mardi 15 décembre 2015

THE MACHINE/SUNGRAZER 2013

"L’album se clôt sur un larsen après une dernière explosion électrique."

THE MACHINE & SUNGRAZER : The Machine/Sungrazer 2013

C'est la fin d'un monde. Il y aura un avant et un après. Ma vie aura pris un tournant. Celle du Rock aussi, sans rapport l’un et l’autre, bien entendu. L'immense Sungrazer, trio hollandais magique, auteur de deux prodigieux albums aura succombé à la misère musicale des années 2010. Soutenu par un vieux compagnon de route batave, The Machine, ils accoucheront de trois derniers morceaux définitifs réunis ici.
Le Monde s'est arrêté le jour de la sortie de cet album, le jour où je l'ai écouté pour la première fois. C’est ce que l'on appelle vulgairement un split-album, soit un disque partagé entre deux groupes, histoire de limiter les frais. Il y en a eu plusieurs. Des dizaines, même. Mais celui-ci est dantesque. Outre sa pochette sublime, il allie deux des plus brillants groupes dits Stoner-Rock, dont la musique, à la fois si singulière et si proche, a créé une vraie cohérence musicale. C'est tout simplement un vrai album de musique Rock comme il n'en existe plus. Tout le monde est passé à côté, totalement. Même les blogs les plus pointus, la presse Rock la plus hype, qu'elle soit française ou anglo-saxonne. Et même au Nord de l'Europe. Le mythique festival Roadburn aurait dû programmer ces deux groupes en tête d'affiche. Mais comme des punks, comme des cabots errants, le disque a glissé dans l'espace-temps, sans laisser la moindre trace, et Sungrazer disparut dans l'anonymat le plus total et le plus rageant qui soit. Monde de merde.
Cet album est celui qui me fit comprendre ce qu'était définitivement le Blues. Parce qu'il fut la bande-son d'une période terrifiante de ma vie dont les braises me brûlent encore. Atteint la trentaine, c'est souvent le moment d'un premier bilan. On a mille rêves totalement hypothétiques, et surtout, on se dit que l'on a le temps : celui d'attendre pour accomplir des choses, et celui pour faire des erreurs. Je me suis réveillé au bout de dix ans, exsangue, conscient que j'étais au bord de la mort, que ma vie n'avait plus de sens, qu'elle était un train de banlieue qui relie ses deux gares tristes tous les matins avec les mêmes gens tristes.
Soit l'on se résigne, soit l'on avoue son erreur, et on décide de reprendre le contrôle de sa vie, et lorsque l'on a tout laissé aller, la reprise en main est douloureuse et semée d'embûches. On n’accomplit pas forcément ses rêves de gosse, et lorsque l'on vieillit, on revoit ses ambitions vers quelque chose de plus réaliste. Humainement, on comprend davantage la souffrance, ce qu'est l'amour. On sait ce que l'on désire, et ce que l'on ne veut plus jamais revivre.
A ma petite échelle, j'ai fini par comprendre la douleur du Blues. Je n'ai pas été ouvrier dans un champ de coton, ni chanté dans des rades infâmes pour gagner un malheureux dollar de plus par semaine. Mais lorsque l'on ramasse, lorsque l'on connaît les trahisons, les galères de fric, et que l'on tente de se reconstruire en retrouvant la flamme de la vie, on saisit mieux la puissance du Blues. On est en capacité de comprendre la douleur lorsqu'on la respire vraiment. Peter Green expliqua un jour que sa descente aux Enfers après son départ de Fleetwood Mac en 1970 était de comprendre la douleur des bluesmen noirs, lui qui était né dans une famille juive de la classe moyenne anglaise sans histoire. Tout ce merdier m'aura fait comprendre ce qu'était la souffrance humaine, et ce qu'exprimait cette musique, au plus profond. Mais ma bande-son ne fut pas John Lee Hooker ou Lightnin' Hopkins, mais cet album.
Le Stoner-Rock est un jardin secret pour initiés. Nous sommes quelques milliers à aimer cette musique, à aller aux concerts, à vibrer pour ce monde obscur fait de délires psychédéliques, visuels comme sonores, de guitares vintages faisant résonner la pulsation de Mountain et Black Sabbath. Ma découverte en 2010 de The Machine et Sungrazer fut un moment d'enchantement total. J'avais trouvé le son de mes rêveries intérieures, à la fois sombres, mélancoliques et totalement surréalistes. Et puis en 2013, au bord du gouffre, j'étais dans l'expectative d'un nouvel enregistrement d'un de ces deux groupes : ce fut ce split-album. Mirador de Sungrazer en 2011 et Calmer Than You Are de The Machine en 2012 m'avaient époustouflé, j'étais impatient. La merveilleuse pochette apparut un jour sur la grande toile. Je commandai le disque dés sa sortie. Un pressentiment. Il fut au-delà de mes espérances.
D'emblée The Machine attaque avec « Awe », un puissant Heavy-Rock d'une brutalité assez inhabituelle pour ces mordus de jams psychédéliques d'inspiration Kyussienne. Je ne leur connaissais pas un tel mordant, une telle violence noire. Ils sont sublimes. La musique transperce le cœur. Même le chant du guitariste de David Eering est étonnamment lyrique. La guitare vibre de mille échos liquides. Le court « Not Only » sert d'intermède à « Slipface », autre longue pièce électrique gorgée d'électricité inspirée par Kyuss, encore, et le premier Queens Of The Stone Age. Une merveille dont Josh Homme ferait bien de s'inspirer. Le morceau glisse lentement en une magnifique improvisation gorgée de wah-wah hululante, très Jazz-Rock, qui rappelle par moments John Abercrombie. Un piano électrique scintille d’ailleurs en soutien de la guitare. The Machine se montre plus concis qu’autrefois. Leurs trois albums étaient le théâtre d’improvisations certes imprégnées d’électricité, entêtantes, mais rêveuses, laissant autant la place à l’amertume qu’à l’espoir. Les trois morceaux présents sont davantage orientés vers une violence noire et sourde. Il y a de l’aigreur dans cette musique. La paix Stoner a laissé la place à une certaine forme de désenchantement. Ce qui faisait la force des trois albums du trio est toujours présent, mais la dynamique spatiale planante dotée d’une certaine forme de naïveté est en partie évaporée.
La seconde face laisse le champ libre à Sungrazer. « Dopo » en est le premier acte. Le son saturé, écorché de la Fender Telecaster est littéralement poussé au mur par la basse Rickenbaker. Des arpèges cosmiques sur le couplet, une voix douce, presque vaporeuse, avant le redémarrage du riff, et un chorus spatial, lente procession électrique tout simplement magique. La basse ne relâche pas son tempo ni sa mélodie. Thème obsédant dansant dans votre cortex comme un leitmotiv. Ma vie défile à l'écoute de ce morceau. Des dizaines d'images, de la douleur, des doutes, de la résignation, et puis un instant, juste cette musique qui vous tient à bout de bras, rien que mourir sans pouvoir écouter cela n'a pas de sens. Jamais, je dis bien jamais on aura joué un Heavy-Blues psychédélique aussi puissant, aussi riche, aussi captivant. Chaque note, chaque chorus, chaque rebondissement, chaque harmonie vocale parle quelque part en vous, impression aigre-douce imprégnée de furie. L’esprit se prend dans cet univers dense, nuageux, à la fois léger et lourd, entre flottement psychédélique planant et angoisse emplie de rage. La musique ne joue pas sur le gras du riff, mais sur une ambivalence entre la férocité du tempo et l’écho aérien des arpèges mélodiques. On se sent vivre dans un halo vaporeux, comme un cosmonaute marchant sur le sol lunaire. « Dopo » est ce sommet fulgurant de Rock électrique fuligineux, entêtant, d’une puissance émotionnelle démoniaque. Ce morceau est doté d’une hargne sourde, régénérante et amère à la fois.
« Yo La Tango » est un tout autre univers. Il est une promenade le long d’une plage sur la côte méditerranéenne, les pieds dans le sable tiède, les yeux perdus dans le soleil se couchant à l’horizon dans un halo de couleurs rougeoyantes. La mélancolie y est forte, et c’est ce sentiment doux-amer qui prédomine. On est touché par la douceur de la chaleur et la sérénité, mais il pèse comme une adversité dans l’esprit, comme un instant de répit. Comme ceux que l’on ressent après ces longs moments de douleur, comme abasourdi, assommé, le cerveau vidé de sa capacité à réagir. Rutger Smeets fait rugir sa guitare après les deux premiers couplets dans une incandescente montée d’adrénaline teintée d’une lumière troublante. Le morceau se poursuit dans un vol délicat au-dessus de la sierra, laissant l’âme se submerger de douceurs naturelles rappelant notre fragilité et notre futilité.
Le troisième morceau revient des terres plus familières pour peu que l’on connaisse la musique de Sungrazer. « Flow Through A Good Story » est un épais Heavy-Rock saturé, jouant en permanence sur un équilibre étroit de larsens. Le riff est machiavélique, et sa violence est contrebalancée par ce chant doux, presque enfantin. La basse est lourde, dense, soutenue par une batterie percutante, inondée de cymbales scintillantes. Il réside une tension prenante, qui s’accentue avec l’accélération du tempo, violente embardée électrique sur laquelle flotte ces voix douces, qui s’apparentent presque à de la psychopathie. Une menace noire plane sur ce morceau, obsédant, encore.
L’album se clôt sur un larsen après une dernière explosion électrique. Ainsi s’achève le dernier enregistrement en date de The Machine, et de l’histoire de Sungrazer. Le trio hollandais s’est dissous quelques mois plus tard, après une tournée commune des deux groupes. Le guitariste Rutger Smeets et le batteur Hans Mulder se retrouveront dans un quatuor nommé Cigale, au son moins puissant, moins Stoner-Rock. Cette nouvelle aventure musicale n’apaisait aucunement le regret de la séparation de Sungrazer, mais après tout, aucune explication tangible n’avait été avancée. Sans doute de simples divergences musicales, le manque de temps personnel à consacrer à la musique pour l’un d’entre eux. Ce manque de fric, aussi, qui finit par décourager, qui vient à bout de la flamme sacrée, malgré la passion. Et l’espoir qu’un jour le trio magique se reformerait, peut-être. Mais la vie sera à nouveau cruelle.
Rutger Smeets s’est éteint le 13 octobre 2015, à l’âge de trente-huit ans. Nous n’en saurons pas davantage sur les circonstances, pas plus que pour celles de la séparation de Sungrazer. Cet album avait donc la saveur de l’abîme. Il était définitif, unique. Il possédait en lui l’âme des pierres philosophales. Il n’était donc pas qu’un simple split-album de plus, il était un disque important, pour moi, comme pour la petite histoire du Rock.
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