mercredi 27 avril 2016

SAVAGE 1983

"Mais ce qui rend aussi ce disque si exceptionnel, c’est la pureté et la densité de l’agression sonore."

SAVAGE : Loose’N’Lethal 1983



          Je n’ai jamais réussi à poser des mots sur ce disque à la hauteur de mon appréciation. Je suis incapable de dire fondamentalement pourquoi. Je me sens tétanisé, pris à la gorge. Pourtant, je devrais en avoir, des choses à raconter. D’abord, évoquer combien il m’éblouit lorsque je l’écoutai la première fois, et combien il rayonne encore plus de vingt ans après sa découverte. Mais parler justement de ce bijou d’électricité incandescente m’est irrémédiablement difficile. Sans doute aussi parce qu’il reste une sorte de mystère à mes yeux, étant toujours dans l’impossibilité de trouver à ce jour la véritable raison qui fit jaillir ce disque.


         L’histoire de Savage est d’un grand classicisme. Mansfield, petite bourgade du Nord de l’Angleterre, entre Sheffield et Nottingham. Chris Bradley est un jeune fan de Hard-Rock et de Heavy-Metal. La chose est assez rare dans la ville en 1977. Les gamins écoutent du Disco, de la variété, mais le Rock ne fait plus trop la une des radios anglaises. On parle bien de ce nouveau mouvement appelé Punk, mais il concerne surtout Londres. Quand on écoute du Rock dans les villes industrielles de Grande-Bretagne comme Sheffield, on reste ancré du côté du Hard-Rock. Bradley va donc se fournir en Thin Lizzy, UFO, Judas Priest et autre Black Sabbath dans la ville de l’acier. Il décide rapidement de fonder un groupe, et démarche un type plutôt doué qu’il a repéré pour tenir la guitare. A force d’insister, il finit par sympathiser avec le frère de ce dernier, un certain Andy Dawson, lui aussi guitariste. Les deux gamins entraînent avec eux un autre six-cordiste du nom de Wayne Renshaw, et le batteur Dave Lindley.




           Quelques démos sont mises en boîte, mais il faut attendre 1981 pour qu’enfin, le quartet nommé Savage grave officiellement ses premiers morceaux sur vinyle. Ce sont deux premières moutures de « Let It Loose » et « Dirty Money » qui font leur apparition sur une compilation de formations de Heavy-Metal locales : Scene Of The Crime, produit par un obscur label du nom de Suspect Records. Ce dernier est celui du manager d’un des groupes apparaissant sur le disque : Sparta. Savage n’aura aucun mal à faire la différence vis-à-vis de ses camarades de 33 tours de par leur niveau musical largement supérieur. Pour en faire partie, ils durent mettre la main à la poche, et y furent inclus à la dernière minute, enregistrant leurs morceaux avec le couteau entre les dents. Le disque est auto-financé par les groupes qui y apparaissent, bénéficiant en tout et pour tout de deux jours de studio. Chacun repart avec cent copies du 33 tours pour le vendre lui-même. Au moment du pressage, la maison de disques est persuadée que Chris Bradley et Andy Dawson sont frères, et leur donne donc le même nom, Bradley, sur la pochette. Cela obligera ainsi le guitariste à découper de petits papiers avec son vrai nom, et les coller sur le verso des albums avant de les vendre. Le début de la légende commence également avec ce disque : c’est grâce à lui que Lars Ulrich, futur batteur de Metallica, découvre Savage. Son groupe reprendra « Let It Loose » et « Dirty Money » pour une démo en 1982, et les deux morceaux apparaîtront à plusieurs reprises sur les set-lists du groupe de Thrash de San Francisco. Malheureusement, et contrairement à d’autres formations de la New Wave Of British Heavy-Metal dont Ulrich était friand, comme Diamond Head, Metallica n’enregistrera pas ces morceaux pour leurs disques de reprises Garage Inc., vendu à plus de cinq millions d’exemplaires en 1998. Savage n’aura donc pas le plaisir de bénéficier d’un chèque de royalties confortable, et ce alors que leur musique aura servi de matériau essentiel à celle de Metallica.


         Ces deux morceaux, d’une pureté électrique totale, vont en tout cas faire suffisamment de bruit pour attirer un autre label, plus conséquent au niveau national : Ebony. Ou plus précisément, Darryl Johnston, devenu manager de Savage, et responsable dudit label. Ce dernier est avec Neat Records l’autre grand pourvoyeur de Heavy-Metal du début des années 80 en Grande-Bretagne, ce que l’on appelle la New Wave Of British Heavy-Metal. Si quelques pointures ont été signés par des majors dès 1980 comme Iron Maiden, Saxon, ou encore Def Leppard, c’est bien par ces labels indépendants que le mouvement perdure les années suivantes. Il permet à Savage d’enregistrer un nouveau morceau, « Ain’t No Fit Place », pour une autre compilation des poulains du label, Metal Fatigue, en1982. Cette merveilleuse pièce de Heavy-Metal va tant faire d’étincelles qu’elle convainc Ebony de permettre au quartet de Mansfield d’enregistrer son premier vrai 45 tours, avec une version réenregistrée proprement de « Ain’t No Fit Place » et « The China Run » . Il a aussi sa petite histoire. L’enregistrement fut auto-financé une nouvelle fois en vue de publier le disque sur un hypothétique label auto-produit de Savage, projet qui fut annulé lorsque Johnston arriva providentiellement à ce moment précis, et leur permit donc de signer avec Ebony, sur lequel il parut finalement. Le disque fut enregistré durant un week-end de studio alcoolisé. Dave Lindley joua « Ain’t No Fit Place » sur un tempo légèrement différent à la version de la compilation de Metal Fatigue, qui est en fait ultérieure à celle de la session du 45 tours. Les retours de la presse spécialisée ne sont pas dithyrambiques, voir même peu enthousiastes, le groupe étant même comparé à un ersatz de Black Sabbath. Le doute reste entier quant à savoir si c’est la modification de tempo de Lindley qui en est la cause, ou l’écoute du simple à la mauvaise vitesse sur l’électrophone du journaliste.


         Affiché comme une double face A parce que Savage est tout simplement dans l’incapacité de choisir entre les deux morceaux, il se vend très convenablement à 1600 exemplaires grâce à la réputation des concerts du groupe, véritables blitzkriegs électriques d’une précision infernale. L’un d’eux va devenir mythique avec le temps, mais là encore, l’histoire et la réalité sont bien différentes. Savage se produisit en 1982 à l’Hammersmith Clarendon de Londres, en première partie d’une autre formation mythique : les danois de Mercyful Fate. La légende veut que nos héros furent à ce point excellents qu’ils épatèrent littéralement le chanteur de ces derniers, King Diamond. Bien évidemment, il en fut tout autre. Savage prêta son kit de batterie pour une session pour la radio anglaise, en échange de quoi, pour les remercier, Mercyful Fate les invita à jouer au Clarendon avec eux. Le manager des danois s’avança même pour leur proposer un deal : en échange du prêt de tout le matériel des anglais, ils accompagneraient le Fate sur toute la tournée anglaise, ce qui n’arriva bien évidemment pas. Il n’y eut au final que ce show en commun. Andy Dawson ne garda qu’un souvenir très mitigé des musiciens de Mercyful Fate, pas vraiment sympathiques hormis le guitariste Hank Shermann. Au final, ce concert n’eut qu’un seul avantage, néanmoins de taille : obtenir une critique très positive dans le magazine de Heavy-Metal Kerrang.


Malgré toutes ces péripéties, le contrat avec Ebony est une opportunité majeure, car le label a pour objectif de sortir le premier 33 tours de son histoire en signant Savage. Nous sommes alors en 1983, et les gars jouent et répètent ensemble depuis cinq ans. Est-ce là la clé de tout ? Le groupe ne sera pourtant pas satisfait du son de ce premier album. Ils désiraient celui d’un AC/DC avec Robert Mutt Lange ou de Van Halen avec Ted Templeman, une prise en direct avec des guitares rugissantes mais nettes dans le mix. Cela ne sera pas vraiment le cas. Loose’N’Lethal est un disque brutal, cru, saturé, violent. Si de nombreux excellents albums de la NWOBHM ont souffert d’une production artisanale, ce n’est assurément le cas pour Savage. Certes, s’ils avaient pu avoir le son dont ils rêvaient…. Mais ce qui rend aussi ce disque si exceptionnel, c’est la pureté et la densité de l’agression sonore. Outre le fait que les compositions soient parfaitement écrites, la musique reste tendue du début à la fin, sans aucun temps mort. La puissance est telle qu’il subsiste un grésillement qui fut la critique majeure de l’enregistrement, y compris de la part des musiciens eux-mêmes. Mais c’est bien cette qualité de prise en direct sans fioriture qui alimente l’urgence de la captation. Jeté sur bandes en quelques jours après des années de concerts et de répétitions assidus, les quatre musiciens, soudés, propulsent comme un seul homme les huit titres de ce disque. Et le niveau de violence sonore est monté d’un cran par rapport aux précédents enregistrements du groupe.


« Let It Loose » ouvre l’album dans un maelstrom de décibels et un tempo d’enfer. Certes, le Heavy-Metal n’est guère une nouveauté en cette année 1983 : Motorhead et Venom sont déjà passés par là. Pourtant, et en particulier par le son cru, cet hybride de vitesse et de Heavy-Metal revêche et sale va définir plus que clairement les contours de ce que sera le Thrash-Metal américain. Sans doute tellement clairement qu’il n’était pas trop nécessaire de le rappeler aux fans de Metallica. C’est avec un enchaînement imparable que résonne « Cry Wolf ». Tempo bravache, riff mordant, il assomme un peu plus l’auditeur, et l’écorche d’un solo lumineux et héroïque, parfait successeur de l’imposant morceau d’ouverture. « Berlin » fait référence on ne peut plus clair à la Guerre Froide et à la pesanteur du climat politique local, et appuie un riff lourd et noir, parfait descriptif de la violence qui sourde dans le pays. Il n’est en tout cas pas étonnant que quelques années plus tard surgira de cette terre le Thrash-Metal le plus agressif de la décennie.


« Dirty Money » est une relecture d’un ancien morceau déjà paru sur les multiples compilations auxquelles participa Savage, mais cette fois-ci avec le son sursaturé lié à cet album, ce qui lui donne un regain d’agressivité. Le second gros morceau est la dantesque pièce mid-tempo qu’est « Ain’t No Fit Place ». Il débute par un introït semi-acoustique hanté, d’où gronde lentement le larsen électrique. Puis le riff déchire l’air, et emporte l’auditeur dans un tourbillon de lyrisme désespéré, cher au meilleur Heavy-Metal. Il n’y a pas d’endroit où se mettre à l’abri, et c’est tellement vrai. Là encore, Andy Dawson brille par sa virtuosité à la guitare, offrant un solo gorgé de rage et de larmes, parfait prolongement émotionnel au riff central.


« On The Rocks » est une respiration tapageuse à base de good booze and bad wimmen, qui annonce les deux derniers temps forts de ce disque. Le premier est « China Run », cavalcade ahurissante menée à pleine vitesse comme un train fou. Dawson ne s’arrête plus de chorusser à l’envi, vrillant le cortex de l’auditeur pendant que Bradley hurle à la mort comme un loup. Il s’agit là du Heavy-Metal dans ce qu’il a de plus fulgurant, de plus trépidant. On retrouve l’excitation de « Whole Lotta Rosie » d’AC/DC, cette électricité totale, sans retenue, jusqu’à l’explosion. Le second et ultime temps fort est le massif « Red Hot », inspiré pour partie du Judas Priest de la fin des années 70. Son refrain martelé aux toms basses, les choeurs massifs, le riff teigneux, le solo barbelé, tout est là, luisant comme la lame d’une épée sous la lune.


Ainsi se clôt le disque original, complété depuis plusieurs années en cd par trois démos de 1980 et 1979 totalement impeccables. On retrouve le son du Savage initial, plus serré, plus rêche, moins extatique, mais déjà d’une cohésion totale. « No Cause To Kill », le massif « The Devil Take You », et le très Thin Lizzy-UFO « Back On The Road » (l’enregistrement le plus ancien), brillent tous de ces qualités intactes malgré un son brut mais tout à fait audible, vibrant de cette fougue pas encore domptée par le studio.

Savage se plaindra donc de la qualité de l’enregistrement de son premier disque, trop saturé, et préférera celui de son successeur, Hyperactive, aux mélodies plus accrocheuses. Pourtant, c’est bien cette électricité permanente qui en provoque toute l’excitation, au-delà des morceaux, joyaux de Heavy-Metal parfait. Le groupe pense alors enfin rejoindre la cour des grands, portés par des critiques dithyrambiques tant sur cet album que sur les concerts à venir. Savage croisera même Metallica au Festival Aardschock Festival de 1984 aux Pays-Bas. Les deux atteindront un premier firmament électrique avant de voir leurs destinées musicales respectives se séparer.

tous droits réservés

mardi 12 avril 2016

THE GROUNDHOGS 1968

 "Pour ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus pure."



THE GROUNDHOGS : Scratching The Surface  1968

Le Blues m'a toujours parlé. Mélancolique et souffrant d'une douleur intime me brûlant les tripes depuis l'adolescence, j'ai trouvé en cette musique un vecteur magique pour exprimer ce qui vibrait au plus profond de moi. Pourtant, je n'ai jamais vraiment trouvé l'artiste Blues légendaire qui me convaincrait d'être un adepte classique du genre. Je l'ai découvert via le Rock, et via des musiciens souvent blancs, qui à priori, selon les vrais amateurs, ne sont que de pâles erstazs. Seul Hendrix avait, de par sa couleur de peau, un tant soit peu de considération. Mais le vrai Blues ne pouvait être que noir. C'est celui de Muddy Waters, BB King, Sonny Boy Williamson, Robert Johnson.... le Delta du Mississippi, Chicago, le Texas... J'appréciai bien une poignée de chansons par ci par là, mais rien que me transcenda comme Led Zeppelin, par exemple. Il y avait bien une petite exception : John Lee Hooker. J'aimais sa voix, la rudesse de son jeu de guitare, la puissance de ses morceaux, joué au plus près de l'os. Mais il me manquait ce groove Rock, qui aurait pu rendre sa musique totalement exceptionnelle pour moi.

Aussi avais-je dans la tête un Blues brut, s'inspirant des accords de Hooker, ce côté hypnotique, accouplé à une batterie et une basse puissante. Eventuellement un peu d'harmonica, comme celui de Howlin' Wolf, mais ce sera la seule petite subtilité. Alors à la découverte des Groundhogs et de leurs somptueux albums, dont Thanks Christ For The Bomb et Split, je tombai un jour sur ce premier disque. Dire qu'il n'a rien à voir avec la suite est une erreur à ne pas commettre. Tout est en place depuis le début, la composition et l'instrumentation se révéleront de plus en plus recherchées, mais le fond du propos restera bien le même : le Blues.

Et pas n'importe lequel. Car les Groundhogs sont en fait en premier lieu un quatuor qui accompagna notamment.... John Lee Hooker sur ses tournées britanniques à partir de 1964 et à trois reprises, mais aussi Champion Jack Dupree, Little Walter et Jimmy Reed. Les enregistrements du Hook de l'époque montrent par ailleurs l'incroyable cohésion entre le bluesman noir et le quatuor de blanc-becs londoniens. A l’origine, l’histoire des Hogs remontent à 1963, et la formation des Dollar Bills par Tony McPhee et le bassiste John Cruikshank. Leur réputation grandira au fur et à mesure de leurs concerts dans les clubs Blues de Londres. Ils deviendront John Lee’s Groundhogs en hommage à leur héros, John Lee Hooker, qu’ils finiront par accompagner. La tournée de 1965 leur échappe pour une autre formation, et les Groundhogs intégreront une section de cuivres afin de davantage coller au son de l’époque, qui s’oriente vers la Soul. Cette mutation ne sied guère à McPhee, et en 1966, le groupe se sépare, d’abord à cause de l’insatisfaction artistique du guitariste, et ensuite car Cruikshank, devenu père de famille, ne supporte plus le rythme des concerts dans les clubs. McPhee poursuit sa carrière musicale dans différentes formations, dont Herbal Mixture ou le John Dummer Blues Band, mais aucune ne le satisfera vraiment. Sa réputation est telle que John Mayall viendra lui proposer de remplacer Eric Clapton au sein des Bluesbreakers. Mais McPhee refuse, ne pensant pas pouvoir trouver sa place derrière un leader comme Mayall. Peter Green sera l’élu.

Pendant ce temps-là, Roy Fischer, l’ancien manager des Groundhogs, contacte Andrew Lauder, le responsable du label Liberty, afin de lui parler de son nouveau projet de films musicaux, ancêtres du clip vidéo. Lauder demande alors des nouvelles des Hogs à Fischer, car il fut emballé par les deux concerts auxquels il assista en 1964 avec John Lee Hooker. L’ancien manager explique que le groupe n’est plus, mais qu’il est encore en contact avec McPhee. Il appelle aussitôt ce dernier, lorsque Lauder propose un contrat discographique aux Groundhogs. Le label Liberty, qui n’a pas encore son groupe de Blues anglais, décide ainsi de faire confiance à McPhee pour aller concurrencer les ténors du genre. L’homme, outre ses faits d’armes auprès des grands Blues noir, est un musicien apprécié, à la réputation flatteuse. Timide, souvent en retrait, préférant enregistrer les autres que son propre groupe, Tony McPhee, le guitariste et chanteur des Groundhogs, décide de sauter le pas et passer quelques jours au Studio Marquee de Londres avec ses musiciens. Il reforme ses Groundhogs, et enregistre sur le vif entre le 5 et le 13 octobre 1968 neuf titres de Blues pur, dont ses toutes premières compositions personnelles. Auparavant, et sur une idée de Roy Fischer, McPhee enregistrera un disque de session Blues, intitulé Groundhog Serie, avec d’autre musiciens connus du circuit : Me And The Devil en 1968. I Asked For Water, She Gave Me… Gasoline en 1969 sera le résultat de d’une seconde session dans cet esprit. On y entend jouer notamment l’harmoniciste Steve Rye, les Groundhogs avec Jo-Ann Kelly, et McPhee interprétant quelques magnifiques Blues acoustiques que l’on retrouvera sur la réédition en CD du premier album des Groundhogs.

Tout cela n'a pourtant guère de prétention dans la tête du guitariste. Le genre est certes au plus haut, mais de nombreux groupes majeurs ce sont déjà imposés, comme les Bluesbreakers, Fleetwood Mac et Savoy Brown. Et il est aussi en plein mutation, avec des formations comme le Jeff Beck Group, Cream ou les Yardbirds. Aussi, que pouvait bien apporter les Groundhogs avec ce premier disque ? En fait rien, ce qui conduira cet album aux oubliettes de l'histoire, cette dernière retenant la concurrence, plus originale. Tony McPhee est un curieux puriste. Il est à la fois très attaché au Blues rural noir dans toute son âpreté et son âme torturé, mais y injecte une brutalité typiquement européenne. Il y a donc tout ce qui fait le charme du Blues dans sa forme originale, mais se greffe une folie et une énergie que l’on ne retrouve que dans les interprétations britanniques du genre.
Pour ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus pure. Tout y est : la force de l'interprétation sans fioriture des pionniers, le parfum du Blues typiquement anglais, et l'énergie du Rock. Et sous des apparences de simplicité, une certaine virtuosité, en particulier sur les soli de guitare de McPhee et ceux d'harmonica de Steve Rye. Enregistré en une prise, on ressent l'urgence de cette musique, le besoin irrépressible de vivre au milieu du merdier. C’est ce qui fait véritablement la différence avec les autres groupes du British-Blues Boom. Chicken Shack et Savoy Brown intègre des cuivres, les Bluesbreakers s’oriente vers une musique plus Jazz, et Cream et Hendrix partent en de longues improvisations scéniques psychédéliques et virtuoses.

Dès l'entrée en matière qu'est « Rocking Chair », on comprend néanmoins que l'on n'a pas affaire à un disque des Moody Blues. On entend la musique arriver comme si l'on rentrait dans le local de répétition du quatuor. McPhee, Rye, Pete Cruikshank, de retour à la basse, et Ken Pustelnik à la batterie débourrent un boogie rugueux. Rythmique en place, puissante, avec un soupçon de swing Rythm'N'Blues, et un riff barbelé de McPhee sur sa vieille Stratocaster. Rye souffle dans son harmonica, répondant au chant du guitariste, voix profonde qui résonne comme celle de Hooker dans les faubourgs de Londres.

Tout au long de ce disque, on retrouve cette colère sourde de l'homme à bout, prêt à tout envoyer en l'air pour retrouver sa liberté. Cette liberté est souvent sentimentale, comme dans « Married Men », « Man Trouble », « You Don't Love Me »... Il s'agit d'un des grands thèmes de prédilection de Tony McPhee, cette frustration masculine de l'homme moyen, pas assez riche et pas assez beau pour pouvoir frimer. Le Blues des Groundhogs est une teigne. Son approche est presque Punk, et annonce avec dix ans d'avance le Gun Club. La guitare est tendue de fil barbelé, la basse de Cruikshank vrombit comme un avion de chasse, partant en embardée comme le souffle d'un moteur. La batterie de Pustelnik tape dur, et la puissance de son jeu rappelle par moments rien de moins que Bill Ward de Black Sabbath. C'est un Blues sombre, urbain, âpre. Comme lorsque l'on relève le col d'un caban râpé, le soir sous la neige, en tirant nerveusement sur une cigarette, les yeux rivés sur la ville hostile, et cette foutue vie de merde qui ne nous épargne rien.

Steve Rye partage le chant avec McPhee, mais l'on sent déjà que la voix du guitariste est plus appropriée. L'harmoniciste est un vocaliste capable, mais sa voix n'a pas de texture suffisamment agressive pour répondre à ses trois acolytes, résonnant parfois comme celle de Al Wilson de Canned Heat. Steve Rye apporte une touche de légèreté sur ce disque, avec une voix moins grave, plus Soul. « You Don’t Love Me » est par exemple porté par ce tempo vif et dansant, mais toujours solidement interprété avec cette violence prégnante. L’harmonica virevolte sur la guitare barbelée de McPhee, et maintient ce Boogie hors de l’eau saumâtre dans lequel baigne le disque, et les musiciens sur la pochette. Son jeu d'harmonica attise pourtant les braises, soutenu par la robuste guitare de McPhee. Comme sur le fantastique « Still A Fool », rappelant la reprise de « Catfish » de Muddy Waters par Hendrix. Rye révèle ses influences, Little Walter notamment, ciselant des chorus ponctuant le morceau à la manière d'une seconde guitare, tempête de poussière aride sur le tempo massif. McPhee révèle ses accents hendrixiens justement, mais toujours au milieu de ce brouet de noirceur.

Le Blues des Groundhogs est intense, profond, terriblement agressif aussi. Il y a une vraie violence dans cette musique, une violence urbaine que le Blues de Hooker portait en lui, l’homme vivant dans la cité industrielle de Detroit à partir du milieu des années 60 après avoir quitté Chicago. McPhee est un petit gars de la banlieue londonienne, et n’a été happé par cette brutalité. Ce dernier s’est toujours senti concerné par les problèmes de la société. Il le démontrera bien davantage avec le disque Thanks Christ For The Bomb en 1970, aux textes ouvertement politisés. Pour le moment, il n’aborde que les sujets traditionnels du Blues : la solitude, les amours déçus, la difficulté de gagner sa vie. Mais on sent que dans sa bouche, comme dans celle de Hooker, ces thèmes prennent une signification très particulière, très impliquée.

Ce premier album ne marchera guère, sans doute à cause de son âpreté. Et encore, les musiciens furent déçus par la production trop policée de Mike Batt, ce qui laisse entrevoir la véritable brutalité de l’interprétation originelle. Liberty va à nouveau faire confiance au Groundhogs avec un second disque, Blues Obituary en 1969. Cet album ne va connaître guère plus d’écho que son prédécesseur, si ce n’est que le simple « BDD » sera numéro un des classements… au Liban. Cette curiosité va alors pousser les Groundhogs à poursuivre, et obtenir la consécration avec leur troisième album. Steve Rye sera auparavant parti, laissant le champ libre à McPhee pour jouer sa propre musique, et s’éloigner peu à peu de l’idiome Blues qui restera sa charnière musicale essentielle, mais n’en sera que le matériau de base à des compositions plus ambitieuses.

tous droits réservés

mardi 5 avril 2016

JOE WALSH 1976

 "Ce que Joe Walsh a à offrir sur disque est ici décuplé sur scène."


JOE WALSH : You Cant’t Argue With A Sick Mind 1976

Les meilleurs amis ne sont pas forcément ceux qui étaient les plus proches à certaines périodes de nos vies. Ce sont parfois ces personnes que l’on pourrait qualifier un peu brutalement de second choix, mais qui sont restés fidèles et discrètes, toujours là au bon moment, et qui ont toujours un mot agréable à vous adresser aux grandes étapes de votre existence. Ils sont la présence rassurante dont on a besoin dans les moments difficiles, et les compagnons de soirées avec qui on partage un bon moment, sans plus d’exubérance que nécessaire. Et quand ceux avec qui l’on passe le plus de temps s’éclipsent de manière aussi incompréhensible que brutale, ils sont toujours là, pas très loin de vous.

Joe Walsh est pour moi un vrai bon copain. Pas personnellement, mais sa musique, très certainement. J’y reviens toujours, et j’y trouve toujours cette chaleur amicale qui me manque à certains moments de mon existence. Son Rock n’est ni le plus Hard, ni le plus virtuose, et encore moins le plus élaboré de tous, mais il est fameux. Il est assez difficile à décrire en vérité : pas totalement Blues au sens où on l’entend, pas radicalement Hard-Rock, pas californien dans l’âme non plus, il est un mélange subtil de tous ces éléments.

Walsh fit ses armes avec un prodigieux trio du nom de James Gang qui publia avec lui trois albums et un disque capté en concert, entre 1969 et 1971. Le second, Rides Again, en 1970, fit grande impression, récoltant les compliments de la presse comme de musiciens confirmés et talentueux. Pete Townshend des Who qualifia Walsh de « meilleur nouveau guitariste du moment » alors que le Gang fut inviter à assurer leur première partie, et Peter Green invita ce dernier à jouer avec Fleetwood Mac et Eric Clapton à la Boston Tea Party en mai 1970. Il fut également appelé par Steve Marriott pour remplacer Peter Frampton au sein de Humble Pie, mais il déclina l’offre. Joe Walsh venait de recevoir l’adoubement des meilleurs lames de la guitare du moment, et avait un boulevard ouvert devant lui, ce dont il profita, mais à sa manière.

Il quitta le James Gang en décembre 1971, donc, épuisé par le rythme effréné des tournées et les premiers conflits avec ses comparses. Il fut par ailleurs remplacé en 1973 et 1974 par un certain Tommy Bolin. Il fonda son groupe solo, d’abord appelé Barnstorm, et développa sa propre musique, avec une intéraction limitée avec ses partenaires. La musique de Joe Walsh prit encore de la dimension, s’ouvrant vers des horizons Country et californien inspiré de Crosby, Stills, Nash And Young qui apportèrent de la richesse à son Blues-Rock. Car Walsh ne pratique pas une musique rugueuse et bluesy à la Rory Gallagher ou à la Robin Trower. Il se met au service de chansons merveilleuses, terreuses et âcres, aux rythmes nonchalants, presque boueux, mais à la mélancolie absolument évidente. L’homme est un garçon romantique, sous sa façade de rigolo affichée, copain de Keith Moon des Who et de tout le gotha des alcoolos mondains du Rock mondial. C’est ainsi qu’il sympathisera avec les musiciens des Eagles, dont Don Felder. Il oubliera malheureusement ce talent évident pour rejoindre les dits Eagles en 1976, pour ce qui deviendra leur plus célèbre disque : Hotel California. Mais les aigles ne s’y trompèrent pas, reprenant systématiquement, et toujours à ce jour, le « Walk Away » du James Gang, et « Rocky Mountain Way » de Walsh en solo.

Peu de temps avant d’être débauché, Joe Walsh entreprit une tournée solo à succès en 1975, toujours entouré de ses fidèles musiciens : Joe Vitale et Andy Newmark à la batterie, Willy Weeks à la basse, Jay Ferguson de Spirit aux claviers, et Don Felder à la guitare. Cette tournée va s’organiser peu de temps avant que Walsh ne rejoigne les Eagles. L’annonce aura des répercussions très positives sur les dates à venir, une partie du public venant pour entendre le futur lead-guitariste du quintet californien. La set-list va faire la part belle aux trois albums solos de Walsh à cette date : Barnstorm en 1972, The Smoker You Drink, The Player You Get en 1973, et So What en 1974. Quelques classiques de la période James Gang sont également inclus dont la vieille scie scénique « Walk Away ». Walsh n’a alors qu’une réputation prometteuse, n’ayant classé que quelques simples dans les cinquante premières places des charts avec James Gang ou en solo depuis 1970.

Ce disque en concert, vite expédié, n’est au final qu’un objet permettant de capitaliser financièrement sur la réputation de nouveau Eagles de Walsh. Mais ses qualités font vite oublier ses défauts, à commencer par sa durée d’à peine trente-cinq minutes à l’époque des double-albums en direct. C’est en tout cas l’aspect qu’il donne au premier abord. Car cet album est proprement d’excellente qualité, bien que trop court. On y retrouve notamment plusieurs grands classiques du guitariste : « Walk Away » bien sûr, mais aussi « Help Me Through The Night », « Turn To Stone » et « Rocky Mountain Way », première vente significative du musicien, atteignant la 23ème place des charts US en 1973. Elle sera notamment reprise sur scène par Crosby, Stills, Nash And Young sur leur tournée mondiale de 1974, mais aussi par Triumph ou Michael Bolton.

Ce que Joe Walsh a à offrir sur disque est ici décuplé sur scène. L’émotion intense, aride et amère de ses morceaux atteint un pinacle rare. Deux pièces sont particulièrement symboliques de cette approche : « Meadows » et « Turn To Stone ». Le premier reprend d’abord parfaitement son pendant studio, avec toute l’énergie et la finesse qui le caractérisent. Puis Walsh et ses musiciens lui greffent une coda improvisée inédite, d’une mélancolie terrible, faite d’arpèges électriques lumineux, soutenu par un accord de synthétiseur et d’orgue Hammond. Le second va encore plus loin dans l’exploration du thème : une introduction crépusculaire prépare l’arrivée du riff stonien. Le développement central va ouvrir une longue déambulation au gré des vents, à l’amertume profonde. Un solo de flûte soutenu par une rythmique Funk laisse la place à une cathédrale de powerchords déchirants faisant monter l’intensité vers un paroxysme d’émotion lacrymale. Incontestablement, ces deux morceaux sont le sommet de cet album qui compte aussi quelques méfaits percutants.

« Walk Away » est ainsi une introduction scénique redoutable qui se déroule d’une manière plus fluide et moins abruptement Blues que celle, originale, du James Gang. « Rocky Mountain Way » est une ballade fainéante, mid-tempo, traînant sous la slide somptueuse de Walsh. Ce dernier fait aussi une petite démonstration de talk-box, effet de guitare dont il est l’un des maîtres avec Jeff Beck, Peter Frampton et Joe Perry d’Aerosmith. J’aime ce feeling, prenant du bon temps sous le soleil de Californie, mixant la Soul des studios Muscle Shoals avec le Blues, que pratiqua également avec brio Stephen Stills. Mais Walsh lui injecte une âme supplémentaire, celle du voyage, de la virée sur la route, des grands espaces, le Sud, les bayous, don que voulurent absolument récupérer les Eagles pour donner une nouvelle dimension à leur musique, plus Rock et moins Country.

Ce magnifique disque live va entretenir et clore la carrière solo de Joe Walsh, qui ne publiera aucun disque solo entre décembre 1974 et 1978. Il va se consacrer pleinement aux Eagles, diluant son talent dans celui d’un groupe qui va connaître son apogée avec lui et le disque Hotel California. Walsh imposera plusieurs de ses idées de riffs, mais ne pourra plus aussi facilement placer ses compositions entre les différents compositeurs que sont Glenn Frey, Don Henley, Don Felder, et Randy Meisner. Il va par contre connaître la grande vie des superstars du Rock de l’époque, avec son cortège de cocaïne, de groupies et d’alcool, passant ses soirées aux côtés des plus dangereux compagnons de biture comme Keith Moon, Alice Cooper, John Lennon, Jimmy Page ou John Bonham.

Sa musique va perdre peu à peu de son intensité émotionnelle, si riche, si puissante, pour laisser place à des pochades certes distrayantes, mais se faisant au détriment de la qualité de sa musique. Ce disque en concert est l’aboutissement de ce que Joe Walsh avait à offrir de meilleur, et ces courtes trente-cinq minutes sont à savourer comme ce qui se fit de mieux en termes de Rock américain du milieu des années 70.

tous droits réservés