mercredi 1 octobre 2014

MAGMA 1975

" Et ce matin-là, je ne sais pourquoi, je me plongeai dans des recherches approfondies sur le groupe Magma. "
MAGMA : « Live/Hhaï » 1975

C’était un de ces matins blêmes de ce pluvieux été 2014. Assis dans le train qui m’emmenait au travail, je me sentais exsangue. Bien qu’ayant démarré une nouvelle vie sentimentale pleine d’amour, je devais encore affronter les vieux démons de mon passé. Rampant dans l’ombre, ils surgissaient sous forme de petits tracas financiers et matériels, certes pas dramatiques si l’on compare ma situation à celle d’un SDF, mais suffisamment nombreux, répétés et réguliers pour m’user sérieusement les nerfs. 
La musique fut toujours mon vieux frère, mais là, je ne le sentais pas de très bonne compagnie. Les disques tant chéris, tant écoutés véhiculaient beaucoup trop d’images douloureuses. Même ce bon vieux Heavy-Metal ne m’apportait plus le défoulement souhaité, tant ces décharges d’adrénaline furent celles de ma haine intime.
Je ne me sentais bien que lorsque je laissais mon esprit s’échapper librement au temps présent. Il me fallait laisser reposer mon cerveau torturé en des horizons nouveaux. Je ne voulais plus ressasser encore et encore, je voulais m’évader, me sentir en paix ne serait-ce que quelques instants. Je parcourus ma modeste discothèque à la recherche d’un disque oublié prompt à répondre à ce besoin de sérénité, en vain.
Et ce matin-là, je ne sais pourquoi, je me plongeai dans des recherches approfondies sur le groupe Magma. Déjà évoqué ici, j’en pensais le plus grand bien. Néanmoins, beaucoup de choses me restaient inconnues. J’aimais beaucoup ce jazz-rock farouche, cette imagerie violente et froide, et ce langage étrange, le Kobaïen, me fascinait. Mais je n’arrivais pas à ressentir la moindre passion, alors que ce groupe ne déclenchait que haine ou fanatisme.
 
Je parcourus de nombreux ouvrages et articles sur Magma et son batteur-leader : Christian Vander, dont l’ouvrage signé de Antoine de Caunes lui-même, en 1978. Je ressentis peu à peu la transe de cet homme et de son œuvre, jusqu’à ce que je me sente prêt à plonger dans l’écoute d’un nouvel album. Je décidai en l’occurrence de me consacrer à cet enregistrement en public à la Taverne de l’Olympia en 1975. Le disque semble être le pinacle artistique de l’orchestre, et offre l’expérience du concert, véritable science pour Magma.
 
Je fus d’entrée subjugué par la beauté de la musique. Elle n’avait pour ainsi dire plus grand-chose à voir avec celle du premier album, paru à peine cinq ans plus tôt. Certes, le kobaïen était toujours là, comme la voix de Klaus Blasquiz, mais les morceaux s’étendaient désormais sur plus de dix minutes. Les cuivres avaient disparu pour laisser place à deux claviers, ceux de Jean-Pol Asseline et Benoît Widemann, et à un violon, celui de Didier Lockwood. Les vocaux étaient enrichis des choeurs de Stella Vander. La basse de Bernard Paganotti était d’une puissance surnaturelle, et ils avaient trouvé leur Robert Fripp en la personne de Gabriel Federow. 
Moi qui restai dans un abîme d’incompréhension pendant si longtemps devant Magma, je découvris toute la force de cette musique. Le Kobaïen n’était plus un baragouin ridicule, mais l’alliage des sonorités celtes, germaniques et slaves. Sans doute sont-ce les couleurs du violon de Lockwood inspirées du jazz manouche de Stéphane Grapelli qui me donna la clé de ce langage. 
On retrouve quelques similitudes entre Magma et King Crimson dans ce besoin de fusionner Jazz, Rock, et musique contemporaine. Robert Fripp aboutira avec la dernière incarnation de son groupe en 1973-1974, sensiblement à la même époque que Magma. Mais si la musique de King Crimson est belle, elle n’atteint pas cette dimension d’universalité, de beauté et de fluidité. Les hommes de Kobaïa s’extrairont totalement des contraintes du cadre Rock et de ce besoin de démonstration technique pour offrir une musique totalement cohérente, au service de la composition. On ne trouve pas ici les plans de musique classique, les ruptures abruptes de rythme, et les démonstrations égocentriques qui ampoulent tant le Progressif de Yes ou autres ELP. Magma a crée une musique unique sur la base de ses influences, et n’en fait aucunement étalage. Sans doute le fait que le groupe soit français a permis celui-ci de se couper totalement du schéma Rock des groupes anglo-saxons. 
Plus encore, je trouvai de la majesté dans les compositions de Vander, notamment dans le monolithe granitique qu’est le terrifiant « Köhntark ». Divisé en deux parties d’une quinzaine de minutes chacune, il emporte l’auditeur dans un long voyage entre angoisse et rédemption. Comme confronté à ses propres peurs, on se retrouve peu à peu face à un titan qui vous tend la main pour vous emmener vers des un monde nouveau, à la fois spirituel et mystique..   
Vander expliquera qu’il était nécessaire d’agresser le spectateur en concert afin de le mettre dans les meilleures dispositions possibles pour s’ouvrir au cœur de la musique de Magma. « Emëhntëhtt-Ré » termine cette initiation brutale avant que effectivement, le plus beau s’annonce.
Et cela commence par le lumineux et grandiose « Hhaï ». Chanté par Christian Vander, il est une procession vers la majesté. On se sent littéralement transporté par la voix du batteur, tantôt douce, tantôt grandiloquente, toujours incroyablement charismatique et juste. Lorsque l’homme reprend ses baguettes, c’est pour laisser chanter le Fender Rhodes. Luisant comme l’acier au soleil, le son brille de milles feux, bientôt rejoint par le violon et la guitare, tous deux en choeur. Emouvant, prenant, « Hhaï » est tout ce que je cherchais, la réponse à mon envie d’ailleurs. On sent à la fois la peur, la résignation et le réconfort d’avoir franchi enfin un palier vers la félicité.
« Kobah » est en fait le morceau d’ouverture « Kobaïa » sur le premier album, mais totalement réorchestré. On sent en filigrane les influences soul et funk de Vander, qui se passionne pour Otis Redding et James Brown, lui l’inconditionnel de John Coltrane. Magma est par ailleurs devenu un tel plaisir d’écoute et de lecture que je me suis également plongé dans l’oeuvre du Trane, me procurant petit à petit tous ses albums. Leurs musiques me semblent d’ailleurs intimement liées, autant par les influences sur Vander que par la découverte simultanée de leurs travaux respectifs. Cela est particulièrement frappant, je ne sais par ailleurs pas vraiment l’expliquer, à l’écoute des premiers albums de Magma, et notamment une autre découverte de ma part, un disque intitulé « The Unnamables » de Univeria Zekt en 1972. ce disque caché de Magma sensé être plus commercial par son chant en anglais, est parcouru de ces cuivres à l’unisson dont la tonalité unique me rappelle toujours la subtilité du jeu de John Coltrane. Magnifiques « Africa Anteria » et « Ourania »....

Pour revenir à la musique de ce live, tout est naturel, tout coule de source. Il n’y a aucune rupture entre chaque transition, entre chaque changement de tempo ou d’ambiance. La musique de Magma est d’une fluidité totale. Moi qui n’eus d’image de Magma que celle d’un orchestre d’intellos neurasthéniques braillant une musique martiale soutenue par un batteur tapant comme un sourd les yeux révulsés, je venais de comprendre justement toute l’incompréhension qui régnait à propos de ce groupe.  
Je réalisai aussi que leur puissance de feu était au moins équivalente si ce n’est supérieure à bien des groupes de Heavy-Metal. La profondeur du propos était en tout cas unique. Kobaïa était selon Vander « la planète Terre sans les cons ». Quand on connait sa vie difficile, enfant totalement abandonné à lui-même, on comprend son besoin irrationnel d’expression et de musique. « Kobah » se clôt de manière lancinante sur un thème de guitare répété jusqu’à l’entêtement, totalement obsédant, arrachant le cœur de par sa mélancolie infinie. 
Si « Lïhns » est le petit point faible de cet enregistrement, il ouvre sur un autre grand œuvre : « Da Zeuhl Wortz Mëkänik » et « Mëkänik Zaïn ». Ce sont deux immenses improvisations autour des thèmes principaux de la grand création musicale de Magma : « Mëkänik Destrüctiv Kommandoh ». Paru sur l’album du même nom en 1973, c’est une première rupture avec le premier Magma. l’apport du bassiste Jannick Top ne fut pas étrangère à cette mutation vers des horizons plus progressifs, ouvrant du coup la route de l’Europe au groupe. Ce live est l’achèvement de cette mutation musicale. On sent la totale maîtrise musicale, le feeling inouï entre les musiciens, la rigueur instrumentale.   
« Mëkänik Zaïn » est un songe éveillé, beau et mélancolique, les soli du violon de Lockwood virevoltant sur les roulements de batterie de Vander et le thème vrombissant de la basse de Paganotti. Le Fender Rhodes joue à l’obsession. Et puis le thème du Kommandoh apparaît en final, démentiel, hallucinatoire. On aperçoit Vander frappant ses fûts et ses cymbales comme un furieux, avant de sonner le coup final qui clôt cet album magique. 
Je ne peux plus quitter ce disque depuis. La lumière a jailli dans mes yeux embués. Je l’écoute sans relâche, avec un plaisir intact et toujours renouvelé. Mon esprit divague à l’envie, bercé par la route, les feuillages roux de l’automne, et le doux soleil de septembre. Je me sens vivre à nouveau, mes sens pleinement en exergue. Mes angoisses s’apaisent doucement, j’aperçois enfin une autre dimension. A moins que ce soit la vie qui m’anime à nouveau lorsqu’enfin je ne vois plus le négatif qui se trouve derrière moi, mais tout le positif de ma vie nouvelle. 
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