samedi 18 juillet 2015

THE WHO 1979

"Le grand pinacle de ce double album est assurément les extraits des deux ultimes concerts avec Keith Moon."

THE WHO : The Kids Are Alright 1979

Pete Townshend était un conteur. Le leader des Who aimait raconter des histoires. Mais leurs particularités étaient qu'elles étaient toujours liées à sa vie personnelle, de manière plus ou moins directe. On ne le sut que plus tard, lorsqu'il le confia dans son autobiographie bien des années plus tard, mais l'opéra-rock psychédélique de 1969, Tommy, retraçait en filigrane les souffrances du jeune Pete, abusé sexuellement par une grand-mère vicelarde et pédophile. Cet enfant qui devient sourd, aveugle et muet après avoir vu sa mère commettre l'adultère, c'était bien lui. Tout comme le jeune Mod qui perd ses illusions d'adolescent, découvrant que le leader de son mouvement survit de petits jobs, comme tout le monde, et ne mènera pas sa bande à la révolution. C'est toujours Townshend, s'approchant de la trentaine, et voyant que les illusions de la jeunesse de la fin des années 60 se sont évaporés dans le pragmatisme, la dope et l'argent roi. C'est ce que raconte Quadrophenia en 1973.
Bien évidemment, ce rocker devenu milliardaire écrivant des concept-albums prêtait à sourire, alors que le Rock commençait à perdre de sa spontanéité, et que le Glam avait remis au goût du jour la chanson Pop de trois minutes. Ce que fit aussi le Punk en 1977, autre grande claque générationnelle qui traumatisa un Pete Townshend, qui avait pour le coup, passé la trentaine. Pourtant, le respect des punks pour les Who étaient immenses. Au point qu'un groupe comme The Jam, avec Paul Weller, reprirent tout simplement le concept des Who de 1965.
Pete Townshend était un punk, hyper-sensible, concerné par son époque et les problèmes des gamins à vivre dans la société britannique. Il se mua un peu malgré lui en porte-parole, et voulut longtemps apporter des solutions. Ainsi, en 1970 et 1971, il se lança dans un grand œuvre, mi-concert, mi-studio, où des réponses aux problèmes de la société devaient être apportées. Un triple album fut programmé, pas moins : Lifehouse. A l'écoute des bandes, l'ingénieur du son Glyn Johns sabra le projet, laconique : le tout est chiant, mais un excellent album simple peut en être accouché. Ce qu'il fit, au dépens de Townshend, et offrit le meilleur album du quatuor à ce jour : Who's Next.
On aimait alors à interroger le guitariste sur ses sentiments sur tel ou tel sujet politique, puis se gausser de son implication trop sérieuse, trop premier degré. Mais la vérité était que Townshend était un écorché vif, désireux de donner un sens à sa musique. Même les concerts avaient un sens : ils devaient permettre d'emmener le public à la révolte, et de le faire entendre par des prestations aussi extatiques que surpuissantes. Si les albums ont fait polémique, les gigs mettaient tout le monde d'accord. Et sur ce point-là, personne n'arrivait à la cheville du Who, du moins tant que leur batteur Keith Moon était en vie. Durant l'année 1977, après une tournée mondiale en forme de best-of qui occupa le groupe durant toute l'année 1976, Pete Townshend voulut se lancer dans un projet de film documentaire sur les Who. Il devait être une alternance d'interviews, de scènes comiques, et de larges extraits de concerts de toutes les époques. Le film avait un double but. D'abord mettre au repos le quatuor, et en particulier le guitariste, dont les oreilles explosèrent littéralement face au mur du son scénique. Le musicien ne se protégeait pas les oreilles, pour, selon lui, ressentir toutes les vibrations de la musique. Mais lorsque l'on sait que les Who devinrent les détenteurs du record du monde de volume sonore avec 120 décibels à plusieurs dizaines de mètres de la scène, on comprend mieux ce qu'endura l'audition du guitariste. Ensuite, il vit arriver la vague Punk, et se rendit compte qu'il était désormais un dinosaure du Rock, comme les Rolling Stones et Led Zeppelin. Sauf qu'il se refusa à se voir cantonner dans la catégorie de la superstar milliardaire tournant pour le fric. Il défendait une cause, qui était la même que celle des Punk, et le film devait rappeler combien les Who ne se prenait pas toujours au sérieux, mais aussi qu'ils étaient et restaient de dangereux terroristes anti-establishment.
Pour le tournage, Townshend, qui vient de racheter les Shepperton Studios, met à disposition tout son matériel et toutes ses archives. Mais rapidement, l'équipe se rend compte qu'il manque des enregistrements de qualité récents, capables de montrer combien les Who restent les meilleurs sur scène. Un concert privé est donc organisé, devant quelques centaines d'invités, le 15 décembre 1977 au Gaumont State Theater de Kilburn, dans la banlieue de Londres. Les bandes qui sont captés déçoivent. Elles sont jugés comme n'étant pas la hauteur, et ce en grande partie à cause du batteur Keith Moon, considéré comme pas suffisamment bon. Il faut préciser ce dernier ne joue jamais hors des Who, et n'a donc pas touché une baguette depuis plus d'un an, se laissant aller à ses nombreux vices, dont la drogue et l'alcool. Le batteur s'est donc fortement empâté, et peine à tenir le rythme infernal de ses trois camarades. Un nouvel enregistrement est donc programmé le 25 mai 1978 aux Shepperton Studios, après les sessions de l'album Who Are You et après d'intensives répétitions. La condition de cette prise de vue est que les quatre musiciens devront conservés les mêmes vêtement qu'à Kilburn, afin de permettre un raccord d'images entre le concert de décembre 1977 et celui de mai 1978. Tous s'exécutèrent, sauf Moon, bien évidemment. Ironie du sort, ce concert sera son dernier : il décèdera le 8 septembre 1978, à l'âge de 33 ans, le corps épuisé par ses excès et d'une surdose de médicaments pour combattre son alcoolisme. Le film, dénommé The Kids Are Alright, se transformera tristement en hommage à Keith Moon, et sonnera la fin d'un chapitre, là où il devait être la remise en lumière des Who sur la scène musical, et en particulier parmi les Punks.
Le résultat de deux années de travail est ce double album, aussi beau que bancal. Les prestations scéniques sont autant choisies pour leur qualité artistique que pour leur valeur historique, et pas forcément pour la qualité sonore irréprochable de la prise de son. On trouve ainsi deux extraits d'émission de télévision britannique de 1965, « I Can't Explain » et « Anyway, Anyhow, Anywhere ». 
La première montre le groupe couvert par des hurlements de jeunes filles hystériques, le second voit le son de la télévision implosé sous le volume de la prestation scénique. Un autre extrait télévisuel est « My Generation » capté en 1967 sur la chaîne ABC, aux Etats-Unis, où le quatuor se paye la tête du présentateur avant de fracasser leur matériel, puis de faire exploser avec un fumigène la grosse caisse. Pete Townshend y subira d'ailleurs les premiers dommages à son oreille droite ce jour-là, sa tête étant à proximité de la détonation. Il démontre bien tout l'humour des Who, leur impertinence, et la sauvagerie scénique qui fera leur réputation. Les destructions de matériel deviendront systématiques à partir de 1965, lorsque, sautant en l'air avec sa guitare, Townshend casse le manche de sa guitare dans un club trop bas de plafond. Les ventes de disques et les cachets de concerts ne couvriront les dépenses en matériel qu'à partir de 1969, grâce au succès de Tommy. Le chemin fut donc long, et cette année charnière est largement documenté par quatre extraits : une version de Young Man Blues au Coliseum de Londres en décembre, et trois morceaux de Tommy au festival de Woodstock en août.
L'histoire de leur participation mérite que l'on s'y arrête. Les Who finalisent une tournée américaine de plusieurs mois, et doivent repartir aussitôt à la fin de l'année pour la partie européenne. Entre les deux, une pause de quelques semaines est prévue, notamment pour permettre à Townshend de voir sa petite fille, née depuis déjà quelques mois, et qu'il n'a toujours pas vu. Les organisateurs du festival de Woodstock vont séquestrer les musiciens des Who pendant trois jours pour les faire craquer et les obliger à accepter de participer. Le jour du concert, les musiciens vont devoir patienter des heures derrière la scène, pour finalement passer à trois heure du matin, alors qu'ils étaient initialement prévus vers 21 heure. Tommy, il ne restera qu'un lointain espoir. Le groupe va délivrer un set furieux, les amplificateurs dans le rouge, loin des rêves de paix et de communion champêtre des hippies. « Sparks », « Pinball Wizard » et « See Me Feel Me » révèlent la vraie nature de ce cataclysme, déjà publié en partie sur les doubles albums compilation du festival parus en 1970. « See Me Feel Me » voit un Pete Townshend friser le déboîtement d'épaule à force de moulinets sur sa guitare, les Who accélère violemment le tempo, et le guitariste hurle aux larmes de le refrain obsédant.
Durant tout ce temps, ils vont être témoins de la décadence de la scène Rock hippie américaine : rails de cocaïne dans les limousines, acides dans toutes les boissons, alcool par hectolitres, et groupies dans tous les coins. Nerveux, écoeuré par ce qu'il vient de voir, Townshend s'apprête à monter sur scène, fou de rage mais au bord de l'épuisement. Afin de le réveiller, les roadies mettent du LSD dans son café ainsi qu'aux trois autres musiciens : Roger Daltrey au chant, John Entwistle à la basse, et l'inénarrable Keith Moon. De la gentille prestation pop de
On retrouve aussi une prestation d'avant l'explosion commercial du groupe, une version de « A Quick One While He's Away », proto-opéra rock annonçant Tommy, et capté en décembre 1968, le Rock'N'Roll Circus. cet enregistrement a aussi sa petite histoire. Soucieux de se rappeler au bon souvenir du public et de présenter leur nouvelle orientation musicale, les Rolling Stones, qui viennent de passer plus de temps au tribunal pour possession de stupéfiants qu'en studio, veulent enregistrer une émission pour Noël. Celle-ci doit alterner numéros de cirque et prestations de groupes, spécialement sélectionnés par les Stones eux-mêmes. Se succèdent un Jethro Tull débutant, avec un certain Tony Iommi à la guitare, Taj Mahal, ou encore John Lennon et Eric Clapton. Et puis il y a les Who. Eternels concurrents scéniques des Stones, ces derniers, bons princes, veulent les faire passer en premier avant de les écraser avec leur nouvelle formule musicale. Lorsque les Who se produisent, ils délivrent un set puissant, précis, d'une qualité musicale exceptionnelle. On voit Keith Moon réduire littéralement en sciure ses baguettes sur ses cymbales. Les Rolling Stones se présenteront aux petites heures du matin, bons mais penauds, trop en tout cas pour que Mick et Keith Richards acceptent que l'émission soit diffusée, ne se sentant tout simplement pas à la hauteur des Who. Cette prestation cachée, la voici donc, au nez et à la barbe des Rolling Stones, ceux-là même que les Punks détestent en les qualifiant de dinosaures. Leur interprétation est ici parfaite, énergique, et pleine de second degré. Les harmonies vocales sont proches de la perfection, poussant au paroxysme ce mini-opéra ouvrant la porte à Tommy.
Fin 1968, les Who sont en pleine mutation. Du groupe mod, puis pop psychédélique, ils décident d'évoluer vers un Rock dur et plus Blues. Ils sortent alors d'une période difficile, entre ruptures de contrats foireux, problème de management, et disques au succès commercial très relatif. Au point que les Who ne survivent que par la scène. C'est là qu'ils vont développer leur capacité à improviser. Townshend, qui était un guitariste à la technique plutôt limité, se sent à l'étroit face à l'explosion des guitar-heroes comme Hendrix, Beck et Clapton. C'est ce dernier, son grand ami, qui lui donne des cours de guitare, fructueux. Townshend développe une technique unique, faite de power-chords mêlés de chorus, un jeu vif, nerveux et d'une grande richesse. Cette évolution est primordiale et fait faire un pas de géant aux Who. Et ce soir de décembre de 1968, c'est ce que les Rolling Stones vont apprendre à leurs dépends. Ils refuseront par la suite tout projet de tournée commune, échaudés par cette amère expérience.
Tommy paru, les Who se lance dans une vaste tournée mondiale après l'immense succès critique et commercial du double-album. Mais désireux de ne pas se laisser enfermer dans le carcan étroit de groupe à concept-albums, et dont la création fut le fruit de près de deux années de travail, le quatuor enrichit son répertoire de reprises. Ils vont ainsi piocher dans le Rock'N'Roll et le Jazz : « Summertime Blues » d'Eddie Cochran, « Shakin' All Over » de Johnny Kidd And The Pirates, et « Young Man Blues » de Mose Allison. Ils leur permettent de mettre en exsergue toute leur capacité d'improvisation, tout comme une version fleuve de « My Generation » dans laquelle se mêle des thèmes musicaux de Tommy. La version brute de « Young Man Blues » offerte ici donne une idée des Who de 1969-1970, mais que le « Live At Leeds » retranscrira à la perfection. Pete Townshend fait ici preuve d'une inspiration totale, du niveau de ses contemporains de la six-cordes, transcendé par l'électricité. La vieille scie qu'est « My Generation » continuera, elle, à évoluer avec le temps, comme le prouve la version de Pontiac le 6 décembre 1975 se mêlant avec « Join Together » et « Roadrunner » de Bo Diddley.
Le grand pinacle de ce double album est assurément les extraits des deux ultimes concerts avec Keith Moon. Les Who sont galvanisés par l'enjeu, et donnent tout. « My Wife », rescapé du concert de 1977, est excellent. Townshend y est brillant, soutenu par un Entwistle et un Moon des grands jours. « Baba O'Riley »,capté en mai 1978, est empreinte d'émotion, et les Who arrivent parfaitement à retranscrire ce difficile morceau sur scène, soutenu discrètement par John Bundrick, ex-Free, aux claviers. Mais rien ne dépasse la version ultime de « Won't Get Fooled Again », capté lors de ce même concert.
Morceau final du dernier concert avec Keith Moon, cet hymne des Who est démoniaque de puissance, de vélocité, et de maîtrise. La vidéo est à l'avenant, montrant un Pete Townshend rebondissant de toutes parts, un Entwistle aussi immobile que ses doigts courent agilement sur ses quatre-cordes, un Daltrey faisant tourner son micro comme un lasso, et un Keith Moon matraquant ses fûts et ses cymbales. Il existe d'autres versions enregistrés en concert de ce fantastique morceau, déjà magique en studio. Mais le morceau fermant souvent le concert, les interprétations sont souvent un peu poussives. Il n'en est ici rien, de bout en bout, durant plus de neuf minutes de musique Rock ultime devant un public composé de nombreux musiciens Punk, dont les Damned, Johnny Rotten et les Clash. Cette coda se termine dans un barouf de larsens et de roulements de toms, dernier simulacre de sacrifices d'instruments.
L'album paraîtra avec un superbe livret de photos des musiciens sur et en dehors de scène, apportant encore à la dimension profondément humaine et sincère des Who. La promotion sera elle des plus douloureuses, hommage vibrant et difficile de Daltrey, Entwistle et Townshend, meurtris par la mort de Keith Moon, survenue en septembre 1978. Ils continueront, avec Kenney Jones des Faces à la batterie. Mais la magie musicale est rompue. Le ciment instrumental entre la basse et la guitare n'est plus, l'équilibre est brisé à jamais. Ce bel album, avec ses imperfections et ses prodiges, est un magnifique témoignage de ce que furent les Who, et de ce que devrait toujours être un vrai groupe de Rock : furieux.
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