mardi 28 juin 2016

KROKUS 1982

"Le meilleur disque qu'AC/DC n'a jamais sorti."

KROKUS : One Vice At A Time 1982

Les fraîches prairies s'étendent aux pieds des montagnes alpines, où paissent de paisibles vaches laitières. Des maisons de bois et de pierres granitiques, d'où sortent d'affables paysans à l'accent traînant portant une salopette tyrolienne. De splendides fleurs de montagnes éclosent sur les flancs rocheux, dont une, éclatante de couleur, proche de l'herbe de prairie : le Krokus. Nous sommes en Suisse, du côté germanique de ce petit pays montagneux. Dans la petite ville de Soleure, un jeune homme déguingandé, aux joues creuses et aux cheveux bouclés, décide de former un groupe de Rock progressif. Il joue du piano et de la batterie. Jeune homme soigné, discret, il arbore pourtant cette chevelure longue signe de rassemblement de la communauté Rock. La Suisse n'est pas un pays pour les amateurs du genre. Contrée rigide, propre, polie, disciplinée, elle ne laisse aucunement la place à toute forme de liberté. Jouer de la guitare électrique fait du bruit, la vente de l'alcool est réglementée comme celle du tabac. Pas question pour le citoyen suisse de s'inventer une vie, tout est déjà réglementé, il suffit de rentrer dans le moule. Ce carcan, à la fois rassurant et oppressant, fera naître une autre formation bien plus radicale : Celtic Frost, dont les fondements sont cette même frustration profonde de l'adolescent dans ce monde cloisonné, doublé de la découverte brutale du monde réel, lorsque le jeune homme quitte la cellule confortable de la famille protectrice.

Chris Von Rohr a fait sciemment ce choix, même si cela reste d'abord plutôt timide. Tommy Kiefer prend la guitare, Remo Spadino la basse, et Hansi Droz, la seconde guitare. Le résultat est un premier disque éponyme quelconque, noyé entre Progressif amateur et Krautrock germanique. La photo de promotion montre les jeunes gens assis sur un banc, engoncés dans leurs manteaux de laine. Le nom du groupe, Krokus, est un clin d'oeil à la fameuse fleur emblématique des montagnes suisses. Cette première mouture explose et Chris Von Rohr et Tommy Kiefer rejoigne trois musiciens d'un autre groupe : Montezuma. Fernando Von Arb prend la guitare, Jurg Nageli la basse, et Freddy Steady la batterie. Von Rohr devient le chanteur, et Krokus s'oriente vers le Hard-Rock un peu Glam. Les premières vidéos sont risibles, avec ce grand échalas de Von Rohr tenant le chant avec sa dégaine de benêt maladroit et sa voix quelconque, sur un Rock nerveux mais qui l'est tout autant, quelconque.

L'album To You All de 1977 en est le constat consternant. Conscients que Von Rohr est un aussi piètre showman que chanteur, ils recherchent l'homme providentiel. Nageli se retire à la production et au management, Von Rohr récupère la basse, et un vrai chanteur, Henry Friez, prend le micro pour le disque Painkiller de 1978. Une tournée en Allemagne suit, et la formation gagne une petite réputation dans les régions germanophones. Friez se sauve rapidement. Un nouvel élu apparaît : Marc Storace.

Ce nouveau vocaliste est un showman aux traits latins, d'origine maltaise, qui a fait ses classes dans un groupe de Jazz-Rock du nom de Tea. L'homme attire l'oreille de Von Rohr et Von Arb pour son timbre aigu et râpeux, très proche de celui de Bon Scott d'AC/DC dont les deux musiciens viennent de découvrir les disques. Ils décident, sous l'impulsion de Storace, de clairement virer Hard-Rock. Un premier disque sans concession est publié fin 1979 : Metal Rendez-Vous. Quelques futurs classiques de scène apparaissent, comme « Heatstroke ». Le disque est propulsé platine en Suisse, et apparaît dans les classements anglais et américains. Le groupe, qui a tourné avec Nazareth, Ted Nugent et Rainbow à travers l'Europe, rattrape le wagon de la New-Wave Of British Heavy-Metal en ratissant la Grande-Bretagne avec Girlschool, More et Angel Witch, et s'invitant à l'affiche de la mythique édition du festival de Reading de l'année 1980. Le succès se confirme avec le très solide Hardware en 1981, et Krokus tourne aux Etats-Unis avec Cheap Trick, AC/DC et Sammy Hagar. Ce très bon disque offre quelques merveilles sonore comme « Easy Rocker », « Winning Man » ou « Mad Rocket ». Le style de la formation s'oriente de plus en plus sur le Heavy-Metal : Judas Priest, UFO, mais surtout AC/DC.

Cette référence va devenir une obsession, notamment à cause du timbre de Storace, particulièrement troublant de ressemblance avec celui de Bon Scott, décédé en février 1980. Le chanteur suisse fut même l'un des candidats pressentis pour remplacer ce dernier, avant qu'un choix plus humainement compatible fut fait avec Brian Johnson. Ceci étant, cette similitude n'échappa pas à la presse anglaise, et aux fans de plus en plus nombreux. Tommy Kiefer, guitariste historique, et influence musicale majeure pour Krokus, est débarqué pour consommation galopante d'héroïne, dont il mourra d'overdose en 1986. La tonalité Heavy-Progressif disparaît totalement, pour laisser libre cours à la domination musicale exclusive des deux Von, Arb et Rohr. Mandy Meyer reprend la seconde guitare pour une nouvelle tournée américaine.

Soucieux de ne pas laisser refroidir l'acier, Krokus publie One Vice At A Time en 1982. Cette fois-ci, le disque est à ce point imprégné d'AC/DC que Chris Von Rohr le vendra à la presse anglaise comme « le meilleur disque qu'AC/DC n'a jamais sorti ». Il faut dire qu'en 1982, le quintet australien fatigue. Si il a su surmonter la mort de Bon Scott avec l'excellent Back In Black, succès musical et commercial absolu, le suivant, For Those About To Rock, en 1981, se montre plus pataud malgré de bons morceaux et un succès commercial majeur. On sent AC/DC fatigué, exsangue, ce qui ne fera que se confirmer sur les disques suivants. Après sept années à enregistrer et tourner sans faillir, le quintet semble avoir besoin de prendre du recul et de souffler. L'énergie s'effiloche au fur et à mesure qu'augmente la consommation, d'alcool du guitariste Malcolm Young et du batteur Phil Rudd. Les derniers concerts de la tournée For Those.. se jouent en 1982, mais c'est la première année depuis 1975 qu'il n'y aura pas de nouveau disque d'AC/DC. Krokus va prendre la relève avec ce disque génial, qui n'a aucun rapport avec un quelconque plagiat.

Même si le son d'AC/DC reste unique, il est emblématique d'un héritage sonore. Il s'agit de la synthèse du Blues anglais, du Rock des Rolling Stones, de Free et de Taste, et des prémices du Hard-Rock de Jeff Beck Group et Led Zeppelin. Ajoutons à cela John Lee Hooker, Chuck Berry et Muddy Waters, et vous obtiendrez la quintessence de ce qu'est le vrai Blues-Rock dur, teigneux et sans concession. Krokus se veut lui aussi l'héritage de tout cela, après de nombreux tâtonnements sonores. Eux qui désirent plus que tout jouer du Rock et en vivre pour fuir la rigidité de la société suisse, la formule magique s'appelle AC/DC. Il faut aussi citer Judas Priest, quintet de Birmingham qui en 1980 a aussi trouvé sa formule magique avec British Steel. On en distingue des traces sur One Vice At A Time. Les paroles graveleuses sont néanmoins strictement inspirées de celles d'AC/DC, avec ce supplément de matière grasse inhérent à la subtilité des germanophones. Les Scorpions partageront cette finesse littéraire.

« Long Stick Goes Boom » est le prototype de ce Hard-Rock Blues saignant et sans aucune délicatesse. C'est pourtant une merveille, infaillible et bien construit. Commençant comme le final scénique d'un morceau d'AC/DC, il semble dire que Krokus se charge de la relève, alors même que les rois du Hard-Rock australien sont au sommet du monde. Le riff semble tout droit sorti de Back In Black ou For Those About To Rock, mais c'est Bon Scott qui est au chant. Sacré choc pour le fan, qui doit sentir son coeur se serrer à l'écoute de cette offrande suisse aussi improbable que magique. Le texte est à l'image d'AC/DC, rustaud, sexiste, machiste, parfaitement en adéquation avec l'esprit de sales garnements dont ils se parent volontiers. Krokus y ajoute donc sa dose de graveleux supplémentaire. Ce mid-tempo dévastateur sera un tube sur la balbutiante chaîne télévisuelle de clips vidéos qu'est MTV. Krokus connaîtra les joies de la censure à l'américaine, lorsque les paroles grassouillettes chatouilleront les oreilles chastes des intégristes religieux.

Un morceau rapide suit ce premier brûlot : « Bad Boys, Rag Dolls ». Mordant, saignant, sans pitié, c'est un torrent de décibels. « Playin' The Outlaw » est un tempo massif. La guitare de Fernando Von Arb fait des merveilles, très inspirés d'Angus Young, indiscutablement, mais aussi du Blues électrique de Paul Kossoff et Jeff Beck. Storace monte dans les aigus sur le refrain sans aucun souci, hurlant le Heavy-Blues comme un damné. Les chorus sont superbes, campés sur une rythmique en béton armé. « To The Top » suit le même train, empli de cette mélancolie de l'homme seul la nuit au volant de sa voiture américaine. On y retrouve un peu de « Touch Too Much » d'AC/DC, mais chaque morceau rappelle une chanson d'AC/DC, sans pour autant faire hurler au plagiat. Il s'agit de vrais pièces de musique originales, mais mais dont le coeur est une sorte d'obsession du groupe australien, un fantasme de ce que le fan aimerait entendre encore de la part de son groupe préféré. Krokus l'offre brillamment, en y injectant toujours une touche de Judas Priest sur certains riffs.

« Down The Drain » est un Boogie redoutable, roulant comme une locomotive vers une destination inconnue à travers la campagne désertique. La tension ne redescend à aucun moment, le riff tendu ne lâchant pas un instant sa prise. Seule petit bémol est cette reprise un peu inutile de « American Woman » des canadiens Guess Who. Le morceau est certes plaisant, mais fait retomber un peu l'excitation, permanente depuis le début de l'album.
Heureusement, elle reprend rapidement, grâce au superbe « I'm On The Run ». Instantané, sauvage, rugueux, il rappelle « Bad Boy Boogie » d'AC/DC, mais avec un refrain plus lyrique, plus emphatique. Le thème du fuyard est un classique du monde du Hard-Rock, mais on y trouve dans ce morceau toute la finesse d'esprit de Bon Scott lorsqu'il abordait ce thème, preuve que ces hommes savaient aussi évoquer la vie avec justesse. N'oublions pas que ces suisses n'ont pas eu la vie facile tous les jours, et qu'ils touchent avec leur musique leur rêve de liberté ultime : celui d'être sur la route pour jouer du Rock'N'Roll. Le chorus de Von Arb est redoutable, bien écrit, fin. C'est une réussite incontestable, qui ajoute encore à la qualité déjà évidente de ce morceau.

« Save Me » est un autre très bon morceau, tendu, rappelant Judas Priest, mais aussi UFO. C'est le premier morceau à sortir de sa filiation évidente avec AC/DC, et le résultat est probant. Krokus s'y connaît en refrain fédérateur, et en Heavy-Metal tranchant et menaçant. « Rock'N'Roll », qui clôt le disque, rappelle quant à lui Led Zeppelin et le titre du même nom, dont l'introduction à la batterie en est directement inspirée. Ce titre n'est pas le meilleur de l'album, mais sait se montrer efficace à souhait.

Krokus va poursuivre avec ce disque son ascension des charts américains, atteignant son apogée avec « Headhunters » l'année suivante. Le batteur Freddy Steady sera remplacé par un percussionniste techniquement plus accompli, mais Krokus perdra avec le départ de Steady ce jeu direct, très Rock, et pas encore trop nettement marqué Metal. Avec One Vice At A Time, Krokus atteint son pinacle artistique, offrant un excellent disque aux qualités musicales immenses. Ces dernières resteront pourtant cachées derrière l'influence trop marquée d'AC/DC, résumant Krokus à un simple ersatz germanique sans génie. Mais ce dernier est pourtant là : avoir réussi à sortir un disque qu'aurait pu totalement sortir le groupe des frères Young du temps de sa grandeur, en partie révolue.


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