lundi 19 octobre 2015

STATUS QUO LIVE 1977

"Ils viennent d’atteindre un pinacle dans leur carrière, et savent qu’ils sont à un tournant."

STATUS QUO : Quo Live ! 1977
            J’avais sympathisé au lycée avec un type nommé Vincent. On s’entendait bien. Il était doté d’un humour décapant, teinté de cynisme noir, particulièrement rare parmi la trentaine de gamins de quinze ans qui composait la classe. Tout comme moi, il sélectionnait soigneusement ses amis, et regardait avec un certain détachement l’effervescence adolescente qui se jouait tout autour de nous. Sans doute étions-nous frustrés aussi, mais force est de constater que de ne pas faire partie de la masse nous convenait plutôt bien. Je partageais mes goûts musicaux avec plusieurs copains, c’est d’ailleurs ce qui nous rapprochait tous. J’étais l’aventurier du son, celui qui partait à la découverte de groupes inconnus. Je voulais écouter de la bonne musique d’une part, et fuir le conformisme ambiant qui me révulsait. Alors moi, le grand fan de Led Zeppelin et des Who, je partis à la recherche du monde merveilleux de la Heavy Music des années 70. Ce n’est donc pas un hasard si je croisai le chemin de Status Quo. J’achetai une compilation nommé 12 Golden Bars de 1980, et doté de la plupart des grands morceaux du quartet anglais de la décennie précédente. J’adorais ce disque, ce son Boogie et rude, et ces mélodies imparables. Ils n’étaient pas des virtuoses, mais ils étaient concis et diablement efficaces. J’aimais aussi leur côté prolétaire, jeans et baskets, qui les rendaient simples et attachants, loin du star-system de leur époque. J’avais récupéré beaucoup de leurs albums en vinyle, que j’écoutai avec un immense plaisir. Les pochettes des albums, simples et sans chichis, couplées aux articles de vieux numéros de Rock’N’Folk de l’époque que je trouvai dans les brocantes, acheva de me faire une très haute opinion de Status Quo. La morgue dont la presse faisait parfois preuve à leur égard était assez déconcertante, considérés par celle-ci comme une bande de rustauds se contentant d’enregistrer toujours le même disque depuis dix ans, et de tourner sans arrêt pour faire du cash. On était évidemment bien loin de l’esprit artiste de David Bowie ou des Sparks. Ce que l’on savait moins, c’est leur impact immense sur le Rock britannique, que l’on commence seulement à cerner. Status Quo est une institution en Grande-Bretagne, ce qui entraine forcément des railleries diverses à leur encontre, liées aux artistes installés dans le paysage depuis des décennies et ayant reçu tous les honneurs. Mais une réévaluation de leur musique est toujours à faire, Rock de prolos qualifié de working-class music non sans un certain dédain.
            Vincent, malgré son look très classique, était un grand fan de Queen. Il adorait la guitare de Brian May et la voix de Freddie Mercury. Il aimait ce groupe avec un second degré certain, conscient du côté kitsch-gay du chanteur et des clips vidéo des années 80. Avec lui, nous parlions parfois musique, mais moins qu’avec mes autres amis. Il ne se sentait pas assez à l’aise sur le sujet, et nous discutions souvent de bien d’autres choses, en particulier de bagnoles et de cinéma d’action des années 70 genre Mad Max dont nous étions tous les deux friands. Alors en pleine phase Status Quo, totalement enthousiaste à propos du quartet anglais, je lui en parlai. Mais seul le morceau radio « In The Army Now » lui évoquait quelque chose, et la conversation s’arrêta là. Jusqu’à ce qu’en début de cours d’Histoire à huit heure du matin, il me sortit de son sac une cassette qu’il me tendit. Il m’expliqua alors que le nom de Status Quo lui avait mis la puce à l’oreille, et il se souvint que son père avait cette cassette parmi ses albums. Il s’agissait du Quo Live ! de 1977. L’exemplaire semblait visiblement d’époque. Son père l’écoutait donc plus jeune, mais n’avait plus jeté une oreille dessus depuis sa jeunesse, qui fut donc, comme beaucoup de garçons de l’époque en France, bercée par le vigoureux Boogie de Status Quo. Ma joie était immense. Moi qui adorait tous leurs albums studio des années 70, je me retrouvais avec un enregistrement du groupe en concert en Grande-Bretagne de la fin de 1976. L’album existait déjà en disque compact dans les années 90, mais il n’était disponible qu’en import à un prix prohibitif. Je passai le reste de la journée sur un petit nuage, impatient de jeter une oreille sur cette bande en direct. Je courus presque sur le retour, montai les escaliers quatre à quatre, fermai la porte de ma chambre, et glissai enfin la précieuse cassette dans ma chaîne hifi.
            Dés les premières notes de « Junior’s Wailing », je sus que j’avais entre les mains un immense disque live. La playlist était simplement parfaite, doté de la quasi-totalité des morceaux que j’appréciais le plus sur les disques en studio. J’écoutai les quatre-vingt dix minutes de l’album d’une traite, me le repassant encore et encore. L’électricité, l’énergie, la puissance des versions proposées étaient à la hauteur de leur réputation de groupe de scène. Il fut l’un de mes grands orgasmes musicaux d’adolescent. Status Quo synthétisait toute la force du vrai Rock à l’état pur : de bonnes chansons à base de Boogie, aux riffs ravageurs, joués avec une force totale, implacable. On sent le plaisir du groupe à partager sa musique avec le public, en pleine communion. On ressent aussi combien les quatre musiciens font preuve de second degré,  jouant sans la moindre once d’arrogance. Ils interprètent leurs chansons pour faire plaisir à leur public et s’amuser, rien d’autres. No bullshit dirait-on. Et c’est ce que j’ai toujours aimé chez eux. Ils ont le bon état d’esprit, ne sont pas des Dieux, ils sont identiques à ceux assis dans la salle, malgré les millions de disques vendus en Europe. Malheureusement, les Etats-Unis ne goûteront guère à Status Quo. Leur Boogie est trop Hard pour le continent américain, savourant davantage le son FM des Eagles, Boston ou Fleetwood Mac. Les quatre étaient aussi trop english dans leur façon d’être, pas assez flash, comme Kiss. Et puis ils avaient tous la trentaine, des femmes et des gosses, et ne voulaient pas partir trois mois sur les routes US loin de leurs proches, même si ils n’étaient pas des saints en termes de vie en tournée. Alors ils devinrent une institution toute britannique, et vendirent quelques camions de disques en Allemagne et en France notamment.
Et c’est bien sur leur bonne vieille île qu’ils enregistrèrent ces bandes, sur trois soirs à l’Apollo de Glasgow du 27 au 29 octobre 1976. Ils viennent d’atteindre un pinacle dans leur carrière, et savent qu’ils sont à un tournant. Depuis 1972 et l’album Piledriver, tout ce que sort Status Quo se transforme en or et se classe en tête des charts. Deux morceaux vont particulièrement faire un tabac : « Caroline » en 1973, et « Down Down » en 1975. La tournée 1976 suit la publication de l’album Blue For You, qui comme tous les disques, s’installe en tête des charts. Status Quo est même sollicité par les jeans Levi’s pour leur publicité. La tournée est triomphale, les salles sont complètes en quelques heures à travers le pays, et le Quo sent qu’il a suffisamment de matériel pour proposer un disque en concert solide. Ils portent leur choix sur l’Apollo de Glasgow, en Ecosse, et il n’est pas anodin. L’acoustique de la salle est d’excellente qualité, et la ville est un des grands fiefs ouvriers de Grande-Bretagne. Le public a la réputation d’y être bouillant de générosité, ce qui sera parfait un vrai bon disque live. Le principal problème va être en fait de choisir les meilleurs prises des meilleurs morceaux sur les trois concerts captés.
            Présenté au public par une introduction extatique de l’ancien chanteur de Savoy Brown Jackie Lynton, Status Quo foule les planches de l’Apollo et attaque son set par « Junior’s Wailing ». Ce titre est le seul dont ils ne sont pas les auteurs, et remontent à la reprise en mains de leur carrière vers le Boogie en 1970. Il s’agit d’un morceau de Steamhammer, formation mythique de Heavy-Blues du début des années 70. C’est le bassiste Alan Lancaster qui se charge du chant, comme des trois morceaux suivants d’ailleurs. Les Status Quo se partagent le micro, entre le guitariste lead Francis Rossi et l’homme à la six-cordes rythmique Rick Parfitt. John Coghlan complète la formation en tenant la batterie.
            Le riff Blues dévalant comme un train à plein régime soulève peu à peu le public, poussé par les coups de grosse caisse. Rossi décoche son chorus introductif, puis la machine se met en route. Elle ne s’arrêtera pas avant une heure et trente minutes de spectacle. Dés le second morceau, Status Quo n’hésite pas à jouer un morceau du nouvel album : « Backwater ». Un riff implacable, rude, sans surprise aucune mais d’une efficacité diabolique, reprend le rythme infernal. Lancaster poursuit le chant, de sa voix rocailleuse, plus assurée et à la tessiture plus large que celles de ses deux compères guitaristes. Rossi et Parfitt faisaient un complexe avec leurs chants, et c’est Lancaster qui encouragea les deux musiciens à chanter leurs compositions personnelles afin de se partager le micro équitablement. Judicieuse idée qui maintint la sérénité au sein du quatuor durant presque quinze ans avant une séparation dans l’amertume en 1984 entre d’un côté Lancaster et de l’autre Parfitt et Rossi. Coughlan, lui, avait quitté le groupe en 1982, épuisé par les années de route.
            « Just Take Me » s’enchaîne à « Backwater » sur un rythme tribal de caisses et de cowbell, extrait de Quo, de 1974. C’est une Hard song rapide, percutante, qui les voit toucher du doigt un côté Funk dans leur musique sans relâcher la pression du riff. Le chorus de Rossi est gorgé de feeling. L’homme conserve une technique rudimentaire si on le compare à ses contemporains que sont Ritchie Blackmore ou Jimmy Page. Il joue sur une bonne vieille Fender Telecaster, à peine saturée, et son jeu va davantage chercher dans la ligne mélodique et le bend en droite lignée du Blues anglais de la fin des années 60. L’influence de Savoy Brown et Steamhammer est prégnante dans son approche de la guitare. L’histoire de Status Quo est plutôt savoureuse de ce point de vue-là. En effet, Status Quo débuta comme un quintet Pop à l’anglaise, très psychédélique. Ils ont à peine vingt ans en 1968, et signe plusieurs tubes dans les classements anglais, dont « Pictures Of Matchstick Men ». Et puis en 1969, c’est la dégringolade. Les disques ne se vendent plus, la Grande-Bretagne écoute Led Zeppelin, les Rolling Stones et King Crimson. Les groupes du British Blues Boom doivent s’adapter ou disparaître. Fleetwood Mac va évoluer vers un Blues Progressif louchant vers le Rock psychédélique de San Francisco. Savoy Brown opte pour le Boogie et s’installe commercialement aux USA. Status Quo ne fait pas encore dans le Hard-Blues, mais va s’y orienter, parce qu’ils aiment ça. Leur pianiste Roy Lynes s’en va après la sortie du superbe album Ma Kelly’s Greasy Spoon en 1970. Pour autant, le succès n’est pas encore revenu, et à vingt-deux ans, les Status Quo sont déjà des losers, persona non grata du show business anglais. Ils doivent tout reprendre à zéro, et peinent à trouver des concerts. Ils acceptent de jouer partout où l’on veut d’eux, et en 1976, cette stratégie n’a toujours pas changé. Satisfaits d’avoir retrouvé enfin la reconnaissance du public avec Piledriver en 1972, mais conscients que ce succès peut être fragile, ils ne lâcheront plus la bride et leur public, dont ils ont adopté le look de prolos : jeans, baskets et tee-shirts. Rossi se permet un gilet de gentleman pour le côté décalé, et parfois des platform boots pour la pose sur les photos de promotion. Mais les gars n’aiment rien de mieux que leurs tennis pour arpenter la scène comme des gosses heureux de vivre.
            « Is There A Better Way » est un nouvel extrait du nouveau disque, qui s’intègre parfaitement au répertoire déjà classique du Quo. Il précède le morceau du renouveau de Status Quo en 1970 : « In My Chair ». Ce Blues mid-tempo a permis d’imposer le nouveau registre du groupe au grand public en atteignant des scores honorables dans les charts anglais pour la première fois depuis un an et demi, une éternité à l’époque. L’année fut déterminante pour le Rock en général : soit les groupes s’adaptait aux nouvelles sonorités Heavy ou Progressives, soit c’était la fin. Status Quo prit un peu la tangente, adaptant le son Blues anglais de la fin des années 60, lui injectant de la mélodie Pop et de la hargne Hard, tout en lui conservant une certaine authenticité et une certaine rusticité. C’est dans cette voie que revint le Rock anglais en 1975 avec le Pub-Rock, mais Status Quo était déjà une institution dans le genre que l’on aimait guère célébrer.
            L’enchaînement de « Little Lady » et « Most Of The Time » existait déjà sur l’album original On The Level de 1975. Mais il est à ce point bon que le groupe l’a conservé tel quel. Je dois avouer qu’à partir de ce moment précis, on passe de l’excellent Status Quo à une forme de quintessence musicale qui ne s’interrompra qu’une fois ce double album définitivement clos, et les amplificateurs éteints. L’album On The Level fut pour moi une vraie révélation au même titre que Piledriver. Le Quo y aligne une série de chansons prodigieuses, aux mélodies imparables. « Little Lady » et « Most Of The Time » en font parties. La première est une chanson Hard-Rock Blues au riff ravageur, envoyé sur un rythme infernal. La seconde est un magnifique Blues mélodique, à l’intensité magique, où Francis Rossi fait la preuve de son immense talent de soliste inspiré. C’est sur ce genre de chorus que les racines du quatuor sont totalement évidentes, et absolument non feintes. Status Quo était crédible en groupe de Blues, et l’on eut tort de ne voir en eux qu’une bande de bourrins répétitifs. Cette même critique toucha également AC/DC, mais elle fut moins tenace que pour le Quo. L’enchaînement magique est suivi d’une merveille de chanson : « Rain ». Morceau lourd et mélancolique, c’est une première. En effet, Status Quo n’est jamais vraiment malheureux : il y a toujours du second degré, ou cette fougue qui vous incite à aller de l’avant. Même lorsque le groupe parle de galère ou d’amour perdu, il n’est jamais déprimé. « Rain » est une chanson désenchantée, amère. Le riff est fort, instantané. Rick Parfitt, l’auteur du morceau, chante qu’il ne pourra plus rien faire sans être suivi par cette maudite pluie, métaphore à peine voilée du chagrin. C’est une Hard Song énergique, qui tente de se redonner du baume au cœur, mais qui n’y arrive jamais vraiment, comme désabusée face à la fatalité. Il semble que Parfitt ait mis un pied à terre le temps de ce morceau intense. Cet extrait de l’album Blue For You voit Status Quo sortir un peu de son sentier battu du Boogie pour un Hard-Rock plus fin, rappelant UFO à la même époque.
            Puis le Quo attaque son tour de force : « Forty-Five Hundred Times ». Tour de force car il s’agit d’une pièce de musique que l’on pourrait qualifier de Progressive dans sa construction, mais pas du tout dans son approche. Il s’agit de pur Hard-Rock Boogie de bout en bout, mais c’est un enchaînement de plusieurs riffs et mélodies évoluant comme une histoire qui n’est pas sans rappeler A Quick One While He’s Away des Who, une succession de plusieurs thèmes très Rock pour une seule narration. Cette audace, datant initialement de 1973 sur l’album Hello, passe superbement bien le cap de la scène. Tout est parfaitement en place durant plus de seize minutes. Ce morceau m’a toujours fasciné par son audace alors que Status Quo avait la réputation de n’en avoir justement aucune. On pourrait pourtant trouver des prémices de ce morceau avec « Is It Really Me/ Gotta Go Home » sur Ma Kelly’s Greasy Spoon. Constitué de deux parties de Hard-Blues psychédélique de presque dix minutes, il montrait combien les musiciens ne manquaient pas d’ambition même avec une musique à l’apparence très simple.
            Le second disque débute par le redoutable « Roll Over Lay Down ». Le riff noir est décuplé de puissance. C’est une machine à broyer les os, même AC/DC ne faisait pas encore aussi Hard à l’époque. Ces derniers prendront le relais avec Let There Be Rock en 1977, alors que le Quo lèvera justement un peu le pied avec Rockin’ All Over The World. Pour l’heure, il n’en est absolument pas question. Cette version surpasse tout ce que le quatuor a enregistré jusque-là. Tout y est : le riff rageur, le tempo d’enfer, le chorus, le ralentissement en milieu, puis l’accélération avant l’explosion finale, joute magistrale de guitares rythmique et solo. Rossi se transcende encore, poussé par un trio Parfitt-Lancaster-Coghlan diabolique de précision. Cette superbe pièce de Blues-Rock épique s’enchaîne sur la grande merveille Boogie de l’album Piledriver : « Big Fat Mama ». Version accélérée, possédée, le Quo donne tout, met ses tripes sur la table. Il y a même quelques pains tellement les quatre musiciens sont extatiques, mais franchement, l’énergie est tellement communicative, qu’il est impossible de résister à cette tornade d’électricité. J’ai usé jusqu’à la corde cet enchaînement infernal « Roll Over Lay Down » / « Big Fat Mama », rembobinant la vieille cassette d’époque jusqu’à plus soif. Jamais je n’avais autant jubilé sur du Rock depuis ma découverte des deux premiers albums de Led Zeppelin. J’y trouvai la même excitation, la même furie, le même enthousiasme, la même cohésion. Certes, Status Quo n’était pas du même niveau instrumental que le groupe de Jimmy Page. Ils n’avaient pas non plus la même ambition dans l’écriture, mais le résultat était pour moi tout aussi jouissif.
            J’en avais presque oublié la suite, tout aussi dantesque : « Don’t Waste My Time », vif et sans fioriture, balancé avec cette morgue toute britannique, et toujours sur un tempo d’enfer. Ils vont poursuivre avec le redoutable « Roadhouse Blues ». Bob Young vient souffler dans l’harmonica, et les guitares se tendent vers le ciel. Nouvelle locomotive lancée à pleine vapeur, les quatre croisent le fer, trempés de sueur pour un Boogie furibard. On pourrait même dire qu’ils se laissent parfois surpasser par l’énergie qu’ils ont eux-mêmes crées, se plantant par ci par là, sans grande gravité, reprenant toujours le dessus sans rien lâcher. C’est un combat d’une intensité rare, une pile électrique débordant de Watts. L’Apollo chante en chœur derrière ses héros, les soutenant sans cesse, relançant la machine. Status Quo jouent avec eux, répondant à son public, en collusion totale avec SON groupe. Ils sont les forçats du Boogie, dit-on. Rossi incendie ses cordes de chorus échevelés, Parfitt d’accords implacables. Le Quo s’amuse à jouer quelques riffs connus au milieu comme « Shakin’ All Over » de Johnny Kidd ou une bonne vieille gigue irlandaise. Puis le thème repart et dans une incandescence de cymbales, le concert se termine.
            Parfitt rallume les braises en soufflant le riff de « Caroline », immense tube de l’année 1973. Rossi rigole sur le refrain d’une plaisanterie de Parfitt ou Lancaster. Ils ne sont décidemment pas sérieux et s’amusent bien comme des gamins. John Coghlan bénéficie de son moment à lui avec un petit solo de batterie qui permet à ses compères d’aller boire une bière avant de rattaquer avec « Bye-Bye Johnny », un petit Chuck Berry des familles, le père du Boogie-Blues. Envoyé à nouveau sur un tempo d’enfer, pied au plancher, Status Quo fait chanter le public en chœur, ricoche, rebondit, redémarre à toute blinde, increvable quatuor qui termine en beauté son gig magique.
             Le timing fut parfait. Le double live parut début 1977, et amorce donc une nouvelle période de Status Quo. Il clôt une phase purement Hard pour une musique plus produite et plus Pop, moins mordante, bien que conservant son fond Blues-Boogie. La formation perdra son âme au départ d’Alan Lancaster en 1984, après une première tournée d’adieu et un concert d’ouverture au Live Aid en 1985 imposé par le Prince Charles lui-même, fan du groupe. Quo Live ! restera classé 14 semaines dans le haut des classements britanniques, et imposera définitivement Status Quo comme un grand groupe de scène, pour ceux qui en doutaient encore.


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mardi 13 octobre 2015

HEAT 2014

"La scène Stoner de Berlin est particulièrement vivace en ce moment."


HEAT : Labyrinth 2014

            La musique moderne est actuellement largement dominée par l'Electro et le Rap. Ces deux genres musicaux sont largement dominés par l'utilisation de samples, c'est-à-dire des extraits de morceaux existants que l'on assemble à la manière d'un collage. Le principe permet ainsi de faire un morceau de musique sans musicien ni technique instrumentale particulière. Il a aussi permis a une myriade d'incompétents de faire des disques et d'envahir les ondes ainsi qu’internet sans créer quoi de que ce soit de nouveau. On peut s'inquiéter du principe, car si faire de la musique aujourd'hui consiste à pomper celles des autres et à tourner des boutons sur une console en levant les bras en l'air, il est bon de s'inquiéter de l'avenir. Car le principe revient à vouloir comparer un scrapbook et tableau de maître. Cette absence de créativité couplée à celle de l'émergence massive de l'hyper-technologie a abouti à une vague de nostalgie, une mode du rétro que l'on retrouve à plusieurs niveaux, de la décoration à la publicité en passant par le cinéma et bien sûr la musique. Mais tout cela est bien évidemment largement digéré. Ainsi, quelques esprits arrogants aiment à sélectionner ce qu'il est bon de se souvenir ou non, et sous quelle forme. Quarante ou cinquante ans plus tard, la patine du temps et la mémoire se perd, laissant le champ libre à une petite dictature du bon goût.
            Sur cette vague surfe ce que l'on qualifie de musique psychédélique. Tous les groupes dont les musiciens jouant ensemble avec des instruments en bois dans un vrai studio un Rock-Pop inspiré de la musique anglaise et américaine des années 1966-1968 est considéré comme psychédélique. Même si le trait est tellement forcé que l'on frise la caricature. Car si l'esprit est plutôt louable, les ventes de disques et les sirènes de la célébrité internationale viennent tôt ou tard polir les belles aspérités d'une musique un peu moins pré-mâchée que la moyenne. Tame Impala et son leader Kevin Parkers sont les exemples de cette démarche qui n'a de psychédélique que le nom, et dont la musique n'a plus grand chose avec ce style musical. Curieusement, là ou les groupes de ce genre sont encensés, les formations Heavy-Rock Stoner sont classés irrémédiablement dans la case passéiste, et sont considérés comme inutiles. Cette critique à la dent dure ne s'applique curieusement pas à d'autres genres ou formations à la réputation installée.
            La scène Stoner de Berlin est particulièrement vivace en ce moment. De nombreux groupes talentueux ont émergé, produisant depuis cinq ans une musique Heavy-Psyché de haut vol : Samsara Blues Experiment, Kadavar, Zodiac.... Parmi les noms qui circulent sous le manteau depuis quelques années se trouve le groupe Heat. Réunion de musiciens expérimentés de la scène, ayant tous appartenu à un groupe notoire de ce chaudron artistique, ce quintet berlinois produit un premier album d'excellente facture du nom de Old Sparky en 2011. Il ne sera d'abord produit qu'en vinyle, mais son édition se vend tellement bien chez les amateurs que Electric Magic, label du guitariste Samsara Blues Experiment, en sort la version cd en 2012. Heat avait au départ refusé, car considérant le pressage vinyle seul capable de retranscrire toute la qualité analogique de l'enregistrement. Etonnante démarche, aussi puriste que totalement anti-commercial, qui privait néanmoins nombre de fans potentiels à travers l'Europe. Toujours est-il que Old Sparky délivrait une mixture hautement goûteuse des premiers enregistrements de Pentagram et de Black Sabbath, fort logiquement, mais aussi de tout un pan de Heavy Music aussi pointue que brillante. Ainsi se mêle les noms de Leaf Hound, Sir Lord Baltimore, Dust et de toute une scène Hard et Heavy du début des années 70 aussi énergique que maladroite, dont les albums étaient souvent des enregistrements bruts, sans concession, à la précision musicale toute relative, mais à l'efficacité réelle. Leur musique traversant les âges sous le manteau, car capable d'aller chercher sur leur terrain les grands maîtres que sont Led Zeppelin ou Black Sabbath, sans toutefois totalement l'égaler. Tout le monde ne pouvait pas être Jimmy Page ou Robert Plant, et le Punk vint prouver plus tard que le brio technique ne faisait pas forcément la qualité d'un bon disque. Aussi, ces groupes furent aussi un peu une partie du Proto-Punk, et le temps a su leur rendre toute leur valeur.
            Heat pioche ainsi allégrement dans ces références pointues, ainsi que dans une autre source rarement citée, mais réelle : les premiers albums de Jethro Tull, mêlant le Folk britannique et le Heavy-Blues. Si cette influence était moins palpable sur Old Sparky, elle est plus évidente du ce second album paru en 2014 :  Labyrinth . Le quintet original n'a pas changé. On retrouve donc Ingo Börner et Marco Rischer aux guitares, Marcus Töpfer à la batterie, Patrick Fülling au chant,et Richard Behrens à la basse. Ce dernier quitta par ailleurs cette même année son poste au sein de Samsara Blues Experiment pour se consacrer totalement à Heat. Les ambitions sont donc affichées avec ce second disque, qui tient le quintet sur la route depuis maintenant un an.
            Autant l'afficher nettement, Labyrinth est un album de très grande qualité, supérieur en tous points à son pourtant très bon prédécesseur. L'interprétation est de haut niveau, les compositions sont plus ambitieuses, et le son de l'enregistrement est parfait. Son que l’on doit à Charlie Paschen qui s’est chargé du mixage. Un regard extérieur est toujours bon à prendre. On retrouve toutefois tout ce qui faisait la qualité du premier album : un son Heavy-Rock vintage, la voix possédée de Fülling, et les influences précédemment citées. Le chant a toutefois gagné en mordant, et les guitares se font plus agressives.
            Le morceau d’entrée, « Siamese Smile », est une épaisse tranche de Heavy-Blues sombre de presque six minutes. On retrouve tout ce qui a fait la magie du son de Heat depuis ses débuts, mais aussi bien plus : un son percutant, un mordant dans les compositions que l’on ne trouvait pas sur le premier opus. Le riff de « Siamese Smile » est redoutable d’efficacité, rappelant les meilleures pièces de Pentagram période seventies, celui de « Forever My Queen ». Il s’agit bien d’un son très axé sur le Hard-Rock, et non du Stoner-Doom, même vintage. La comparaison la plus juste serait davantage à creuser du côté de Stray finalement. Car si Pentagram fut à l’origine un groupe de Heavy-Rock moins dark qu’il ne le sera à partir de la fin des années 70, on retrouve le tempo et les méandres progressifs du quatuor du guitariste Del Bromham, mais aussi ce sens de la mélodie alliées à la science du riff redoutable, flirtant autant avec le Jazz-Blues et le Psychédélisme de la fin des années 60, que du Heavy-Blues de Led Zeppelin et du Jeff Beck Group. Une mixture de Heavy Music pas si simple finalement, malgré l’efficacité immédiate de la musique de Heat. C’est cette richesse qui lui donne sa densité, qui fait que chaque chorus, chaque changement de climat a cette saveur magique immédiate, celle des grands disques oubliés du genre. Une Hard Music intelligente finalement, qui donne autant son quota d’adrénaline que d’évasion sonore. « Siamese Smile » est une sacrée pièce de Rock, portée par un chorus introductif redoutable emballé par un tempo d’enfer, rapidement ralenti par un riff massif. Le chant est précis, puissant, à la limite de la rupture. Fülling fait parler la poudre, lui qui avait ce timbre si particulier des chanteurs de Hard-Rock justes mains ne poussant pas leurs voix. Notre homme fait exception à la règle, dans un tonnerre de décibels. Le son de la batterie est organique, mettant en valeur le son des caisses, ce qui ne s’était pas entendu aussi nettement depuis la fin des années 60. Töpfer est un sacré batteur, pas foncièrement technique, mais efficace, au roulement de toms précis sans être frimeur. La tonalité au bon endroit au bon moment en somme.
            La joute guitaristique se poursuit sur « Free World », à la teinte presque funky, soutenu à partir du second couplet par un orgue Hammond faisant surgir les fantômes de Uriah Heep ou Lucifer’s Friend, ces généreux disciples de Deep Purple. Le swing initial se précipite vers un tempo plus rapide et Rock rappelant une certaine autoroute vers les étoiles aux tonalités pourpres. Le décollage du solo de guitare ajoute à cette sensation, mais il n’a rien de l’homme en noir, et se veut plus Blues et massif, bien ancré dans sa Les Paul Gibson. Heat poursuit son voyage avec un morceau épique de presque neuf minutes appelé « The Golden Age ». Tempo binaire, massif, et encore un beau chorus de guitare avant qu’un intermède de guitare acoustique accompagné de mellotron vienne introduire la seconde partie du morceau, Un Power-Blues diabolique entre Led Zeppelin et Jethro Tull soutient un second chorus magique, avant que des arpèges électriques s’envolent sur un tempo de batterie rapide et souple, ouvrant la voie au rêve. Un break tribal ramène l’auditeur sur des terres plus noires, avant une dernière explosion en forme de Blues lent, et un dernier rebondissement sur le riff initial.
            C’est dans un larsen furieux, suivi d’un riff menaçant, que Heat entreprend de raconter le mythe de « Barbarossa ». les six-cordes se font twin-guitars sur le pont suivant le couplet, et Fülling n’hésite pas à mettre à contribution ses cordes vocales. On y sent le feeling des albums de Thin Lizzy, avec des chansons comme « Massacre », ces thèmes guerriers gaelliques qu’affectionnaient tant Phil Lynott. Une influence de plus parfaitement assimilée, Heat produisant une chanson originale et forte. D’ailleurs, n’ayant pas décidé de laisser de répit à l’auditeur, le groupe produit une nouvelle déclaration du nom de « Masquerade ». Violente Hard Song, incisive et sans concession, elle affirme clairement la volonté du quintet d’offrir un Hard de fer. Mais il ne dévie pas de sa ligne de conduite vintage, et l’on se sent toujours bien avec ce Rock vigoureux.
            « Loving Devotion » commence par un riff raide comme un tord-boyau, mais malgré son efficacité, ses guitares serrées, son tempo brutal, la ligne de chant est un peu trop convenu pour se montrer exactement à la hauteur de ses prodigieux prédécesseurs. Il serre de percutant préambule au sublime morceau éponyme. Superbe odyssée de guitares cosmiques, au riff aérien, et au chant teintée d’urgence psychédélique, il met en valeur toutes les immenses qualités du quintet : inventivité, feeling, concision. On retrouve toutes les saveurs du meilleur Heavy-Rock psychédélique en une synthèse magique et inspirée. Tourbillonnant autour des cymbales de la batterie et des grands accords ouverts des guitares, poussé par une basse épaisse et implacable, « Labyrinth » enivre par son électricité chatoyante. Il clôt merveilleusement un disque sublime, à la fois riche des plus belles références du Heavy Psyché des années 70 qui raviront les connaisseurs, et suffisamment bien écrit pour satisfaire tous les amateurs de Rock en général.
            Si Labyrinth se tourne clairement vers le Hard-Rock, il n’a pas perdu ni son identité, ni son brio musical. Peut-être plus abordable musicalement sans pour autant céder à la facilité, Heat vient d’enregistrer un excellent disque qu’il serait bon de ne pas juger que sous le seul angle de ses références vintage.
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lundi 5 octobre 2015

MILES DAVIS 1973

"Miles Davis en 1972 est un homme au bord de l’explosion."


MILES DAVIS : In Concert : Live At Philarmonic Hall 1973
Je suis assis dans ma chambre d’hôtel devant mon lecteur de disque. Nous sommes début mars, il y a douze ans. Le temps est gris et frais. Les grands arbres tendent leurs branches de bois nu dans la bise du Nord, s’agitant comme de grands bras décharnés vers le ciel. Je viens de prendre mon poste en Bourgogne, et je loge dans cette chambre aux teintes vieillottes. Je suis circonspect, dubitatif. Je suis en train d’écouter ce double album en concert de Miles Davis, et rien ne m’avait préparé à un tel choc culturel. Les sonorités du Jazz ne m’étaient pas inconnues, mais ce que j’écoute est d’un autre monde. Je ne suis pas sûr de comprendre ce que je perçois, je suis déstabilisé. Je me lève de ma chaise, puis je m’assieds sur mon lit. Je me lève à nouveau pour aller à la fenêtre, et constater le climat triste par la fenêtre. Le monde me paraît étrange, j’ai l’impression d’être entre deux mondes : celui de la province française et de sa campagne, et celui du monde musical noir américain dans toute sa splendeur et son audace. Deux univers voués à ne jamais se rencontrer, et qui, cette fin d’après-midi-là, s’entrechoquent au cœur de cette dizaine de mètre-carrés.

Pour moi, la sensation d’inconfort est stupéfiante. La musique de Miles Davis semble avoir balayé beaucoup de mes à-prioris, et mis à la marge tout ce que j’ai pu écouter jusque-là. Il est alors le symbole de ce Jazz que je peine à comprendre, et sa musique de l’époque est ce qui me paraît être le plus fou et le plus audacieux parmi tout ce qui m’a été donné d’entendre. A la première écoute, des choses m’interpellent d’entrée, bribes de mélodies aux sonorités familières, et d’un autre côté, tout cela me semble ardu à appréhender. Mais je ne peux me résigner à me dire que tout cela n’est qu’un charabia superfétatoire. Cette musique respire l’intelligence, la densité artistique, la réflexion créatrice. Miles Davis n’est pas sur cette scène du Philharmonic Hall de New York par hasard. Il me faudra pourtant près de quinze années pour en apprécier toute la saveur. Car écouter Miles Davis nécessite de la concentration, comme John Coltrane. La puissance est telle, que se contenter d’une seule oreille tendue en faisant autre chose ne permet pas de s’immerger totalement. Le vécu, ce que l’âme a traversé est aussi une passerelle pour se connecter plus facilement à la musique d’un homme aux milles vies, qui comme le phénix, sut renaître de ses cendres à plusieurs reprises depuis les années 50.

Miles Davis en 1972 est un homme au bord de l’explosion. Au milieu des années 60, il fonde un second quintet composé de jeunes musiciens prometteurs qui lui permettent de dépasser les frontières du Jazz Post-Bop sent se laisser happer par la tentation du Free-Jazz comme Ornette Coleman ou John Coltrane. Davis éprouve un profond dégoût pour cette émanation du Jazz qu’il considère comme l’instrument des blancs pour reprendre le contrôle d’une musique exclusivement noire. Davis s’ouvre à l’électricité en 1968, lorsque des artistes comme Sly Stone, James Brown et Jimi Hendrix apportent leur contribution à l’utilisation des instruments électriques. Parallèlement, il rencontre plusieurs groupes Rock blancs comme Grateful Dead qui lui déclare avec timidité qu’ils sont très influencés par le travail de Miles dans leur approche de l’improvisation. Lui qui fut un temps oublié après le succès avec Kind Of Blue, Porgy And Bess, et Sketches Of Spain entre 1958 et 1960, et qui sut se réinventer grâce notamment à l’apport de jeunes musiciens, il sent que son travail a influencé, et qu’il va être influencé par cette musique électrique dont la version blanche lui paraît peu consistante. Il sait qu’il peut en offrir une synthèse plus riche et intense, selon ses propres critères artistiques, ses propres convictions. La première étape sera In A Silent Way, qui le voit explorer de nouveaux horizons en compagnie de musiciens issus d’horizons Jazz, Rock, Funk et Blues. Il transgresse pour cela toutes les frontières d’origine, qu’elles soient raciales ou musicales : John MacLaughlin, un jeune guitariste anglais prend la guitare, Billy Cobham, Tony Williams et Jack DeJohnette la batterie, Chick Corea et Joe Zawinul aux claviers, et puis Wayne Shorter, Keith Jarrett….

Depuis son second quintet des années 1965-1968, Davis a arrêté d’être un soliste leader. Il laisse la place à ses musiciens, tant dans la composition que dans l’interprétation. Pour lui, être le leader d’un groupe ne nécessite pas de l’être à tous les plans. Etre à l’origine de la direction musicale et d’avoir une formation à son nom suffisent amplement. De ce fait, sa musique est novatrice, en pointe, toujours régénérée par de nouveaux musiciens talentueux. Tous connaîtront une riche carrière par la suite, au sein de formations ou sous leur propre nom. Par ce fait, Davis a profondément modifié l’approche de son instrument. Poussé à sans cesse travailler sa technique par les membres de son second quintet : Tony Williams à la batterie, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et Wayne Shorter au saxophone, il appréhende également ses solos de manière radicalement différente. En 1968, il fait la connaissance de Jimi Hendrix, qui l’émerveille littéralement par sa technique à la guitare. Les deux hommes deviennent très amis, et manqueront par deux fois de réaliser des sessions d’enregistrement ensemble, faute de temps l’un comme l’autre. Mais le lyrisme et la liberté artistique d’Hendrix convainc Davis de jouer de la trompette comme de la guitare. Utilisant de plus en plus souvent des pédales d’effet comme la wah-wah, il intervient par ligne de chorus, pesant chaque note, jouant sur les dissonances et les couleurs musicales. Il incorpore des influences indiennes et africaines à son Jazz teinté de Funk et de Rock.

Ce bouillonnement créatif aboutit à trois albums majeurs : Bitches Brew en 1970, Tribute To Jack Johnson en 1971, et On The Corner en 1972. Les deux premiers comportent de longues improvisations laissant toute la place à l’imagination des instrumentistes, toujours sous la direction lumineuse du maître, qui sait strictement ce qu’il veut. Si le premier fait la part belle au psychédélisme, le second est empreint d’un Funk et d’une Soul dense, aux tempos puissants. Davis expliquera que ces derniers provenaient du son des pas du boxeur sur le ring, rapides, agiles et fermes, lui qui pratiquait ce sport. Mais comme tous les grands musiciens de son époque, l’inspiration et la concentration allaient souvent de pair avec une consommation galopante d’alcool et de drogues. Miles Davis trébucha à plusieurs reprises : d’abord dan la première moitié des années 50 avec l’héroïne dont il se sevra seul sur un lit dans la ferme de son père, au milieu des années 60, avant que sa compagne le convainc un temps de se calmer, puis durant la seconde moitié des années 70, pendant laquelle il disparut sans jouer une note de musique pendant presque six années.

En 1972, Davis est ravagé par ses démons. Bien que le trompettiste soit un bon vivant aimant les femmes, le luxe et la fête, il est rongé par les difficultés qu’il rencontre durant toute sa carrière en tant que noir américain, par son vieillissement qu’il refuse (il a 46 ans en 1972), la mort de Jimi Hendrix, l’état second de son fils revenu du Vietnam, et une hanche retors qui le fait souffrir depuis presque dix ans, malgré une opération. Sa santé chancelle d’ailleurs à plusieurs reprises : ulcère, hépatite… tous sont les signes d’une consommation d’euphorisants diverses qui portent sérieusement préjudice à sa vie. Désorienté, Davis sait qu’il se détruit, mais la musique est son seul moteur. Sa vie est depuis vingt ans uniquement consacrée à cela, et il vit depuis la fin des années 60 une période de créativité totalement exaltante qui le consume comme une chandelle. Parfaitement conscient de sa détérioration physique, il ne peut se résoudre à s’arrêter. Il avouera dans son autobiographie ne plus se souvenir précisément de toutes les sessions d’enregistrement, des musiciens avec qui il travailla, et de tous les concerts qu’il donna. Néanmoins, il fut suffisamment concentré pour composer et capter ce qu’il percevait. Sa mémoire sera cependant suffisamment précise pour expliquer avec minutie son cheminement artistique quinze années plus tard.

Miles Davis envisage les enregistrements en concert comme des sessions de studio à part entière. Ses prestations lui permettent de développer ses thèmes, et parfois de saisir mieux qu’ailleurs l’interprétation qu’il recherche. Il a depuis la fin des années 60 cessé d’interpréter ses morceaux les plus célèbres, ceux de la fin des années 50, pour se consacrer à du nouveau matériel quasi-exclusivement. Cette volonté réside dans son besoin de ne pas être enfermé dans le rôle du jazzman du passé, le genre étant au début des années 70 totalement rendu obsolète par le Rock et le Funk. Columbia, sa maison de disques depuis le milieu des années 50, ne le perçoit pas comme un artiste d’avant-garde, et ne fait la promotion de sa musique que pour un public Jazz vieillissant et forcément peu enclin à la modernité. Le succès commercial de Bitches Brew avait pourtant contredit cette stratégie, le rapprochement artistique entre Miles Davis et les musiciens Rock ayant fait du premier un artiste audible pour un public plus large. Cela se concrétisa notamment par de nombreuses prestations scéniques communes entre lui et des artistes comme Grateful Dead, Jimi Hendrix, ou Crosby, Stills, Nash And Young. Il participa également à de grands festivals Rock celui de l’Isle de Wight en 1970. Pourtant, Tribute To Jack Johnson ne trouva pas son public, sans doute trop orienté musique noire et ne bénéficiant de strictement aucune promotion suite à l’incompréhension complète de Columbia vis-à-vis de ce disque. Miles Davis conserva donc un vaste public à ses concerts, et des ventes très honorables pour le genre Jazz, mais il cessa d’être considéré comme un musicien grand public par la faute de sa maison de disques. Lui qui s’était tant battu pour cette reconnaissance poursuit pourtant sa quête artistique. Miles Davis avait déjà réalisé un premier album en direct avec Live-Evil en 1971. Capté au club Cellar Door à Washington DC dans lequel il établit sa résidence plusieurs semaines durant fin 1970, et assemblé comme un véritable album à part entière, il devait saisir la puissance instantanée d’une formation en plein travail créatif. Avec On The Corner, Miles poursuit son travail de la musique noire, qu’il fusionne avec la liberté de composition de la musique contemporaine de Stockhausen. Les morceaux sont plus courts, et font la part belle à des thèmes anguleux, rudes. L’album est malheureusement un relatif échec commercial qui blesse profondément le musicien. Il s’enfonce toujours plus dans la dope, et les prestations scéniques sont d’une noirceur sans aucun équivalent. Avec ses deux derniers disques, il voulait faire danser le public noir sur autre chose que du Funk, mais il ne peut que constater avoir failli.

Ce concert capté le 29 septembre 1972 au Philharmonic Hall de New York mêle les longs thèmes Funk de Tribute To Jack Johnson et des improvisations sur ceux de On The Corner, et d’autres à venir sur Big Fun en 1974. Mais à sa sortie, impossible de le savoir. Comme pour plusieurs de ses disques en concert, Miles Davis ne fait pas mention des titres des morceaux. Originellement, il est indiqué Part 1 jusqu’à Part 4, à raison d’une par face de disque vinyle. Le but est de prendre le concert comme un tout cohérent, représentatif de la musique de l’orchestre au moment du concert. Tout est enchaîné sans temps mort, et sans un mot. Ce qui fut considéré comme de la froideur voire de l’arrogance n’était en fait que de la concentration dans une démarche musicale.

Pour ce concert, Miles Davis est entouré de Carlos Garnett au saxophone, de Al Foster à la batterie, de Michael Henderson à la basse, de Cedric Lawson au piano électrique, de Reggie Lucas à la guitare, de Mtume aux percussions, de Badal Roy au tabla, et de Khalil Balakrishna au sitar électrique. C’est une formation cosmopolite comme le trompettiste les aime, et au sein de laquelle s’entrechoquent les cultures et les influences. Le set débute par un Funk moite au rythme tribal et aux échos africains puissants : « Rated X ». La wah-wah de la guitare est obsédante, l’orgue dissonant et lugubre. Les percussions martèlent le rythme, et Miles décolle en un solo furieux. La musique est une masse compacte, noire, créant un hypnotisme propre aux grands sorciers vaudous. Puis la basse et la batterie déroule un redoutable tempo Funk, sur lequel Davis et Garnett alternent les solos. On distingue dans les tonalités de ce dernier le timbre du saxophone de Coltrane, vieux frère de Miles au sein de son premier quintet à la fin des années 50, et pour lequel il avait le plus profond respect. « Honky Tonk », après un intermède free, se colle dans un tempo lourd, entre Blues et Funk. Davis retrouve les couleurs de son Jazz à lui, ce fameux Cool qui fut sa marque de fabrique. Mais ancré sur son squelette noir, c’est une toute autre musique, moderne, innovante.

« Theme From Jack Johnson » est un thème soutenu, rapide, Soul. La guitare y tient une place majeure, Lucas déroulant un jeu électrique peu distordu, tout en picking, dans la veine de Phelps « Catfish » Collins, le guitariste de James Brown. Le tapis rythmique déroulé par Henderson et Foster est stupéfiant de précision et de puissance, couplé à la guitare de Lucas, donnant à la musique de Miles Davis un groove redoutable. Il s’agit d’ailleurs du maître-mot de cet enregistrement, dominé par le Funk et la Fusion. Miles Davis rebondit sur les thèmes, enchaînant avec « Black Satin », électrocutant totalement sa musique pour la pousser dans ses derniers retranchements.

Le second disque va d’ailleurs encore prouver cette démarche, avec un morceau qui n’apparaîtra que plus tard dans une version studio : « Ife ». En 1973, Miles Davis ne va d’ailleurs publier que des albums en concert : ce In Concert et Black Beauty : Live At Fillmore West, l’enregistrement de l’infamant concert où Miles Davis dut s’abaisser à jouer en première partie du Grateful Dead. Le groupe californien reconnut d’ailleurs que l’affiche aurait dû être le contraire. Ils se firent en tout cas copieusement lessivé par un orchestre particulièrement en forme. La version de « Ife » offerte ici est brillante, captivante de bout en bout, suante, possédée. La guitare se gorge de wah-wah, s’entrechoquant avec le piano électrique, et poussée par une basse redoutable. La trompette est un souffle de quelques notes, distordues par une wah-wah, s’égrainant dans l’écho de la salle comme celles de la guitare de Jimi Hendrix lorsque le Voodoo Child faisant résonner sa six-cordes. Chacune est pesée, pensée, dans l’instant, en symbiose avec les autres musiciens. On sent le maître prendre un plaisir infini à jouer de la musique, relançant sans cesse la machine, encourageant ses musiciens à se transcender. Et ils le font, les bougres, toujours respectueux du leader, mais n’hésitant pas à profiter de chaque espace pour s’exprimer. La cohérence entre les neuf musiciens est impeccable. Le final est lent, hanté, sombre, décharné, se mouvant lentement sous les notes étouffées de Miles, comme un fantôme errant dans la nuit.

« Right Off » voit le Funk se déchaîner à nouveau, sous un déluge initial de piano électrique. Foster décoche un swing de charley souple et dynamique, avant d’enfoncer le rythme, tapant dans le fond de ses caisses pour en extraire la quintessence. Davis fait jaillir milles fleurs multicolores de sa trompette, et Garrett réanime à nouveau l’esprit de Coltrane. La musique tourbillonne dans l’air, magique, libre, Jazz en fusion ayant depuis longtemps transgressé toutes les limites du genre pour devenir la musique la plus incroyablement prolifique des années 70. Coltrane sut apporter sa New Black Music, Free-Jazz sous forme de transe possédé. Davis poursuivit cet art de l’exploration totale et libre. Le premier en mourut, le second le faillit.

Il fut un premier pas pour moi vers une galaxie méconnue, comme le seront les très nombreux live de cette époque, tous différents et imbibés d’une musique majeure. Elle m’interroge, me bouscule, mais m’a ouvert l’esprit. Elle a fait de moi un homme.

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