samedi 28 février 2015

TOM SCOTT 1977

"La Chevrolet reprend le boulevard le long de la jetée."

TOM SCOTT : « Blow It Out » 1977

Il existe sans doute quelque part un îlot de sérénité où le soleil brille. Un léger vent du large souffle dans les palmiers. L'air marin se mêle au sable chaud de la plage de cette fin d'après-midi.
Je gare ma Chevrolet Camaro le long du trottoir, sur l'avenue qui longe le bord de mer. Je descend et marche quelques pas en direction de la plage. De jolies jeunes femmes reviennent, souriantes, d'une après-midi de farniente. Négligemment, mon œil ne peut se retenir de traîner sur un arrière-train furtif. J'allume une cigarette et m'assied sur le muret bordant le sable, les yeux perdus dans l'horizon bleu de l'océan. Je suis du regard un voilier au loin. L'agitation insouciante du parc d'enfants plus loin derrière moi ne trouble pas mes pensées. Je reviens de loin.
Sacré merdier. On se demande comment on peut supporter autant d'emmerdements et de connards en un laps de temps aussi court. On se demande aussi comment on peut subir autant d'acharnement stérile, à part mû par une méchanceté proche de l'inhumanité. Tout n'est pas réglé, et une petite virée en bagnole au bord du Pacifique n'aura pas été inutile. Se ressourcer avant de retourner dans le grand chaudron de la médiocrité. Je me lève et je marche dans le sable, jetant de temps à autre une pierre dans l'écume. Je souris en baissant les yeux puis je retourne à la voiture.
La Chevrolet reprend le boulevard le long de la jetée. J'accélère pour faire gronder le V8. et « You've Got The Feel'n » de Tom Scott résonne dans la voiture. Des cuivres, une basse souple, une batterie mate et bien en place, et ce tempo funk. La bande-son d'une époque. Le garçon se fera un nom en écrivant plusieurs génériques de séries télévisées à succès, comme « Cannon », « Les Rues de San Francisco », « Baretta » et « Starsky And Hutch » dont le thème, « Gotcha », figure sur cet album, « Blow It Out ».
Il enregistrera plusieurs excellents albums de jazz-funk, y compris avec des pointures comme Billy Cobham. Il fit aussi partie des Blues Brothers, mais quitta le groupe peu de temps avant le film. Finalement tout le monde s'en fout un peu car sa musique n'est ni ultra-technique, ni expérimentale. Juste du bon funk bien efficace et bien en place pour accompagner vos virées en bagnole en tapant de la main sur le montant de la portière.
Je longe la jetée. Le soleil rasant me gêne et je mets mes Ray-Ban Police. Les palmiers défilent à travers les vitres. Je décide d'arrêter la Camaro dans une petite ruelle aux murs blancs, à proximité des terrasses du port. Je m'assied face à la mer et commande un double whisky au à la serveuse. J'allume une cigarette, et savoure le vieux malt. Le soleil se couche au loin dans une lumière rougeoyante au milieu de quelques nuages aux reflets bleu acier. « Shadows » souffle son jazz smooth léger et frais. La clarinette délicate chante sur un fond de cordes, de piano électrique en nappes liquides et de percussions en percolation. Ce bon vieux Steve Gadd, toujours dans les bons coups. Un solo de guitare acoustique en picking de Hugh McCracken vient discuter avec la clarinette de Tom.
Du jazz smooth, il y en a aussi du pourri sur cet album, comme sur « Down To Your Soul », qui voit en plus Tom poussé la chansonnette de manière pas du tout intéressante, pour rester poli. Mais on se dit que sur un malentendu, dans un club disco, ça peut toujours marcher. Regardez George Benson et son « Give Me The Night ».
Je finis mon verre et reprends la voiture. Je décide de pousser jusque dans Downtown. La nuit est tombée, et les palmiers sous le soleil ont été remplacés par les lampadaires le long des avenues. Les enseignes des restaurants et des drugstores brillent dans le nuit. Le V8 ronfle sur le bitume, je ne m'attarde dans le uppertown mal famé où les dealers blacks échangent quelques sachets contre du liquide dans des enveloppes de papier kraft. Ils n'aiment pas trop voir des blancs qu'ils ne connaissent pas traîner dans le quartier. Y compris les flics.
J'atteins le « Summer Town », un bar à billards que j'affectionne. L'ambiance y est des plus classiques, gros comptoir en bois, tabourets de bar, néons et miroir derrière le présentoir à bouteilles, et de grandes tables de snooker éclairés de lampes trapézoïdales créant une ambiance feutrée. Ce sera encore un double whisky, ma boisson de prédilection ces soirs de loose où j'ai besoin de lâcher prise avec la réalité. Je n'ai pas envie de grand chose dans ces moments-là, juste moi et mon verre de liquide doré, égarant mes pensées sur la dureté de la vie, sur toutes ces merdes. On est bien peu de choses quand même. On ne part pas non plus avec les mêmes chances dans la vie. On a pas dire qu'il suffit de se battre pour y arriver, c'est quand même bien des conneries toutes faites tout ça. On devient quelqu'un en morflant. Après, on est pas forcément obligé d'en prendre plus que nécessaire, ça devient du vice au bout d'un moment, de l'acharnement. Mais la bêtise répond souvent par l'acharnement, rarement avec la mesure.
On cherche toujours à fuir, à trouver ces petites fenêtres d'exaltation pure, où l'on échappe ne serait-ce qu'une heure au moindre remord, au moindre doute, où l'on se dit que, enfin, on vit. On peut rêver de fortune, de grand bateau blanc sur l'Océan, mais il y a toujours un doute. Finalement, un type riche dans une belle villa sur la côte à Miami a tout pour être heureux, mais le soir quand il rentre, ne se dit-il pas qu'il est seul, sans femme ni enfants à aimer et que sa vie de pacha aura finalement bien peu de sens au bout d'un moment ? On a tous eu envie de partir, de recommencer, de trouver mieux, parce que le quotidien est trop pesant, et que sous nos yeux, dans notre télé, des gens vivent sous le soleil, loin de toutes ces emmerdes du quotidien.
Mais chacun a ses emmerdes, et au bout du compte, on y coupe pas. Même au bout du monde, dans une belle villa en Thaïlande, on a des emmerdes, et même d'autres que l'on aurait pas eu ailleurs. On ne vit que pour quelques instants de sérénité, de paix intérieure, noyés dans un océan de petites embrouilles, de conneries à régler, qui vous gâchent le quotidien, mais qui dans l'absolu, non strictement aucune importance. Mais le seul fait de ne pas s'y atteler vous conduit irrémédiablement un peu plus dans la merde, alors, quitte à choisir....
Ce soir, je suis avec mon malt, mes cigarettes, ma Camaro et un bon vieux disque de Tom Scott. Je sais que l'on m'attend, et mon escapade prendra fin. Il faudra ranger la Camaro au garage, le disque de Tom Scott dans les vieux disques inavouables, et boire de l'eau dans les prochains jours.
Pour le moment, je suis assis là, à ne rien attendre de précis, et j'aime cela. Personne n'attend rien de moi, je n'ai rien de particulier ni de contraignant à faire ce soir. Je ne pense qu'à moi, et à ce que j'ai envie de faire ou non. D'ailleurs je vais boire un autre verre, histoire de philosopher encore un peu sur la vie, sur mon passé, prendre un peu de recul.
J'ai tout recommencer, et cela a un prix. On croit que tout se corrige avec le temps, ou plutôt qu'on a le temps de faire des erreurs de les corriger éventuellement plus tard. Et puis vient le moment fatidique où l'on se rend compte que l'on s'est complètement planté, et que l'on a plus de temps à perdre. Que la vie doit être un temps soit peu comme on l'a imaginé, et pas comme on vous l'impose, lentement, insidieusement, sous une forme de fatalité déguisée. Alors il faut reprendre le contrôle que l'on vous a pris, et cela aussi a un prix. Elevé, très élevé. Du sang, de la sueur, des larmes, des doutes et pas beaucoup de sommeil. On apprend beaucoup sur soi, sur ce que l'on veut et sur ce que l'on ne veut surtout pas. On finit tous par faire des erreurs dans la vie. Soit on vit avec toute sa existence en se persuadant qu'il n'y a pas d'alternative, soit on fait le bilan, et on arrête les frais avant de mourir à petit feu. Et on repart un peu plus fort, vers une vie plus belle, qui vous offre enfin ces quelques étincelles de répit magique.
J'avale d'un trait la dernière gorgée de mon whisky, et je reprends le volant de ma Camaro. Il est temps de mettre « Gotcha » dans l'autoradio, le fameux thème de « Starsky et Hutch », son groove lourd et menaçant. J'accélère et fait ronfler le big block. Les pneus arrières crissent, et je remonte l'avenue la main gauche sur le dessus du volant, les yeux fixés sur la bande blanche. Après cette soirée, je vais rentrer chez moi, et laisser mon attirail de vieux loup solitaire dans un coin un garage. Redevenir un gars bien, assumant ses responsabilités. Mais n'oubliant pas de rêver à un peu de temps en temps en écoutant un bon vieux disque de funk des années 70 comme ceux de Tom Scott.
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