lundi 30 novembre 2015

ISOTOPE

 "Isotope joue énormément, et sa cohésion musicale est totale."

ISOTOPE : Golden Section 2008

Je ne sais pas réellement pourquoi, mais cet album accompagna mes longs mois de solitude. Il fut la bande-son de mes errances, de mes remises en question, de mes recherches personnelles. Je me souviens de la bande blanche défilant dans mon rétroviseur sur les routes qui me menèrent à des rencontres, à des amis, à des concerts aussi, dont celui de Soft Machine Legacy vu au Festival Rock In Opposition. Cela me replongea dans le Jazz-Rock de Soft Machine et ses satellites. Dont celui-ci, que je ne connaissais absolument pas, et dont je n'attendais, mais alors, strictement rien.
Il est aussi le compagnon de rêverie des moments difficiles. Lorsque tout devient trop pénible autour de moi, j'ai besoin de me replier sur mon monde intérieur. J'ai besoin d'entendre ces sons d'un autre univers, me plonger dans ces disques obscurs, de trouver des lectures qui permettent à mon esprit de ne plus avoir de connexion avec les soucis qui m'accablent. Cela me permet de le mettre au repos, de ne pas phosphorer encore et encore, de retrouver ma liberté quelque part. Lorsque je me plonge dans ce monde, j'ai l'impression d'être recroquevillé sur moi-même, les mains sur les oreilles, les yeux fermés dans le coin d'une pièce, caché, à attendre que l'orage s'éloigne de moi. Sans cela, je sens mon cerveau se consumer, perdre pied, je sens la folie me guetter. Je sais pertinemment que nous ne sommes plus très nombreux à écouter ce genre de musique, et j'ai l'impression qu'elle s'adresse encore davantage à moi seul.
La constellation Soft Machine n'est pas toujours un monde doux et rêveur : ces noms de groupe ou ces pochettes à base scientifique, ces formules mathématiques ou chimiques, comme pour retranscrire l'inhumanité de ce monde par trop matérialiste. De petits carrés de couleur, en relief, comme sur 7 de Soft Machine. Ce jazz-rock un peu froid, ces musiciens aux visages sérieux sur des photos en noir et blanc. Hugh Hopper, John Marshall, Mike Ratledge, Roy Babbington, Karl Jenkins, Gary Boyle... ont tous des physiques de profs. De la technique, de la rigueur, de la musique qui fait réfléchir. Et puis de la poésie qui ressort de cet univers si particulier, de prime abord si rébarbatif. Des dessins à bases de pièces mécaniques, de formes géométriques, de formules d'éléments chimiques, de grands tuyaux de couleur présentant un monde urbain vide. La sensation d'être seul devant un monde de science-fiction technologique déshumanisé. Celui de Georges Orwell et son 1984, dont Hugh Hopper en fera un album solo en 1973. La peur devant ces grands espaces sans âme. C'est ce que retrace la musique de tous ces groupes. Le joli monde en rose et gris de Caravan est devenu froid et effrayant comme le béton d'étranges constructions futuristes des grands ensembles de banlieue.
Isotope est un groupe fondé par le guitariste Gary Boyle en 1973. Auparavant, il travailla à plusieurs reprises avec Brian Auger, notamment avec son Trinity. Il fut également musicien de session dans la constellation Jazz-Rock  : Soft Machine, Keith Tippett, ou Stomu Yamashta. Brian Miller prend les claviers et Nigel Morris la batterie. Un premier album éponyme est publié avec Jeff Clyne à la basse.
En 1974, Miller est remplacé par Laurence Scott, et Clyne par un certain Hugh Hopper, qui a quitté Soft Machine en 1973. Un second album sera enregistré, Illusion. Mais surtout, Isotope tourne énormément en Europe et aux USA. Car le nouveau quatuor régénéré a énormément à offrir musicalement.
Isotope est un groupe de Jazz-Rock donc. On retrouve la plupart des éléments définissant ce genre musical, à l’instar de Mahavishnu Orchestra ou Weather Report. Isotope injecte beaucoup de groove dans sa musique, elle possède une teinte Funk assez proche de ce que proposera Billy Cobham en solo. Mais il y a aussi un quelque chose d'indéfinissable en plus. Un paramètre difficile à expliquer qui rend la musique d'Isotope totalement captivante. C'est une musique d'espace. Là où les grands noms du genre ont parfois tendance à oublier le tempo, le feeling, pour se concentrer sur la technique et le langage Jazz pur au détriment de la musicalité, Isotope reste dans la poésie. C'est une musique d'évasion, extrêmement mélodique. Bien sûr, il y a de la rigueur, de la technique, mais cela est mis à la disposition de morceaux relativement courts dans l'univers du Jazz-Rock, environ cinq ou six minutes, à l'exception de « Spanish Sun », dépassant quelque peu les neuf.
Durant les années 1974-1975, Isotope trouve son incarnation la plus prodigue. L'apport musical de Hugh Hopper est majeur. Sa basse souple, son jeu riche apporte un fantastique liant entre la guitare de Boyle et le piano électrique de Scott. Le jeu de batterie de Morris est luxuriant, utilisant énormément les cymbales et les roulements de caisse claire et de toms sur des tempos très enlevés.
Isotope joue énormément, et sa cohésion musicale est totale. Golden Section est un témoignage de ce travail sur scène. Il est un alliage de plusieurs sources en concert. Si les albums sont de bonne facture, ils n'arrivent pas à retranscrire pleinement le potentiel créatif du quatuor. C'est ce que retrace ce disque. Et en particulier sa pièce maîtresse, une session pour Radio Bremen le 20 mai 1975 dont les six premiers morceaux sont issus. Le groupe est augmenté du percussionniste Aureo De Souza, en rupture de Weather Report. Les interprétations sont un aboutissement total. Tout y est parfait, à la note près. La musique y coule, fluide, lumineuse, pleine de swing, de virtuosité maîtrisée.
A commencer par cette sublime version de « Illusion ». Jamais ce morceau n'aura eu autant de punch, de mordant. Et il y a cette mélancolie sous-jacente, cette sensation de décoller et de planer au-dessus du monde, à une vitesse folle, de le voir défiler, totalement détaché. La basse de Hopper vrombit sur la batterie et les percussions, sonnant le thème du morceau, rejoint par les notes liquides du piano électrique, et les arpèges gorgés de wah-wah et de sustain. Le tempo continue à tourner à plein régime tandis que Boyle se lance dans de petits riffs Funk constellant le solo de piano. Hopper écrase sa wah-wah, faisant louvoyer ses quatre-cordes entre les deux instruments lead. Puis la guitare s'envole dans un chorus échevelé, magique, véritable envolée de Jazz électrique magique. On est pris à la gorge par la cohérence du groupe, capable d'improviser en restant concis. Isotope est un groupe vif. Le quatuor ne s'offre pas de longues improvisations qui pourraient paraître par trop prétentieuse. Il reste proche du thème, chaque chorus est pesé, il est le fruit d'un travail de répétition et de scène intense.
Car Isotope tourna non stop pendant ses trois années d'existence, que ce soit en Grande-Bretagne, en Europe, et même aux Etats-Unis. Le plus étonnant, c'est qu'ils furent des premières parties totalement à contre-emploi, devant un public à priori pas du tout réceptif, accompagnant des formations Hard-Blues ou Sudistes comme Allman Brothers Band, Johnny Winter ou Average White Band. C'est en tout cas ce rythme de concerts intensif qui permit au groupe d'être aussi efficace.
Sa sonorité est aussi très particulière : une guitare électrique très en avant, tendue de sustain, un piano électrique saturé, une batterie foisonnante, aux roulements typiquement Jazz, et un bassiste brillant, s'intercalant comme un second guitariste, à la fois accompagnateur et soliste, volubile ciment entre le piano et la guitare. L'autre immense qualité d'Isotope, c'est la singularité et la beauté de ses thèmes musicaux, particulièrement mélodiques, souvent aériens et incitant toujours à la rêverie, à la déambulation de l'esprit.
« Rangoon Creeper » est un thème Funk, mid-tempo, qui voit les musiciens joués avec le volume de leurs instruments, pour laisser la place à chacun. Son rythme et sa mélodie sont obsédants, addictifs. Impossible de s'en défaire, ils vous collent à l'oreille pendant des jours. « Attila » démarre sur un rythme plus épais, vêtu d'une mélodie tendue. Boyle tient alors un petit riff de guitare plein de groove, laissant le piano de Scott improviser, cascades de notes liquides. Puis les deux hommes échangent les rôles. Le solo de six-cordes est d'un lyrisme magique, comme durant la totalité de cette première séance. On le retrouve tout au long du sublime « Spanish Sun », lumineux comme un ciel d'été au couchant sur la plaine aride de l'Andalousie. La six-cordes se pare de sonorités arabisantes et flamenco. Sur des scintillements de cymbales doux comme le son des vagues sur la plage, Boyle explore les possibilités de sa guitare. Le thème est délicat, lancinant, mystérieux comme une médina.
« Crunch Cake » ramène Isotope sur les terres Funk. Guitare, basse et piano emmènent un thème souple. Boyle appuie sur la wah-wah, avant de laisser le piano s'exprimer tout au long du morceau dans une longue improvisation tout à fait passionnante.
« M And Ms Picture » accélère le tempo, sur un roulement de caisse claire rapide typiquement Jazz. La basse de Hopper tient le riff, pendant que Boyle l'enlumine d'arpèges. Scott se livre à un nouveau solo flirtant parfois avec le boogie-woogie. La six-cordes s'envole alors dans un solo parfait, épique et tout en volées de notes rapides.
Le reste est en fait plus anecdotique. D'abord parce que la prise de son est moins bonne, ensuite parce que les interprétations sont un ton en-dessous des six premiers morceaux, absolument parfaits. Néanmoins, la version du morceau « Golden Section » est excellente, avec la basse de Hopper tendue de fuzz et une rythmique parfaite, lourde, mid-tempo, moite de groove, malgré un son brillant légèrement.
La découverte de la musique d'Isotope et de ce disque me ravirent par la formidable cohésion du quatuor et sa vraie originalité dans l'univers du Jazz-Rock. La poésie qui s'en dégage n'a que bien peu d'équivalent, et ne provoque à aucun moment ni ennui, ni sensation d'auto-satisfaction. C'est une musique pour les rêves, pour les voyages, qu'ils soient réels ou de l'esprit. Un disque audacieux, puissant, qui ouvre la porte à la découverte des trois albums studios d'Isotope, tous excellents, et dont les morceaux sont ici transcendés par la spontanéité de la scène.
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