"Le
meilleur disque qu'AC/DC n'a jamais sorti."
KROKUS :
One Vice At A Time 1982
Les
fraîches prairies s'étendent aux pieds des montagnes alpines, où
paissent de paisibles vaches laitières. Des maisons de bois et de
pierres granitiques, d'où sortent d'affables paysans à l'accent
traînant portant une salopette tyrolienne. De splendides fleurs de
montagnes éclosent sur les flancs rocheux, dont une, éclatante de
couleur, proche de l'herbe de prairie : le Krokus. Nous sommes
en Suisse, du côté germanique de ce petit pays montagneux. Dans la
petite ville de Soleure, un jeune homme déguingandé, aux joues
creuses et aux cheveux bouclés, décide de former un groupe de Rock
progressif. Il joue du piano et de la batterie. Jeune homme soigné,
discret, il arbore pourtant cette chevelure longue signe de
rassemblement de la communauté Rock. La Suisse n'est pas un pays
pour les amateurs du genre. Contrée rigide, propre, polie,
disciplinée, elle ne laisse aucunement la place à toute forme de
liberté. Jouer de la guitare électrique fait du bruit, la vente de
l'alcool est réglementée comme celle du tabac. Pas question pour le
citoyen suisse de s'inventer une vie, tout est déjà réglementé,
il suffit de rentrer dans le moule. Ce carcan, à la fois rassurant
et oppressant, fera naître une autre formation bien plus radicale :
Celtic Frost, dont les fondements sont cette même frustration
profonde de l'adolescent dans ce monde cloisonné, doublé de la
découverte brutale du monde réel, lorsque le jeune homme quitte la
cellule confortable de la famille protectrice.
Chris
Von Rohr a fait sciemment ce choix, même si cela reste d'abord
plutôt timide. Tommy Kiefer prend la guitare, Remo Spadino la basse,
et Hansi Droz, la seconde guitare. Le résultat est un premier disque
éponyme quelconque, noyé entre Progressif amateur et Krautrock
germanique. La photo de promotion montre les jeunes gens assis sur un
banc, engoncés dans leurs manteaux de laine. Le nom du groupe,
Krokus, est un clin d'oeil à la fameuse fleur emblématique des
montagnes suisses. Cette première mouture explose et Chris Von Rohr
et Tommy Kiefer rejoigne trois musiciens d'un autre groupe :
Montezuma. Fernando Von Arb prend la guitare, Jurg Nageli la basse,
et Freddy Steady la batterie. Von Rohr devient le chanteur, et Krokus
s'oriente vers le Hard-Rock un peu Glam. Les premières vidéos sont
risibles, avec ce grand échalas de Von Rohr tenant le chant avec sa
dégaine de benêt maladroit et sa voix quelconque, sur un Rock
nerveux mais qui l'est tout autant, quelconque.
L'album
To You All de 1977 en est le constat consternant. Conscients
que Von Rohr est un aussi piètre showman que chanteur, ils
recherchent l'homme providentiel. Nageli
se retire à la production et au management, Von Rohr récupère la
basse, et un vrai chanteur, Henry Friez, prend le micro pour le
disque Painkiller de
1978. Une tournée en Allemagne suit, et la formation gagne une
petite réputation dans les régions germanophones. Friez
se sauve rapidement. Un nouvel élu apparaît : Marc Storace.
Ce
nouveau vocaliste est un
showman aux traits latins, d'origine maltaise, qui a fait ses classes
dans un groupe de Jazz-Rock du nom de Tea. L'homme attire l'oreille
de Von Rohr et Von Arb pour son timbre aigu et râpeux, très proche
de celui de Bon Scott d'AC/DC dont les deux musiciens viennent de
découvrir les disques. Ils décident, sous l'impulsion de Storace,
de clairement virer Hard-Rock. Un premier disque sans concession est
publié fin 1979 : Metal Rendez-Vous.
Quelques futurs classiques de scène apparaissent, comme
« Heatstroke ». Le
disque est
propulsé platine
en Suisse, et
apparaît dans les classements anglais et américains. Le
groupe, qui a tourné avec Nazareth, Ted Nugent et Rainbow à travers
l'Europe, rattrape le wagon de la New-Wave Of British Heavy-Metal en
ratissant la Grande-Bretagne avec Girlschool, More et Angel Witch, et
s'invitant à l'affiche de la mythique édition du festival de
Reading de l'année 1980. Le
succès se confirme avec le très solide Hardware en
1981, et Krokus tourne
aux Etats-Unis avec Cheap Trick, AC/DC et Sammy Hagar. Ce
très bon disque offre quelques merveilles sonore comme « Easy
Rocker », « Winning Man » ou « Mad Rocket ».
Le style de la formation s'oriente de plus en plus sur le
Heavy-Metal : Judas Priest, UFO, mais surtout AC/DC.
Cette
référence va devenir une obsession, notamment à cause du timbre de
Storace, particulièrement troublant de ressemblance avec celui de
Bon Scott, décédé en février 1980. Le chanteur suisse fut même
l'un des candidats pressentis pour remplacer ce dernier, avant qu'un
choix plus humainement compatible fut fait avec Brian Johnson. Ceci
étant, cette similitude n'échappa pas à la presse anglaise, et aux
fans de plus en plus nombreux. Tommy Kiefer, guitariste historique,
et influence musicale majeure pour Krokus, est débarqué pour
consommation galopante d'héroïne, dont il mourra d'overdose en
1986. La tonalité
Heavy-Progressif disparaît totalement, pour laisser libre cours à
la domination musicale exclusive des deux Von, Arb et Rohr. Mandy
Meyer reprend la seconde guitare pour une nouvelle tournée
américaine.
Soucieux
de ne pas laisser refroidir l'acier, Krokus publie One Vice
At A Time en 1982. Cette
fois-ci, le disque est à ce point imprégné d'AC/DC que Chris Von
Rohr le vendra à la presse anglaise comme « le meilleur disque
qu'AC/DC n'a jamais sorti ». Il faut dire qu'en 1982, le
quintet australien fatigue. Si il a su surmonter la mort de Bon Scott
avec l'excellent Back In Black,
succès musical et commercial absolu, le suivant, For Those
About To Rock, en 1981, se
montre plus pataud malgré de bons morceaux et un succès commercial
majeur. On sent AC/DC fatigué, exsangue, ce qui ne fera que se
confirmer sur les disques suivants. Après sept années à
enregistrer et tourner sans faillir, le quintet semble avoir besoin
de prendre du recul et de souffler. L'énergie s'effiloche au fur et
à mesure qu'augmente la consommation, d'alcool du guitariste Malcolm
Young et du batteur Phil Rudd. Les derniers concerts de
la tournée For Those.. se
jouent en 1982, mais c'est la première année depuis 1975 qu'il n'y
aura pas de nouveau disque d'AC/DC. Krokus
va prendre la relève avec ce disque génial, qui n'a aucun rapport
avec un quelconque plagiat.
Même
si le son d'AC/DC reste unique, il est emblématique d'un héritage
sonore. Il s'agit de la synthèse du Blues anglais, du Rock des
Rolling Stones, de Free et de Taste, et des prémices du Hard-Rock de
Jeff Beck Group et Led Zeppelin. Ajoutons
à cela John Lee Hooker, Chuck Berry et Muddy Waters, et vous
obtiendrez la quintessence de ce qu'est le vrai Blues-Rock dur,
teigneux et sans concession. Krokus
se veut lui aussi l'héritage de tout cela, après de nombreux
tâtonnements sonores. Eux qui désirent plus que tout jouer du Rock
et en vivre pour fuir la rigidité de la société suisse, la formule
magique s'appelle AC/DC. Il faut aussi citer Judas Priest, quintet de
Birmingham qui en 1980 a aussi trouvé sa formule magique avec
British Steel. On en
distingue des traces sur One Vice At A Time.
Les paroles graveleuses sont néanmoins strictement inspirées de
celles d'AC/DC, avec ce supplément de matière grasse inhérent à
la subtilité des germanophones. Les
Scorpions partageront cette finesse littéraire.
« Long
Stick Goes Boom » est le prototype de ce Hard-Rock Blues
saignant et sans aucune délicatesse. C'est
pourtant une merveille, infaillible et
bien construit. Commençant
comme le final scénique d'un morceau d'AC/DC, il semble dire que
Krokus se charge de la relève, alors même que les rois du Hard-Rock
australien sont au sommet du monde. Le riff semble tout droit sorti
de Back In Black ou
For Those About To Rock,
mais c'est Bon Scott qui est au chant. Sacré choc pour le fan, qui
doit sentir son coeur se serrer à l'écoute de cette offrande suisse
aussi improbable que magique. Le
texte est à l'image d'AC/DC, rustaud, sexiste, machiste,
parfaitement en adéquation avec l'esprit de sales garnements dont
ils se parent volontiers. Krokus y ajoute donc sa dose de graveleux
supplémentaire. Ce mid-tempo
dévastateur sera un tube sur la balbutiante chaîne télévisuelle
de clips vidéos qu'est MTV. Krokus connaîtra les joies de la
censure à l'américaine, lorsque les paroles grassouillettes
chatouilleront les oreilles chastes des intégristes religieux.
Un
morceau rapide suit ce premier brûlot : « Bad Boys, Rag
Dolls ». Mordant, saignant, sans pitié, c'est un torrent de
décibels. « Playin' The Outlaw » est un tempo massif. La
guitare de Fernando Von Arb fait des merveilles, très inspirés
d'Angus Young, indiscutablement, mais aussi du Blues électrique de
Paul Kossoff et Jeff Beck. Storace monte dans les aigus sur le
refrain sans aucun souci, hurlant le Heavy-Blues comme un damné. Les
chorus sont superbes, campés sur une rythmique en béton armé. « To
The Top » suit le même train, empli de cette mélancolie de
l'homme seul la nuit au volant de sa voiture américaine. On
y retrouve un peu de « Touch Too Much » d'AC/DC, mais
chaque morceau rappelle une chanson d'AC/DC, sans pour autant faire
hurler au plagiat. Il s'agit de vrais pièces de musique originales,
mais mais dont le coeur est une sorte d'obsession du groupe
australien, un fantasme de ce que le fan aimerait entendre encore de
la part de son groupe préféré. Krokus l'offre brillamment, en y
injectant toujours une touche de Judas Priest sur certains riffs.
« Down
The Drain » est un Boogie redoutable, roulant comme une
locomotive vers une destination inconnue à travers la campagne
désertique. La tension ne redescend à aucun moment, le riff tendu
ne lâchant pas un instant sa prise. Seule
petit bémol est cette reprise un peu inutile de « American
Woman » des canadiens Guess
Who. Le morceau est certes plaisant, mais fait retomber un peu
l'excitation, permanente depuis le début de l'album.
Heureusement,
elle reprend rapidement, grâce au superbe « I'm On The Run ».
Instantané, sauvage,
rugueux, il rappelle « Bad Boy Boogie » d'AC/DC, mais
avec un refrain plus lyrique, plus emphatique. Le thème du fuyard
est un classique du monde du Hard-Rock, mais on y trouve dans ce
morceau toute la finesse d'esprit de Bon Scott lorsqu'il abordait ce
thème, preuve que ces hommes savaient aussi évoquer la vie avec
justesse. N'oublions pas que ces suisses n'ont pas eu la vie facile
tous les jours, et qu'ils touchent avec leur musique leur rêve de
liberté ultime : celui d'être sur la route pour jouer du
Rock'N'Roll. Le chorus de Von
Arb est redoutable, bien écrit, fin. C'est une réussite
incontestable, qui ajoute encore à la qualité déjà évidente de
ce morceau.
« Save
Me » est un autre très bon morceau, tendu, rappelant Judas
Priest, mais aussi UFO. C'est le premier morceau à sortir de sa
filiation évidente avec AC/DC, et le résultat est probant. Krokus
s'y connaît en refrain fédérateur, et en Heavy-Metal tranchant et
menaçant. « Rock'N'Roll », qui clôt le disque, rappelle
quant à lui Led Zeppelin et le titre du même nom, dont
l'introduction à la batterie en est directement inspirée. Ce titre
n'est pas le meilleur de l'album, mais sait se montrer efficace à
souhait.
Krokus
va poursuivre avec ce disque son ascension des charts américains,
atteignant son apogée avec « Headhunters » l'année
suivante. Le batteur Freddy Steady sera remplacé par un
percussionniste techniquement plus accompli, mais Krokus perdra avec
le départ de Steady ce jeu direct, très Rock, et pas encore trop
nettement marqué Metal. Avec One Vice At A Time,
Krokus atteint son pinacle artistique, offrant un excellent disque
aux qualités musicales immenses. Ces dernières resteront pourtant
cachées derrière l'influence trop marquée d'AC/DC, résumant
Krokus à un simple ersatz germanique sans génie. Mais ce
dernier est pourtant là :
avoir réussi à sortir un disque qu'aurait pu totalement sortir le
groupe des frères Young du
temps de sa grandeur, en
partie révolue.
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