est le premier aboutissement d’une quête musicale plus concrète, plus écrite. Cet album est en fait merveilleux. Il est le premier aboutissement solo des années 1974-1975 passées sur la route à improviser. La moitié des morceaux existent ainsi sur les enregistrements en public de l’époque. Car la musique de Soft Machine, sous des atours de jams entre potes, est en fait très structurée, et bien que des variations subsistent, le fil conducteur mélodique est souvent très bien établi. 
                « Softs » va atteindre un nouveau sommet artistique. Sorte de fusion totalement improbable de rock progressif, de jazz-rock, de psychédélisme et de lyrisme électrique, notre bande de moustachus bedonnants et dégarnis va taper dans le cortex de l’amateur de musique à l’heure des Ramones. Mais sans doute y avait-il encore plus de monde aux concerts de Soft Machine en 1976 que de ces derniers à la même époque.
                La pochette de « Softs » fait croire à un live mais il n’en est rien, bien que, comme je le disais précédemment, la moitié des morceaux furent écrits et perfectionnés sur la route. Pourtant, avec Soft Machine, chaque enregistrement apporte ses subtilités qui transforment chaque morceau radicalement.  L’enchaînement de « The Tale Of Taliesin »,  « Ban-Ban Caliban », « Song Of Aeolus » et « Out Of Season » est un enchantement sonique de tous les instants. Tout est beau à pleurer, délicat, magique, rêveur, à des années-lumières de la médiocrité artistique quotidienne. Il en est à ce point que l’écoute de ce disque pourrait changer votre perception globale de la musique. Ce n’est plus un bruit de fond, mais une sensation.

                Car il est une évidence, nous sommes loin du jazz-rock un peu trop démonstratif de Mahavishnu Orchestra ou de Return To Forever. Les musiciens de Soft Machine sont des pointures individuelles, mais font corps pour offrir avant tout un voyage mélodique au point que même les soli font corps avec le propos musical. C’est en fait un aboutissement à travers toutes les étapes de la fusion jazz et Pop, pour atteindre un paroxysme artistique unique. Cet album est en tout cas un disque d’Automne, celui de la fin d’une époque.
                Passé le petit introït acoustique hispanisant nommée « Aubade », va s’en suivre une succession de quatre longues pièces musicales intimement enchevêtrées. « Tale Of Taliesin » débute par un piano enivrant, suivi d’une superbe mélodie de guitare d’une profonde mélancolie. John Etheridge va, tout au long de ce disque, faire des miracles. Bien plus fusionné dans le groupe, moins soliste que Holdsworth, son propos est  parfaitement judicieux mais pas moins virtuose. Sur la partie centrale, l’homme décoche un majestueux solo emporté par la rythmique rapide et élégante de Roy Babbington à la basse et John Marshall à la batterie. La douce mélancolie initiale revient, le temps de faire le pont avec le superbe « Ban-Ban Caliban ». Quelques synthétiseurs soyeux font le lien avec Taliesin, ouvrant une rythmique entre funk et musique tribale centre-africaine. Le travail de basse de Babbington est aussi impressionnant qu’efficace. Le duo entre lui et Marshall prend d’ailleurs encore davantage de corps, faisant de la batterie et de la basse de vrais instruments de premier plan au même titre que les claviers et la guitare. Le mixage mais par ailleurs tout le monde sur un pied d’égalité, à juste titre. Karl Jenkins  entame sur ce titre un superbe solo de hautbois d’une grande poésie.  Etheridge lui emboîte le pas, dans un chorus fier et  hargneux.  Défile par la vitre les platanes et les maisons en tuiles canal, lorsque l’on prend la nationale le long de la Vallée du Rhône, un après-midi d’automne. Je trouve cette musique parfaite pour la route, ouvrant totalement l’esprit et offrant à la fois une sorte de force et un abandon total de l’âme. Il n’est aucune musique capable d’une telle force que celle de Soft Machine, au point qu’il m’arrive parfois de n’écouter que leurs disques en voiture.
                La pièce suivante est un cas capital pour l’ensemble de l’œuvre de Soft Machine. « Song Of Aeolus » est le morceau le plus poignant, le plus terrassant d’émotion jamais enregistré. C’est celui que l’on met lorsque l’on est dans la merde, et qu’après plusieurs heures de route sans but, on se retrouve face à la mer un soir gris. C’est le morceau sur lequel on serre les dents, le cœur empli de larmes. Il existe plusieurs versions en live, toutes magistrales. Celle de « Floating World » avec Allan Holdsworth, enregistré en janvier 1975, est pétrifiante de douleur. Cette version studio n’est pas moins brillante, mais se montre plus résolue, plus désabusée aussi. Sur un synthé et un piano vaporeux, Etheridge égraine son riff ponctué d’un solo poignant.

                Il ne reste alors qu’à regarder les feuilles jaunies des platanes tomber le long du canal, assis sur un banc. Le goût amer est dans ma bouche, mais une sorte de résolution assortie d’une envie folle de tout plaquer pour un monde meilleur brûle mon esprit embrumé de lassitude et de colère. Et c’est sur « Out Of Season » que notre esprit divague. Et Jenkins interprète un solo de piano final d’une beauté absolue.
                La dernière suite est une succession de morceaux courts laissant chaque musicien se mettre en avant. « Second Bundle » est une caresse de pianos liquides. « Kayoo » est une impressionnante démonstration de batterie par John Marshall imprégnée de sonorités asiatiques. « The Gamdem Tandem » est un fantastique solo de basse (six-cordes) de Roy Babbington, mais l’homme était déjà suffisamment brillant depuis le début du disque.

                Ils ouvrent la voie pour « One Over The Eight », heavy-funk où Jenkins fait des ravages au saxophone. La section rythmique aussi , mais cela n’est guère une surprise. Et c’est sur la coda acoustique « Etka » de Etheridge  qui fait par ailleurs pensé à « Don’t Start, Too Late » de Black Sabbath sur « Sabotage » que ce superbe album se clôt. Sans doute peut-on ressentir un sentiment de trop peu, tant la qualité des quatre premiers morceaux est magistrale.
                Il reste de cet album un goût amer. Celui de fantastiques pièces de musique, mais aussi celui de la fin d’une époque. Celui de la fin d’un rêve hippie qui termina dans la came et la violence et de l’arrivée d’un Punk intransigeant, mais aussi celui d’une forme d’écriture et de musique qui mourut avec les premiers clips sur MTV. C’est la coda d’une mort annoncée, alors que ce disque est un sommet.
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mercredi 12 septembre 2012

HIGH ON FIRE 2012

" Sixième album de ce groupe formidable, que pouvait-il bien m’offrir de réellement enthousiasmant ? Une pierre angulaire."
HIGH ON FIRE : « De Vermis Mysteriis » 2012

Je tape ma pipe contre ma chaussure afin de faire tomber les cendres. Une jeune femme passe à mes côtés d’un pas pressé. Du haut de ses talons, elle me dévisage d’un air dégoûté, les yeux cachés par une frange brune. Le mépris que j’y lis ne m’atteint plus. Depuis deux semaines, je suis à la fois épris d’une colère sourde, et d’une résignation qui confins à la plus vaste indifférence. J’ai franchi le mur du son. Carbonisé, exsangue, je surnage depuis quelques mois dans des tracas financiers et personnels certes bien anodins, mais pourrissant progressivement ma vie. Des factures qui se succèdent, mon vieux compagnon félin qui se meurt d’un sale crabe, des histoires de jeux dangereux dans l’école de ma fille, là, au milieu de nulle part, dans cette campagne si calme en apparence. Et puis la bêtise humaine, dans tout ce qu’elle a de plus vile. Comme ces dernières annonces de notre nouveau chef de l'Etat, (de gauche, hein, il faut bien le répéter, parce que ça se voit pas trop), festival de langue de bois et de compromission, porte ouverte, une fois de plus, au fascisme et à l'ultra-libéralisme le plus abscons. Paysage désespérant de fin du monde où sombre les plus beaux rêves d’égalité, de fraternité et de bonheur chèrement acquis durant cent ans par nos aînés. Au nom de la crise, au nom de cette finance qui nous fera crever le nez dans la poussière, il ne résonne désormais dans l’air que ces phrases emplies de populisme crasse.
Je ne ressens pourtant plus la douleur. Je suis debout, ma vieille pipe à la main. Je regarde devant moi les squelettes des grues de chantier qui semblent se pencher comme des sorcières vers le sol dévasté de cet univers urbain en permanente reconstruction. J’ai parfois l’impression, dans un éclair d’hallucinations entre deux rayons de soleil, que l’armature métallique semble se déformer sous la folie de ce monde pour rugir de colère. La bête immonde, celle des entrailles de la Terre. Lovecraft. Ils reviendront un jour faire justice, en espérant qu’il ne s’agit pas du fascisme. Car des entrailles des civilisations peuvent sortir le meilleur comme le pire.
C’est comme un réflexe que j’achète chaque album de High On Fire, consciencieusement, après le choc de l’album « Blessed Black Wings » de 2005, en espérant y trouver le même venin. Cette quête sembla insatisfaite. Mais je finis par me faire une raison. Un groupe qui sort un tel album ne peut être que profondément vider de sa substance à moins de faire partie des initiés de la musique, capable de se renouveler avec talent.

« De Vermis Mysteriis » arriva donc dans ma boîte aux lettres presque par automatisme, sans à priori particulier. Sixième album de ce groupe formidable, que pouvait-il bien m’offrir de réellement enthousiasmant ? Une pierre angulaire.
Cela est tellement effarant que la réécoute de « Death Is The Communion » et « Snakes For The Divine » me firent bien meilleure impression que leur première écoute. Sans doute est-ce ma disponibilité psychologique actuelle qui incite à telle pertinence auditive. Mais une chose est certaine, « De Vermis Mysteriis » est largement au-dessus de la mêlée, incroyablement riche, dépassant d’une tête ses deux prédécesseurs pourtant très bons. Il rejoint ainsi le cercle très fermé des grands disques de ma vie, avec à ses côtés « Blessed Black Wings » du même groupe.

High On Fire, pour le néophyte, a été fondé par le guitariste Matt Pike, sur les cendres du fuligineux et miraculeux trio Sleep. Des Kenzel tient la batterie, et plusieurs bassistes se succédèrent, jusqu’à ce Jeff Matz en ligne depuis 2007.
Matt Pike tient également le chant, d’une voix écorchée et furieuse, que certains rapprochent du growl, mais qui n’a en fait aucun rapport. Car Pike chante, mais d’une manière tellement possédée et sauvage que l’on peut la rapprocher du Trash-Metal dont il n’a que faire. Ses influences restent Motorhead, Black Sabbath, Led Zeppelin, et Celtic Frost.

De la colère, du désespoir et de la furie sortit la musique la plus empreinte d’émotion depuis vingt ans. Ne cherchez pas là du Metal US à la Metallica ou à la Slipknot. Ce trio a réellement quelque chose à dire, à exprimer.
Il s’agit là d’un concept-album, puisque l’histoire est en continuité sur tout l’album. L’histoire n’est pas sans rappeler le mélange de mysticisme et de lysergisme génial de « Dopesmoker », la quintessence du groupe Sleep.
Dés « Serums Of Liao », la folie du riff, la voix de Pike, la batterie de Kenzel, tout est en place. Furie ultime, cri de rage.
Mais ce que je ne savais pas, c'est que l'homme a mis un genou à terre. Le fauve de Sleep et de High On Fire, le génie underground du heavy-Stoner Matt Pike a dû se résoudre à entrer en cure de désintoxication début juin pour alcoolisme. Vu au concert de Sleep à la Villette Sonique, soit quelques jours avant son malaise de Barcelone, Pike, bien qu'admirable sur scène, était en fait bouffi par l'alcool. Un tourment qui le travaille depuis de nombreuses années.
On peut sans doute n'y voir que le symbole de plus d'une vie de débauche Rock'N'Roll, fort classique finalement, faite de filles et de party avec d'autre musiciens tous aussi débauchés. Mais le mal est en fait plus profond.
Pike est un garçon fragile qui se cache derrière la façade d'un homme solide et intransigeant, sorte de nouveau Lemmy Kilminster qui fascine le public Rock underground. Mais Matt a connu une enfance difficile, d'abord en tant que délinquant juvénile, voleur d'autoradios, alors que l'école ne l'intéresse absolument pas. Il finit en lycée militaire et en établissement pénitentiaire pour mineurs, avant que son père ne le jette à la rue en rentrant. Sa seule consolation restera sa guitare, dont il apprend à jouer à 8 ans, et qu'il ne cessera de gratter encore et encore, cherchant dans la musique à la fois un échappatoire moral et un moyen de vivre. Il avoue par ailleurs ne trouver de réconfort et de vrai plaisir que dans la pratique de l'instrument, ce qui explique que malgré un état de santé défaillant, l'homme est capable de se surpasser sur scène en s'immergeant dans sa musique. C'est d'ailleurs après la rencontre de Al Cisneros qu'il fonde Sleep et ne quittera plus jamais la route, ne refusant aucun gig afin de pouvoir manger.
De ces années de route et de galère débute une consommation d'acides et d'herbe, puis d'alcool qui s'avérera grandissante, passant du festif et distractif à la dépendance. Car Pike est un homme meurtri au plus profond. Bien que parfaitement conscient de ses propres erreurs de jeunesse, il regrettera de ne pas avoir pu apprendre davantage à l'école. Il compensera cette soif de connaissances en se plongeant dans la lecture et le cinéma. Il se fait sa culture parallèle, faites de livres de science-fiction (Lovecraft, K Dick, Bloch...) et de films policiers (il est un grand fan de Charles Branson), et monte son propre univers, celui-ci même qui constituera la base de ses textes.
On retrouve par ailleurs et ce monde parallèle, et ce besoin d'évasion spirituelle chez de très nombreux musiciens, que ce soit Josh Homme, Lemmy, Steve Harris, ou Tony Iommi. Tous se sont retrouvés en marge de la société, mais ont préféré y rester car cette situation leur offre un atout majeur : la liberté. Ils se développent alors en marge, et deviennent des rebelles, affrontant le système par leur mode de vie hors normes. Mais il est parfois dur d'être en permanence en marge, et les blessures du passé peuvent parfois se raviver, plus fortes, plus douloureuses.
Matt Pike a donc mis un genou à terre. Il est sorti de réhab depuis quelques semaines. Comble du malheur, il s'est fait voler sa guitare Gibson Les Paul Tobacco Sunburst, celle-là même qu'il utilisa sur toute la tournée de Sleep, et sur les concerts récents de High On Fire, abandonnant sa First Act 9-cordes pour un temps. Mais finalement ne fait suite qu'à des déboires dantant de 2010 : la compagne de Pike venait de le quitter pour un ami, avant que celle-ci ne meurt d'une overdose d'héroïne, dont la consommation avait été initiée par son nouveau boyfriend. « How Dark We Pray » sur « Snakes For The Divine » fait référence à ce triste épisode.

Alors c'est avec ce goût amer que je me replonge dans ce nouveau disque de High On Fire, sous cet éclairage nouveau des faits, l'album ayant été enregistré en début d'année. Il est immense.
Mais déjà et avant d'avoir pris connaissance de ces faits, il m'avait paru que l'état d'esprit de Pike sur ce disque était différent, plus mature. On sentait moins l'homme en colère que celui empli de désenchantement. Certains titres sont incroyablement poignants, profonds mélodiquement. Le symbole en est pour moi « King Of Days », incroyable procession hurlante de douleur, où les soli de basse et de guitare en sont le pinacle émotionnel. L'ensemble s'avère être un concept-album basé sur l'idée que le Christ aurait eu un frère jumeau, Liao, mort dans à la naissance et qui ce serait mué en un voyageur dans le temps maléfique, possédé, drogué. De cette histoire mêlant rejet de la religion, science-fiction et une certaine analyse pessimiste de la société, on sent que Matt Pike a le cœur gros.
Bien sûr, on y retrouve toujours les obus féroces de heavy-metal qui aussi l'apanage de High On Fire. Le disque débute ainsi avec trois de ces pièces métalliques, dont le superbe « Bloody Knuckles ». « Fertile Green », choisi par ailleurs en simple, me paraît trop speed et trop trash bien que très bon. Surtout, je trouve qu'il ne s'immisce pas assez à l'ensemble.
A partir de « Spiral Of An Architect » débute une fantastique succession de quatre morceaux forts différents mais incroyablement complémentaires. Le premier est étourdissant de folie, mélangeant la puissance de High On Fire, et la verve malade de Sleep. Le riff est d'une très grande qualité, typique de Matt Pike. Li'ntroduction de basse et de batterie démontre combien Jeff Matz et Des Kensel ne sont pas que des accompagnateurs, mais deux pièces maîtresses dans le trio. L'atmosphère de « Spiral Of An Architect » est lugubre, menaçante, mais le riff fait s'envoler le titre comme un appel à l'aide. Le solo, mélancolique et désabusé, tout en écho, clôt ce puissant morceau. Suit un superbe instrumental du nom de « Samsara », basé sur un riff de basse entêtant, sur lequel Pike chorusse à l'envie. Son solo, tout en mélodie et en profondeur, révèle combien l'homme n'est plus seulement un chien fou. Il distille de ses doigts un venin noir, celui d'un tourment intérieur.
« Spiritual Rites » est un nouvel obus de Heavy-Metal, mais sa mélodie et ses changements de tempo rappellent le meilleur de « Blessed Black Wings », et notamment le furieux « Cometh Dow Hessian », féroce parade électrique. Cette furia électro-acoustique aboutit sur le majestueux « King Of Days ».

Profondément Doom et Stoner, il est aussi incroyablement mélodique. Celle-ci est d'ailleurs une sorte d'appel à l'aide, sans doute le morceau le plus subtil et le plus poignant qu'ait jamais écrit High On Fire. On y décèle une vraie fêlure, un vrai tourment, et les paroles semblent être en fait le parfait reflet de celui de Pike.
C'est profondément touché que l'on attaque le titre éponyme. Lourd mid-tempo martial, il est un retour en territoire connu. Pas désagréable, il s'avère évidemment en retrait qualitativement parlant par rapport à ses prédécesseurs. Mais il permet de faire la transition avec le dantesque « Romulus And Remus ». Mid-tempo épais, doté d'un riff massif et guerrier, c'est une nouvelle réussite de heavy-metal plus classique. Le refrain est une explosion de colère tourbillonnante.

Il est accompagné de « Warhorn », morceau tout aussi guerrier, mais plus doom. Les couplets sont atmosphériques, chant-batterie. Le solo est superbe, plein de mélancolie avant que ne retentisse le final doté d'une cathédrale de riffs digne de... Sleep.
Ce sixième album de Hign On Fire est donc une vraie réussité, de par la qualité de ses chansons, mais surtout par le reflet pâle de la vie de son leader qui s'y dégage. Matt Pike a sans aucun doute une vie compliquée, celle d'un nomade de la route, entre deux hôtels, deux studios, deux concerts. Mais la musique de son groupe est prodigieusement inspirée, dotée de la personnalité forte de son guitariste. Un homme à part, à la vie tumultueuse, comme celles des bluesmen noirs ou des grands noms du Rock des années 70. de ceux qui décidèrent un jour de vivre de leur musique, coûte que coûte. Des rebelles, quoi.
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