mercredi 22 avril 2015

ELDER ROADBURN

 "Aussi, replonger dans cette musique dans de telles conditions relève presque du suicide."
ELDER : « Live At Roadburn 2013 » 2013

Le grand malheur du Stoner-Rock est, en conséquence de sa modeste diffusion, l'absence où le faible nombre de disques enregistrés en concert. Ce genre Rock, pourtant tellement brillant sur scène, doit se contenter d'une diffusion artisanale d'albums studios.
La raison, disais-je, est sa portée extrêmement modeste, de ce fait, la faiblesse du nombre de concerts possibles, et la taille de ceux-ci. Souvent dans de petites salles ou clubs spécialisées, ils ne peuvent être le matériau adéquat à une bonne captation scénique. Les moyens techniques nécessaires limitent encore plus les opportunités, la captation sur scène étant un exercice périlleux et coûteux du fait de l'obligation, pour un résultat optimal, d'enregistrer plusieurs sets afin d'obtenir un album live de qualité.
Il y a pour cela plusieurs possibilités : soit une série de concerts dans la même salle, à l'acoustique réputée et au public réactif ou conquis d'avance, ou alors la prise de son itinérante sur plusieurs dates d'une tournée. Seuls les grands artistes assis en matière de notoriété peuvent se permettre ce genre d'enregistrement. Pour le Stoner, seuls quelques groupes rôdés au public suffisamment nombreux et aux tournées suffisamment conséquentes peuvent se le permettre. Où alors une opportunité rare se présente, que le groupe concerné se doit de profiter. C'est souvent le cas dans quelques festivals du genre reconnus, qui bénéficient de moyens de diffusion et d'enregistrement significatifs. Samsara Blues Experiment eut cette chance grâce à l'émission allemande de concert retransmis à la télévision : Rockpalast. Le concert au Crossroads Festival de Berlin fut enregistré et diffusé sur disque par le groupe. Le résultat est exceptionnel, et il faudra que je vous en reparle.
Un autre, voir l'autre et unique canal de diffusion est le festival majeur du genre Stoner-Doom-Psyché : le Roadburn Festival à Tilburg aux Pays-Bas. Plusieurs groupes eurent cette chance, les vidéos des prestations étant retransmises toutes ou parties sur le net. Stone Axe publia un live au Roadburn il y a quelques années de cela.
Le souci de ce genre de captation est son caractère exceptionnel et unique. Et qu'en gros, le groupe n'a pas intérêt à se louper ce soir-là. Il s'agit d'une pression supplémentaire, car jouer au Roadburn est déjà un honneur, et l'assurance de se faire connaître et reconnaître dans le monde du Stoner de manière optimale, et donc de sortir de l'anonymat qu'une diffusion aussi passionnée que minimaliste ne peut qu'offrir.
Elder est un prodigieux trio de New York, qui publia notamment un second disque en 2011, « Dead Roots Stirring », totalement insurpassable dans le domaine du Heavy-Rock stoner et épique. Invités à se produire au Roadburn Festival en 2013, il leur fut proposé d'enregistrer ce rare concert hors de leurs frontières américaines.
La pression est immense, car leur album se tailla une réputation plus que flatteuse auprès des amateurs, et il fallait qu'Elder prouve si il était capable de retranscrire la musique intense et passionnée qui est la leur à trois sur une scène. Nicholas DiSalvo à la guitare et au chant, Jack Donovan à la basse, et Matthew Couto à la batterie ont donc une pression immense sur les épaules. Ce qui va être saisi dans la chaleur de la salle ce soir-là est une bien une immense démonstration des capacités de Elder à jouer sur scène et à y développer sa musique.
J'ai longtemps hésité à acquérir ce disque. Les quelques extraits sur le net ne laissaient transparaître qu'un set un peu brouillon, et où la voix de DiSalvo manquait cruellement de coffre. Mais je me trompais totalement. Encore bouleversé par la beauté de leur second album, et la formidable tenue de leur premier, ce live ne pouvait être que parfait, encore plus incroyable que tout ce qu'ils avaient pu publier jusque-là. Et c'est en fait parfaitement vrai. J'avais juste omis deux ou trois points à prendre en considération.
En premier lieu, on ne plonge dans leur musique aussi facilement que l'on pourrait le croire, même si le répertoire est sur le papier familier pour l'essentiel. Le concert est une réinterprétation constante des morceaux enregistrés en studio, et même si les variations ne sont pas d'une grande importance, elles nécessitent de la concentration et de l'ouverture d'esprit.
En second lieu, il s'agit d'un enregistrement en concert sans aucun overdub. Cela signifie donc que la musique livrée ici est telle qu'elle a été jouée et entendue ce soir-là, sans la moindre modification postérieure studio, comme cela se fera couramment, notamment sur de désormais mythiques enregistrements en public comme le « Live And Dangerous » de Thin Lizzy ou « Unleashed In The East » de Judas Priest. Il n'est donc pas à prendre comme le disque live parfait du trio new-yorkais, mais bien le témoignage sonore d'un concert d'importance dans leur carrière. Il est donc à appréhender tel quel.
Enfin, le dernier paramètre est plus personnel. « Dead Roots Stirring » fut le compagnon des pires heures de ma vie. Il est magnifique, sublime, et je l'écoute toujours avec délectation. Mais immanquablement, il remue une fange morale douloureuse.
Et me voilà à trébucher de nouveau à cause de ce lourd passé, moralement épuisé par tant de rebondissements sordides afférents. Aussi, replonger dans cette musique dans de telles conditions relève presque du suicide. Mais finalement, me voilà à redécouvrir la musique de Elder sous un jour nouveau.
Car cet album en concert est prodigieux, totalement saisissant par sa densité musicale. Que le chant soit par moments un peu noyé dans le mixage est totalement contrebalancé par la force de l'interprétation. Et que nous puissions profiter de l'enregistrement de concert est déjà une chance immense. C'est que Walter Jurgen, l'organisateur du Roadburn savait combien Elder est une bête de scène qui ne demande qu'une salle et des conditions techniques adéquates pour donner le maximum de son potentiel.
Le set débute par deux morceaux du dernier album en date : « Gemini » et « Dead Roots Stirring ». Ces deux interprétations restent fidèles à leurs versions originales, mais avec un grain d'agressivité et une corrosivité supplémentaire. Ce qui est admirable, c'est que malgré la complexité des morceaux, Elder arrivent à les retranscrire sur scène sans ajout de bandes sonores, où de
musiciens additionnels sur scène afin de jouer les parties rythmiques ou les chorus en tierce. Le trio joue sa propre musique, aux structures et aux harmonies riches. Ces deux pièces de musique étaient déjà denses, Elder ne fait que les étirer quelques peu par un ou deux soli supplémentaires.
Et puis intervient « Spires Burn ». Ce titre fut publié sur un EP uniquement disponible en vinyl en 2013. Le trio déclenche une véritable tempête sonique sur scène. Le son de la guitare se fait mordant. DiSalvo semble jongler avec une vague d'électricité, une matière mouvante sous ses propres doigts, qu'il sculpte. Tout démarre dans un larsen surmontant un riff de basse grondant. Puis la guitare fait tomber la foudre à travers les rampes d'amplis Marshall. Le son est organique, les dissonances et la distorsion prennent aux tripes. C'est un texte sur une bataille mythologique. Les flèches brûlent. La six-corde hulule sous les coups de wah-wah avant de grogner comme une bête démoniaque, rampante, menaçante, vers sa proie prise au piège. La dimension épique de cette furieuse odyssée transporte l'auditeur hors de son propre organisme. Cette pièce de musique est tout simplement magique, elle atteint les sommets auxquels peu accèdent. Il me vient à l'esprit « The Rover » ou « In My Time Of Dying » de Led Zeppelin, mais avec une furie démultipliée, comme si Jimmy Page avait fréquenté d'un peu trop près Robin Trower et Tony Iommi.
Derrière ce somptueux obélisque de Heavy-Rock suient « The End ». En introduction, Nick DiSalvo explique combien ce concert au Roadburn est important pour le groupe, et qui les sort du merdier du job alimentaire quelques heures durant. Cette heure de scène permet aux trois modestes gaillards de s'exprimer totalement artistiquement parlant, loin de l'étroitesse du quotidien. « The End » s'amplit de la furie encore chaude de « Spires Burn ». « The End » bénéficie d'un traitement de choc qui va être aussi celui de tous les morceaux suivants. Le solo est ici splendide. Elder joue avec une intensité surnaturelle. DiSalvo n'a de cesse d'écraser sa wah-wah pour déformer encore et encore la matière électrique, poussée par une basse et une batterie faisant totalement corps avec leur leader. Couto a une utilisation des cymbales assez proche de celle de Keith Moon, et une frappe entre Jerry Shirley d'Humble Pie et John Bonham de Led Zeppelin. La cohésion musicale dans un trio doit être totale. Si le guitariste dirige souvent les opérations, il est indispensable que la section rythmique soit créative pour lui permettre de développer ses idées. Ce qu'on appelle l'émulation. Donovan et Couto sont de ceux-là.
La preuve en est encore faite sur le magnifique « Knot ». C'est pour moi le sommet de l'album « Dead Roots Stirring ». Cri de douleur désenchanté, il résonne de rage brûlante. Elder met un soin maniaque à le rendre encore plus intense, plus oppressant. Chaque couplet, chaque séquence appuie un peu plus sur la plaie béante de nos âmes. La voix de DiSalvo se perd dans le mur du son, comme un appel à l'aide au milieu des éléments déchaînés. Cette alternance entre riffs massifs et arpèges grésillants de feu intérieur sonne comme le tocsin de l'enfer. Le groupe fait monter l'intensité jusqu'à l'explosion des deux chorus finaux, magistraux, concis, où chaque note est pesée.
Le set se termine par un extrait du premier album, paru il y a bien longtemps, en 2007. Alors très inspiré par Sleep, Elder développait un Heavy-Rock très doom, y compris dans le chant martial et monocorde similaire à celui de Al Cisneros. « Riddle Of Steel Part 1 » faisait partie des longues pièces épiques de ce premier disque. Le riff introductif est une lente procession possédée, rappelant énormément Matt Pike. Le résultat est génial, saturé. Puis le tempo s'emballe. Nouvel orage électrique. Chorus, retour au riff bavant de distorsion. Puis dans un larsen, la basse redémarre soutenue par la batterie dans une ligne roulant comme les eaux noires d'un torrent. DiSalvo égrène quelques chorus de notes claires suspendus dans l'air lourd, entre jazz et blues. Puis la distorsion éclate à nouveau, gonflant le riff sale, poisseux.
L'air résonne encore de la musique de Elder lorsque le public applaudit le trio à la fin de sa prestation. Il vient de confirmer tout son potentiel artistique, largement au-dessus de la moyenne de la scène stoner-doom, pourtant riche. Et ne parlons pas de la moyenne musicale en général.... Totalement hors de portée, Elder est une fulgurance. Ces trois-là utilise tout le potentiel de leur formation, de leurs instruments, et de ce que le Rock dur offre de meilleur. En tout cas, si cette musique possède encore de la substance de nos jours, c'est bien grâce à des groupes comme Elder.
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samedi 18 avril 2015

NUCLEUS BREMEN

"Nucleus aura beaucoup donné, et le sextet original se dissolvera dans les semaines à venir."

NUCLEUS : « Live In Bremen » 2003

Je crois avec le temps que je suis un iconoclaste. Une sorte d'original, pas du tout en phase avec sa génération et son temps. Je vis en fait dans mon espace propre, semble-t-il largement éloigné de la mode et des goûts du jour.
Mes références, qu'elles soient musicales, cinématographiques, littéraires, graphiques me semblent toutefois assez vastes. Je reste par ailleurs d'un naturel curieux et m'intéresse à l'actualité. Pourtant, je reste exigeant, et je suis souvent consterné par la médiocrité de la nouveauté, quelle que soit mon âge.
J'ai désormais 35 ans et me voilà commençant une nouvelle vie. Pourtant, l'homme que j'ai toujours été, avec sa culture et ses incertitudes, est toujours là, bien vivant. Et l'une des constantes de mon isolement culturel reste l'affection particulière que je porte pour le jazz-rock des années 70. Il s'agit pourtant par définition de la musique la plus prétentieuse et cérébrale (c'est-à-dire chiante) que cette période ait permis de faire éclore. Et cela, tout le monde en est persuadé depuis le Punk, c'est-à-dire depuis 1977. Musique d'intellos moustachus à lunettes branlant claviers, guitares, cuivres, et autres percussions dans un sérieux à faire pâlir une séance du Sénat. Selon la presse et les gens de bon goût, jamais l'on avait produit une musique aussi prétentieuse et aussi chiante au sein de cette contre-culture Rock qui devait libérer la jeunesse des carcans des années 50. Alors cette musique resta celle des musiciens érudits, s'écoutant parler et jouer, un peu pédants. Bref, une musique inique faite pour les connards. Déjà totalement ringarde en 1977, elle l'est encore plus avec les critères des années en 2010, en pleine phase électro-pop-dance.
Et pourtant.... pourtant.... j'aime cette musique. Du moins, un certain nombre de groupes.
Ce que j'affectionne le plus est le jazz-rock anglo-saxon des années 1969-1976 : Soft Machine, Mahavishnu Orchestra, Isotope, Tony Williams Lifetime.... et Nucleus.
Groupe fondé par le trompettiste Ian Carr en 1969. L'homme a fait partie du Rendell-Carr Quartet, plus dans la veine du quartet de Miles Davis. Mais Carr veut explorer comme Miles la musique Rock électrique. Miles cherche du côté de Hendrix, Carr du côté du heavy-blues naissant anglais. Ce qui rend l'approche des deux hommes parfaitement différentes, malgré quelques similitudes dans le son. Chez Ian Carr, les dérapages free-jazz sont rares, car l'homme aime rester dans le tempo et la mélodie. Il sera en Europe l'un des pères de ce que l'on appellera le jazz-fusion.
Pour cela il s'entoure de Karl Jenkins aux claviers et au hautbois, de John Marshall à la batterie, de Jeff Clyne puis Roy Babbington à la basse, de Brian Smith aux saxophones et à la flûte, et de Chris Spedding à la guitare. Ce dernier, un brin exubérant et prétentieux, préfère les sessions studios et son propre groupe, les Battered Ornaments, et laisse sa place à Ray Russell pour cette tournée de 1971.
Nucleus vient de sortir trois fabuleux albums de jazz-rock : « Elastic Rock » en 1970, « We'll Talk About It Later » et « Solar Plexus » en 1971. On ressent dans cette musique le soin apporté à suivre la mélodie durant l'improvisation, et surtout le groove. Et c'est là que réside la magie de cette musique : le groove entraîne l'auditeur, et sur sa route chemine les épreuves, les pensées diverses. Je dois par ailleurs avouer que les déplacements en voiture sont toujours pour moi une occasion très particulière de réfléchir. A la fois apaisante et déconcertante, elle permet de philosopher sur la vie et ses principes essentiels.
Le jazz-rock m'a permis ces derniers temps de réfléchir sereinement, d'imaginer une vie meilleure, et de laisser voguer mon esprit au gré de ma mélancolie. Lorsque le bitume défile, je me sens à nouveau vivant quelques heures. Je n'ai jamais autant aimé la route que ces derniers mois. Je réfléchis, fait le bilan, philosophe sur la vie.
Ce disque est ainsi magique, même si j'ai parfois l'impression qu'il est maudit. Ainsi, il accompagna quelques trajets douloureux aussi. La précédente mouture de cet article fut même perdue mystérieusement, unique victime d'un bug de mon pc. Comme si ce que j'avais écrit, et ce que ce disque véhiculait était définitivement frappé du sceau du Malin.
Il fut acheté dans un contexte atypique. En effet, l'achat eut lieu à Carmaux. Cité minière historique pour avoir enfanté le mythe Jean Jaurès, elle est surtout le théâtre d'un festival désormais unique dans le monde : Rock In Opposition. Il faut savoir que ce mouvement fut créer au milieu des années 70 par un courant de musiciens affiliés au Parti Communiste anglais, à la tête duquel le groupe Henry Cow ou Robert Wyatt. Ils décidèrent de créer des festivals et un système de diffusion de la musique hors des majors du disque. Il y eut ainsi des festivals Rock In Opposition en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, mais aussi aux USA et au Japon. Mais le mouvement mourut avec les utopies des années 70, et aujourd'hui ne subsiste que le festival de Carmaux. Je vins pour savourer la vraie raison de ma venue : la prestation de Soft Machine. Le concert fut tellement beau que j'en pleurai. « Song Of Aeolus » déploya toute sa magie, quelle qu'en fut la version. Il me remonta à la gorge toutes ces souffrances, toutes ces désillusions. Je me sentis brutalement envahi par l'ampleur de mon échec. Toutes ces années perdues, ces compromis, ces erreurs.....Je me sentis vieux, fatigué, mais aussi transpercé par la réalité brutale.
Et je sortis pour acheter quelques disques. J'achetai donc le dernier live de Soft Machine, le dernier album, Isotope (fabuleux groupe avec Hugh Hopper à la basse et Gary Boyle à la guitare, il faut que l'on en reparle rapidement) et puis ce disque de Nucleus. Si l'écoute de l'album berça ces sombres heures, je l'écoute toujours quand j'ai besoin de prendre un peu de distance avec la vie, lorsque mon esprit a besoin d'un peu d'air et de liberté. Et la musique de Nucleus est parfaite pour cela. Elle respire littéralement. Jamais hermétique malgré sa nature jazz originelle, elle reste ancrée dans les tempos Rock, et toutes les improvisations sont parfaitement accessibles, malgré leur audace. Tout ce que produisit Nucleus entre 1969 et 1975 est passionnant, de ce jazz-rock progressive à des sonorités plus funk.
Il s'agit d'un enregistrement de Nucleus à Radio Bremen, un média allemand très en pointe dans le domaine du jazz-rock anglais, puisque Nucleus, Soft Machine et Isotope y ont joué régulièrement.
L'enregistrement date de 1971. Ray Russell est à la guitare, et l'on découvre plusieurs longues improvisations sans versions studios qui permettent à la fois à votre cerveau de s'envoler, et au groupe de démontrer toute l'étendue de son talent.
Le concert débute par ce qui peut être considérer par le meilleur morceau de Nucleus : « Song For The Bearded Lady ». Véritable envolée funk, le thème sera recyclé par son auteur Karl Jenkins sur le « Six » de Soft Machine qu'il intégra en 1972.
La version de Nucleus est intense. Plus nonchalante que la version studio aussi. Mais seulement en apparence. Car tout y est dense, puissant. La guitare est plus présente que celle de Chris Spedding, plus sèche et pointilliste. Le solo de Russell est d'ailleurs plus fourni, plus sauvage, parfait contrepoint à la trompette de Carr. Marshall et Babbington ramonent des kilomètres de rythmes intergalactiques, soutenant une musique plutôt boueuse, jusqu'au solo de Carr.... le swing, la classe.... la cymbale de Marshall... le piano électrique de Jenkins.... Le cerveau tourbillonne dans l'air ambiant.... Et puis il y a le solo de guitare. Foutraque, serré, nerveux. Russell est un déformateur de lignes mélodiques, distordant en tout va pour obtenir une saturation totale proche de celle des meilleurs bretteurs anglais, Eric Clapton, Jimmy Page et Jeff Beck en tête.
« By The Pool » est une longue divagation à base de flûte, de hautbois très 70's et d'arpèges de guitare offrant une sorte d'intermède léger à la hargne du morceau précédent. Les 13 minutes offertes permettent de décompresser délicatement et sans complexe.
Il ne s'agit finalement que de la magistrale introduction de « Kookie And The Zoom Club ». 17 minutes durant, le sextet écume le thème principal, alternant mélodie et soli. Indiscutable déambulation mélancolique, elle est le théâtre de tout ce que le jazz-rock de cette époque peut proposer d’excitant. Le puissant et entêtant thème principal, interprété de concert par le piano électrique, la guitare, la basse, et la batterie, sur un tempo lourd cale une atmosphère mêlant colère et résignation. La trompette de Ian Carr divague longuement sur ce mode heavy, laissant ensuite la place à un solo de guitare seulement soutenu de la basse et de la batterie, avant que ne revienne le piano pour renforcer la folie des notes électriques de Ray Russell. Sous une apparence hirsute et débraillée, les improvisations de ce dernier emmènent l’auditeur dans une catharsis émotionnelle à la limite de la folie. Le calme revient avec la trompette, qui fait atterrir le thème dans une atmosphère de roman noir.
C’est le début de « Torrid Zone ». Russell en soutien égrène les accords funky en arrière-plan, puis emporte le tempo avec la complicité de John Marshall. Carr reste en contrôle, et la musique glisse doucement vers un climat d’angoisse latente. La charley maintient le propos funky en arrière-plan. Carr divague dans les thèmes arabisants propres à Miles Davis avant de laisser la place au piano de Karl Jenkins. Bientôt le thème principal semble fondre en des notes liquides avant de revenir doucement, soutenu de quelques arpèges de guitare. Cette délicatesse apaise, mais la mélancolie reste là, toujours en fond de décor. Brian Smith égrène un thème alternatif à la flûte rappelant celui de « Bullitt » avec Steve MacQueen. C’est le parfait fond sonore pour quelques pas le long de la jetée un soir d’été, une cigarette à la main, les yeux perdus dans l’horizon, l’esprit résolu. Le soleil rougeoyant se perd dans l’océan, colorant les nuages et les façades de reflets et orangés et bleutés. La douceur de l’air apaise les esprits échauffés par la chaleur de la journée, et la sérénité se réinstalle. Ce moment de calme permet de se reprendre et de se sentir à nouveau d’attaque.
La flûte de Smith s’emballe, soufflant un vent de colère, comme un sursaut d’orgueil face à l’injustice. La guitare, le piano et la section rythmique emboîtent le pas. Comme un coup de colère avant que la trompette ne fasse revenir le calme. Le thème se fait à nouveau funky. La trompette de Carr et le saxophone de Smith soufflent de concert le final. Ainsi s’achève le premier set de ce concert.
La seconde session démarre avec « Snakehips Dream ». Morceau à l’influence arabisante directement liée au « Bitches Brew » de Miles Davis, il dispose néanmoins d'un groove que les improvisations Davisiennes ne conservaient pas toujours. Nucleus reste clairement ancré dans le rythme et le tempo. Cela permet néanmoins à chaque instrumentiste des divagations plus ou moins free. Ici, c’est Jenkins et son hautbois qui s’en donne à cœur joie, suivi de Smith et de son sax ténor. Russell maintient toujours une mélodie en arrière-teinte par ses accords entre funk lourd et influences blues anglais. On y retrouve parfois le Peter Green de Fleetwood Mac ou le Eric Clapton des Bluesbreakers. Ces ponctuations du thème principal par quelques notes est caractéristique du Blues. On le retrouvera notamment chez ZZ Top. Les cuivres jouant simultanément clôturent ce beau morceau. S’enchaînent « Oasis » et « Money Mad »issu du premier album. On y retrouve les influences de John Coltrane lorsque l’homme se montrait mélodieux. Il y a souvent des dualités chez les grands génies du jazz, partagés entre inspirations mélodiques et improvisations sauvages totalement free. Jenkins fait des merveilles au hautbois.
Ces deux morceaux aboutissent à une jam collégiale du nom de « Dortmund Backtrack », clotûrée par le court « Bremen Dream ». Souvenirs sous forme musicale de cette tournée de Nucleus en Allemagne de l’Ouest, le groupe y décrit ses impressions sur ce pays étrange, partie occidentale d’une Germanie coupée en deux. En permanence au cœur de la tension, enfants d’une génération qui a vécu et soutenu le nazisme, il règne sur la scène musicale locale un furieux besoin de liberté, une envie de vivre et de jouir vite. On distingue surtout une grande ouverture d’esprit, population influencée par les grands maîtres de la musique classique, les grands compositeurs de musique moderne, et le Rock’N’Roll et la Soul importés par les bases américaines et britanniques.
« Elastic Rock » est un autre morceau issu du premier album. Ce disque fut encensé par la critique à sa sortie, et offrit à Nucleus des opportunités inimaginables pour un groupe de jazz en 1969. Son tempo soyeux poursuit à merveille les précédentes improvisations. Le saxophone de Brian Smith est sublime, sa tonalité rappelle John Coltrane. Russell brode des notes claires de guitare en contre-point. « A Bit For Vic » est un très bon solo de John Marshall, avant que « Persephone's Jive » sonne sur un tempo furieux, d'inspiration soul à la James Brown, la fin de ce concert.
Nucleus aura beaucoup donné, et le sextet original se dissolvera dans les semaines à venir. Des tensions internes sont apparues, et Ian Carr ne contrôlait plus son propre groupe. Il sortira un album solo dans la lignée des trois albums de Nucleus, « Belladonna » en 1972. Il reprendra ensuite le nom de Nucleus, mais y ajoutera son nom, affirmant nettement que ce groupe est sa chose. La coloration musicale se dirigera vers des sonorités plus soul et funk, plus américaines aussi. Cela n'empêchera Nucleus de sortir de très bons disques, mais la formation changera à chaque disque. Et aucun n'atteindra l'apogée créative de cet enregistrement live sublime où chaque note est un mot, et chaque pièce de musique, un voyage.
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vendredi 10 avril 2015

JOE PERRY PROJECT 1980

"Il n'apporte rien à la musique Rock, il est même complètement à la ramasse en 1980."

JOE PERRY PROJECT : « Let The Music Do The Talking » 1980

1979. Aerosmith publie « Night In The Ruts » dans la plus grande douleur. Le quintet de Boston est au bout du rouleau. Drogues, alcools, filles, tournées sans fin depuis 1971, tout le cocktail classique a eu raison du meilleur groupe de Rock américain de la fin des années 70. Steven Tyler est tellement empoisonné par l'héroïne qu'il va commencer une longue série de concerts durant lesquels il va systématiquement s'évanouir sur scène.
Les relations entre le chanteur lippu et le guitariste Joe Perry s'aggravent à un point que les deux hommes en viennent aux mains. Les Toxic Twins, comme on les surnomme, les nouveaux Jagger-Richards du Rock américain, se sont durablement fâchés. Perry finit par partir, suivi dans l'année qui vient par l'autre six-cordiste Brad Whitford. Aerosmith est exsangue, mais va pourtant lamentablement continuer, produisant péniblement un nouvel album, « Rock In A Hard Place » en 1982.
Michael Schenker, en rupture de UFO en 1980, et complètement à côté de ses pompes psychologiquement parlant, remplacera Perry quelques semaines, avant que le manager du groupe ne fasse une blague stupide en faisant passer tous les allemands pour des nazis.... alors que Schenker est allemand. Jimmy Crespo et Rick Dufay prendront les guitares dans Aerosmith durant la pire période du groupe. Tyler vit dans une chambre d'hôtel à côté de chez lui, incapable de se souvenir de son adresse la plupart du temps. Quant à la section rythmique, Tom Hamilton et Joey Kramer, ils épongent toutes les bouteilles à la portée de leurs mains.
On pense alors que Joe Perry est sauvé de ce marasme, mais pas tout à fait. L'homme est encore dépendant aux drogues, et connaît de gros problèmes financiers, vivant sur le canapé de son manager. Mais musicalement, l'homme revit. Il a désormais les mains libres pour monter son propre groupe, ce qu'il va faire dés la fin de l'année 1979.Il embauche rapidement une poignée de musiciens capables sur Los Angeles : Ronnie Stewart à la batterie, David Hull à la basse et Ralph Morman au chant. Ce sont tous des inconnus, ce qui permettrait à Perry de rester maître de sa formation. Enfin presque. Morman fit partie de Bux, petit groupe de hard-rock pouliné par Jack Douglas, le producteur d'Aerosmith.
Suite à l'échec du groupe, Morman deviendra ouvrier sur les chantiers de construction de Los Angeles. Il réussit néanmoins à rencontrer les musiciens d'Aerosmith en coulisses d'un concert en 1979. Et dit à Joe Perry en partant : « si tu connais un groupe qui a besoin d'un chanteur, n'hésites pas à m'appeler. » Trois semaines plus tard, ce sera chose faite, lorsque Perry lui annonce qu'il vient de quitter Aerosmith pour monter son Project.
Un autre point important dans ce nouveau groupe, il est le seul guitariste, et a donc les mains totalement libres pour jouer ce qu'il veut, comme il le veut, sans avoir à tenir compte d'une ligne rythmique quelconque.
Cette configuration n'est en fait pas innocente. C'est celle des groupes de ses références musicales : le Jeff Beck Group avec Rod Stewart, et Jimmy Page et son Led Zeppelin. Joe Perry chante également, et en cela, il forme un vrai trio comme le Jimi Hendrix Experience. Il joue d'ailleurs sur une Fender Stratocaster de gaucher qu'il inverse, comme le fit Hendrix avec la même guitare en modèle droitier. Voilà des références bien audacieuses me direz-vous, mais en fait le premier album du Joe Perry Project est un vrai grand disque de guitares, et les vraies racines musicales de ce disque sont à chercher là, dans les fines lames de la fin des années 60. Aerosmith a toujours été un vrai groupe de blues-rock charnu, imprégnant parfois sa musique de funk poisseux. Le Rock anglais des années 1967-1970 est un moteur essentiel dans la musique de Perry depuis le début. Il en a tiré le son unique de sa guitare, les plans provenant autant de Beck et Page, période Yardbirds et leur « Train Kept A Rollin' » incendiaire dont Perry fut très marqué, que de Jimi Hendrix, en particulier dans l'approche funk électrique qui vient donner du groove au hard-rock d'Aerosmith.
Lorsque Joe Perry quitte le quintet de Boston, il part avec sa guitare et ses riffs qu'il va aussitôt réinjecter dans son Project. Et cela est vrai dés le morceau éponyme inaugural. Il définit la nature de cet album : du Hard-Rock Blues saignant, à la facture très classique, proche des meilleurs morceaux d'Aerosmith. Il est inutile de chercher ici la moindre influence du Heavy-Metal anglais de la fin des années 70 ou du début des années 80, ni même du hard mélodique calibré américain.
Autre élément qui saute aux oreilles : la voix de Morman. Le jeune homme a une voix éraillée proche de celle de Rod Stewart. Il est brillant dés ce premier morceau, qu' Aerosmith reprendra quelques années plus tard lorsque Perry reviendra, les couilles bluesy en moins. Le jeu de slide de ce dernier est poisseux, sale et méchant. Absolument incapable de déchiffrer une partition, totalement autodidacte, il compense par un feeling hors pair.
Il y a donc du hard-rock charnu, mais aussi du funk. Comme ce « Rockin' Train » arrogant, aussi Black que Parliament ou Funkadelic. Morman rappe presque par moments, à la manière de James Brown. Mais Perry y injecte de l'électricité, et l'on retrouve la puissance et le groove d'Hendrix sur « Freedom ». Le solo s'envole sur la rythmique bien carrée à deux reprises. On sent le musicien libre, inspiré. Hull slappe presque sur sa basse et Stewart ajoute des timbales. On retrouve cette ambiance avec une injection de hard-rock serré sur « Discount Dog ». On se rapproche dans l'esprit de Mother's Finest dans cette fusion funk et hard guitar.
Perry prend le micro à trois reprises sur cet album : « The Mist Is Rising » avec son riff dissonnant, à l'ambiance inquiétante et déglinguée, et « Conflict Of Interest », un bon hard-rock à la tonalité sombre. Et enfin sur le rapide et blues « Shooting Star ». La voix de Perry sonne juste, un peu lointaine. L'apport de Morman n'était donc pas une erreur. Mais comme le guitariste est le patron, il fait bien comme il veut. Néanmoins, sa voix fragile de gamin furieux donne une impression de malaise plus profond à des morceaux à la mélancolie plus ou moins en filigrane. Le hard-rock blues de Joe Perry est bravache et fier, mais il y a une fêlure. Il y met ses tripes, il s'accroche à sa guitare comme on s'accroche à la vie. Il ne lui reste plus que ça. Il n'a plus rien, plus un rond. Il a perdu le groupe de sa vie, celui qui l'a emmené au succès, et cette blessure restera une plaie ouverte jusqu'à la reformation du quintet original en 1984. En attendant, Joe Perry donne tout ce qu'il a dans son groupe, et le fait avec sincérité.
C'est ce qui fait l'une des grandes qualités de ce disque. Il n'apporte rien à la musique Rock, il est même complètement à la ramasse en 1980. Mais c'est un album d'une grand honnêteté, sans prétention, joué avec le cœur. C'est cela qui bat sous le bon vieux hard-blues boogie de « Life Is A Glance » ou « Ready On The Firing Line » et son tempo du bayou. Perry se fait plaisir avec l'instrumental « Break Song ». Il y interprète son boogie à lui, comme Jeff Beck ou Buck Dharma de Blue Oyster Cult. Pur éclair de génie musical devant autant au blues-rock anglais qu'au Texas Blues, il ouvre la voie à Stevie Ray Vaughan.
Mine de rien, avec son disque dont tout le monde se fout, Joe Perry fait la démonstration de son immense talent de musicien, tout en offrant un vrai travail de groupe, de gang soudé. Publié par Columbia, qui rêve secrètement de faire revenir Perry dans un Aerosmith moribond pour reconstituer la poule aux œufs d'or du Rock américain, l'album se vendra à 250000 exemplaires aux USA. Un bon score qui permet au quartet de tourner à travers tout le pays.
Malheureusement, la belle aventure s'enraye lorsque Ralph Morman commence à poser problème à cause d'une consommation galopante d'alcool. Le petit prolo, propulsé sans préparation devant les foules d'Aerosmith juste après quitter son job d'ouvrier, perd pied. Joe Perry se voit contraint de le virer en juin 1980. Joey Mala finira la tournée avant qu'un remplacement stable soit trouvé avec Charlie Farren. Morman réapparaîtra quelques mois plus tard au sein de Savoy Brown, un groupe à la taille et à l'histoire moins lourde à porter. Il enregistrera deux albums avant de retourner à l'anonymat.
Joe Perry Project poursuivra sa route avec un second album, « I've Got The Rock'N'Roll Again », aussi bon que son prédécesseur. Les set-lists des concerts restent en grande partie occupées par les morceaux d'Aerosmith. Perry considère qu'il se doit de garder le lien avec son ancien groupe, le public l'ayant suivi. Et il annoncera également clairement qu'il est l'auteur de toute la musique d'Aerosmith, et que donc, il est légitime de la jouer.
Joe Perry Project vivra donc plutôt bien dans un contexte Hard et Metal en pleine évolution. Les grands du genre de la fin des années 70 se font dépasser en vitesse et en violence musicale par une nouvelle génération anglaise, la NWOBHM, puis américaine, avec le Thrash : Iron Maiden, Def Leppard, Venom, Raven, Metallica, Slayer …
Beaucoup se lanceront dans des productions à la limite du racolage. Kiss bien sûr, avec « I Was Made For Loving you » puis l'insipide « Unmasked ». On peut aussi parler du moyen « Scream Dream » de Ted Nugent, ou du tiède « Mirrors » de Blue Oyster Cult. Bref Joe Perry est sans doute celui qui s'en sort le plus fièrement en ce crépuscule des seventies. Il n'a en tout cas rien renié de ses racines, de ses premiers amours musicaux. « Let The Music Do The Talking » dit-il. Et cet album mérite bien une écoute attentive.
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