jeudi 31 juillet 2014

HELDON

" Les bruits familiers sortent bientôt mon esprit de la douce torpeur d’une écoute intense mais prolifique."

HELDON : « IV » ou « Agneta Nilsson » 1975

Assis sur mon siège dans le train, je me rends à mon travail. Depuis quelques jours, il pleut des cordes sur l’Est de la France. L’humidité rend la température fraîche et l’atmosphère désagréable. Derrière la vitre défile les paysages et mon regard se perd.
Je me sens un peu assommé. Ces derniers temps sont pénibles à vivre. Moi comme ma compagne sommes accablés de soucis divers, que ce soient financiers, juridiques, professionnels, ou familiaux. De la plus petite broutille à l’emmerde majeure, tout s’enchaîne avec une régularité métronomique et à un rythme proche de la techno hardcore. Comme si le destin voulait par ces épreuves renforcer encore notre amour en nous obligeant à nous serrer toujours plus les coudes dans l’adversité. Nous sommes tous deux un peu groggy en permanence, et les petites lueurs de douceur sont autant d’émerveillements.
J’en suis à ce point que l’écoute même de mes disques préférés a fini par ne plus me faire aucun effet. Malgré l’écoute de Heavy-Metal, de Blues ou de Jazz-Rock, je n’arrivai plus à catalyser par la musique ce qui m’oppresse intérieurement. J’utilisai pourtant des remèdes de cheval, comme High On Fire ou The Obsessed, mais rien n’y fit. Il me sembla avoir franchi un cap. 
Il faut dire que les événements de cette année écoulée m’ont amené à repenser totalement ma vie et à tout remettre à plat. C’est une remise en cause profonde et complète de mon être qui s’est amorcée il y a un an, et qui se poursuit encore aujourd’hui. C’est donc un conflit intérieur intense qui se joue en moi, sorte d’auto-psychanalyse visant à me raccrocher à la vie et à ce qui en fait l’essentiel. Et surtout à rejeter mes mauvais aspects, ces comportements impulsifs et égoïstes conduisant progressivement à mon auto-destruction.
Dés lors, il est bien évident que face à un tel chantier personnel, la musique tant chérie semblait bien insuffisante. Il me fallait quelque chose de plus profond, de plus spatial, de plus introspectif, de plus cosmique.
Je ne sais plus par quel biais j’en suis arrivé là, mais la première étape fut une recherche approfondie sur le groupe Magma. Enigme parmi les énigmes de la musique Rock des années 70, le groupe de Christian Vander me resta longtemps hermétique. Et puis la découverte récente de deux de leurs albums, dont le live de 1975, fut un déclic total. J’y reviendrai prochainement. Et puis au sein de cette recherche, je cherchai les musiciens et les groupes liés. Parmi eux Jannick Top, et une collaboration avec un groupe du nom de Heldon. Pochettes bizarres, et une dénomination musicale : Progressive Electronic. Je me mis à la recherche d’un premier disque, et ce fut celui-ci. 
Formation initiée par le multi-instrumentiste Richard Pinhas, le groupe se forma en 1972 avec l’aide de musiciens souvent issu de la sphère Magma. Nous sommes à une époque où la musique Pop en France est en train de muter. Le psychédélisme initié par les anglo-saxons à la fin des années 60 a défriché des champs nouveaux. Mais la France, chère à son habitude, a décidé de résister et de définir son identité propre. Quelques pionniers hallucinés mais novateurs décident d’intégrer du Jazz, de la musique contemporaine et de la littérature à cette Pop culture trop marquée par les anglais et les américains. Le premier est indiscutablement Christian Vander, qui avec Magma, a littéralement ouvert une brèche pour une musique indépendante et novatrice. D’autres iconoclastes suivront, comme Gong, mais ne seront pas si ambitieux. Un univers gravitant autour de Magma et ses musiciens se forment, que l’on appellera le mouvement Zeuhl : Zao, Potemkine, Speed Limit et toute la vague dite Avant-Prog initié par les anglais de Henry Cow. Parallèlement, la scène allemande dite Krautrock ouvre à sa manière d’autres univers musicaux entre électronique et Rock psychédélique dont certaines connexions se font avec la France.  
Heldon fut l’un des pionniers de la musique électronique mondiale, à l’instar d’un Klaus Schultze ou de Tangerine Dream. Mais l’homme y a intégré de la guitare, à la manière d’un Robert Fripp. Il semble d’ailleurs que l’influence des deux albums du duo Fripp-Eno n’est pas anodine, car on trouve des échos forts, notamment dans ce Rock électronique alliant les ambiances synthétiques à la puissance de la guitare électrique dans l’utilisation de la saturation. Cela tombe par ailleurs plutôt bien, car j’apprécie beaucoup le travail de ces derniers, en particulier le magnifique « Evening Star » en 1975. Néanmoins, les ambiances sont plus variées chez Heldon, et l’on peut passer de l’extase la plus magnifique à la mélancolie la plus totale. Et l’influence ne sera pas négligeable sur la musique dite progressive à venir. Ainsi, certains beats et arrangements influenceront les travaux de Karl Jenkins au sein de Soft Machine dés 1977, ou Ronnie Montrose sur son album « Open Fire » en 1978.
Il s’agit en tout cas d’une musique sans fard pénétrant profondément dans les veines. Il ne s’agit pas là d’émotion stéréotypée. Le Rock au sens général du terme véhicule beaucoup de clichés, de la colère à la joie la plus béate. Filles faciles, ruptures amoureuses aboutissant à l’homme délaissé ou trompée noyant son chagrin dans le whiskey, colère furieuse sur fond de jeux de rôle ou de romans de science-fiction, frustration adolescente, sexe, amour prétendument éternel qui se scelle par une ballade sur la plage.... on retrouve beaucoup de poncifs également partagés par le cinéma.
Il me fallait sortir du stéréotype. Comment y rester, alors que je suis en totale remise en cause ? Il me fallait absolument sortir des ornières dans lesquelles j’étais, et notamment celles de mes réactions. Comme un chien mal dressé qui baisse les oreilles et grogne à force de prendre des coups, je me rends compte que je suis toujours sur la défensive, au risque d’en devenir agressif sans raison réelle. Au point d’en perdre de vue l’essentiel et de me choquer moi-même du peu de discernement que je peux avoir.
Il me fallait donc faire table rase et retrouver une certaine forme de sérénité. Cet album m’y aide fortement. Le lien premier qui m’y unit est sans doute cette pochette qui n’est pas sans rappeler ma fille et ses premiers mois d’existence. L’impact visuel personnel franchi, les nappes de synthétiseurs cristallins, semblent comme évoluer à la manière d’une houle liquide qui peu à peu s’intensifie avec la pulsation du beat électronique et l’arrivée des chorus saturés de la guitare de Pinhas.
Il n’est plus question de clichés. Le cerveau se fait lui-même sa propre vision. La musique ne dicte rien, elle est un vecteur à la dérive des images au gré des notes. Comme un hallucinogène puissant avec lequel on reste étonnamment conscient, c’est la catharsis de l’âme.
De « Perspective I », également sous-titré « (ou comment procède le nihilisme actif) » et ses ondulations électroniques au firmament de la solitude, on aboutit au rythme entêtant de « Perspective III (Baader-Meinhof Blues) » et sa guitare hurlante comme la fureur de la bande d’anarchistes allemands.
« Intermède : Bassong » voit Jannick Top faire des miracles avec sa basse, comme il sut si bien le faire avec Magma. Incroyable qu’un tel musicien, qui dut faire des piges alimentaires pour une bonne partie de la variété française, de Michel Berger à Bernard Lavilliers en passant par France Gall, soit aussi peu connu. 
« Perspective IV » s’ouvre sur un scintillement de notes électroniques bientôt rejoint par l’électricité folle des cordes de Pinhas. Et puis bientôt basse et guitare dérivent sur des rivages délicats et illuminés, ondulant délicatement au gré du clapotis de l’eau sur la jetée. Le soleil se couche sur l’horizon, et un nouveau jour se lèvera, c’est certain. Le chorus tout en bends et sustain chante comme un oiseau partant au loin, que l’on suit des yeux, à la fois amusé et envieux de sa liberté. Et puis le beat se met à nouveau à battre comme un compte à rebours, et la guitare se fait à nouveau stridente et lugubre comme une chambre d’hôpital. Enfer industriel, brutalité de fer, violence de la société que l’on s’inflige à soi et aux autres comme un geste désespéré de survie individualiste. Les silhouettes des grues se dressent au loin dans les brumes du matin comme des squelettes métalliques.
Apaisé et en même temps épuisé par un tel voyage intérieur, on entend encore le synthétiseur et la guitare chanter dans le silence qui suit la fin du disque. Les bruits familiers sortent bientôt mon esprit de la douce torpeur d’une écoute intense mais prolifique. 
Les autres albums d’Heldon sont tout à fait merveilleux, et méritent une attention particulière, comme « Stand By » de 1979 et son titre éponyme préfigurant rien de moins que le Stoner-Metal de ces dernières années. Il reste que cet album est cette porte ouverte sur un monde nouveau, une page de ma vie, un compagnon de route. J’ai quelque part trouvé des ébauches de réponses à tout ce qui m’angoisse et me ronge. Il est en tout cas comme cet ami fidèle qui vous épaule dans les moments difficiles, et ils sont rares les amis dans ces instants-là.

 
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