dimanche 30 octobre 2016

TELEPHONE 1977

"J'en ai dix, nous sommes en 1989, et mes parents m'ont offert mon premier poste radio-cassette."


TELEPHONE : Téléphone 1977

Je reviens de l'Auditorium, magasin de disques de Lons-Le-Saunier, dans le Jura, accompagné de mon père. Dans ma main, je tiens fébrilement une cassette audio encore emballée de son plastique. Je suis allé la chercher après l'avoir commandé, le magasin ne l'ayant pas en stock. Je viens de plonger dans le grand bain de la Rock Music à peine âgé de sept ans. J'en ai dix, nous sommes en 1989, et mes parents m'ont offert mon premier poste radio-cassette. Ils ont tenté de me faire plaisir en m'achetant quelques cassettes susceptibles me faire plaisir : l'album en duo de Chet Atkins avec Mark Knopfler, trop Country, et New Flame de Simply Red, juste parce que ma mère a confondu ces derniers avec Simple Minds. J'écoutais sur le baladeur piqué à ma sœur, ou sur sa chaîne quand elle n'est pas là, ses cassettes à elle : Dire Straits, Police, Street Fighting Years de Simple Minds, et puis Un Autre Monde de Téléphone, mon premier vrai choc. Je me passionne pour ce groupe, je les trouve attachants, drôles, vifs, espiègles, pas Rock stars pour un sou. Et j'aime la dynamique de leur musique, solidement ancré dans celle des Who et des Rolling Stones, que je ne connais pas encore. Je suis tous les reportages télévisés, et me procure même l'un des premiers livres sur le groupe avec son 45 tours flexi dans une brocante. Je veux tout savoir, je les adore.

Je ne connais pourtant pas bien leurs disques. Sans passer par la case best-of, et parce que j'ai été impressionné par des images du groupe au Festival de Fourvière en 1978. Dans un halo de lumière rouge orangée, Aubert, portant blouson de cuir et lunettes noirs d'alpiniste, fait gargouiller la wah-wah dans une atmosphère d'une tension d'angoisse vertigineuse. J'achète leur premier album avec mon premier argent de poche. Je suis particulièrement intéressé par la chanson « Métro, C'est Trop », son atmosphère urbaine et étouffante, dont j'ai également découvert le clip vidéo filmé dans une rame du métro parisien, caméra à l'épaule. J'ai donc passé commande de la précieuse bande magnétique au magasin le plus proche, devant un vendeur médusé de voir un gamin lui commander un album de 1977. Rentré à la maison, je ferme la porte de ma chambre, défait la cellophane, et enclenche la cassette dans mon poste tout neuf. Et quel plaisir cette première écoute fut.
Téléphone est un quatuor de quatre jeunes musiciens d'origine parisienne fondé en novembre 1976 : Jean-Louis Aubert à la guitare et au chant, Louis Bertignac à la guitare, Richard Kolinka à la batterie, et Corine Marienneau à la basse. Ils ont à peu près vingt-cinq ans, ce qui n'est au final pas si jeune pour la moyenne des groupes anglo-saxons de la même époque. Ils sont pourtant bien plus jeunes que celle des musiciens français, tous ayant largement tapé dans la trentaine depuis longtemps.

Les quatre musiciens ont pourtant bourlingué depuis le début des années 70, jouant dans de petits groupes amateurs avant de saisir quelques belles opportunités grâce à des amis communs : Valérie Lagrange, Jacques Higelin et même Shakin Street. Il se passe pourtant quelque chose de spécial dès que ces quatre-là décident de jouer ensemble, dix jours avant un concert au Centre Américain en novembre 1976. Tout est en place presque par alchimie, sans trop savoir pourquoi. Bertignac à jouer avec Corine Marienneau, qui est par ailleurs sa compagne, il a également taper le bœuf avec Aubert. Quant à ce dernier, il a joué dans le groupe de Kolinka, Semolina. Mais c'est la première fois qu'ils sont les quatre ensemble dans une pièce, à jouer ensemble. Et tout se met en place instinctivement, des instruments au positionnement sur la scène. Aubert a déjà quelques bribes de chansons comme « Hygiaphone », « Metro C'est Trop » et « Sur la Route », dont certaines remontent à 1974. Elles prennent vie instantanément grâce à l'apport de Bertignac, Kolinka et Marienneau.

Le nom « Téléphone » sera trouvé quelques semaines après ce premier concert, dans le but de posséder un patronyme plus facile à prononcer que « ! », leur première idée. Le mot « Téléphone » se retrouve dans plusieurs paroles d'Aubert, il est facile à mémoriser, et il est alors le principal moyen de communication de l'époque. Le quatuor enchaîne progressivement les concerts, trimballant hommes et matériel dans la 4L fourgonnette de Louis Bertignac. Téléphone se débrouille seul, avec comme unique soutien un copain comme manager : François Ravard. Il les fait jouer partout : les bals, les universités, les MJC… n'hésitant pas à mentir sur la réelle teneur musicale de la formation. Il connaît la magie immédiate de Téléphone, qui effacera instantanément sur place le malentendu.

Ils publient par eux-même un quarante-cinq tours de deux titres captés en direct sur la scène du club Gibus à Paris en mars 1977. D'abord vendu avec une pochette blanche sur laquelle les musiciens apposent un tampon lors de la vente après le concert, il va être réédité deux fois pour atteindre 30000 ventes. Cela est suffisant pour intéresser un grand label. Téléphone a des amis dans le business musicale français, dont les conseils précieux leur évitent les écueils habituels du système des maisons de disques. Ils s'amusent avec les nababs lors de dîners, les mettent en concurrence. Et ils peuvent se le permettre : ils arrivent avec leur public, et un disque auto-produit vendu artisanalement à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Le potentiel est donc énorme pour un label. Téléphone n'a par contre besoin de ces derniers que pour diffuser ses albums, le reste étant déjà fait. Rock'N'Folk et Best les soutiennent depuis leurs premiers mois d'existence, même la presse régionale est enthousiaste.

Ce n'est qu'en novembre 1977 que ce premier album est enregistré. Les répétitions auront lieu aux studios Pathé-Marconi à Paris, à côté de celui des Rolling Stones. Puis la prise de son se fera en Grande-Bretagne, avec le producteur d'Elvis Costello et Wire : Mike Thorne. Téléphone n'aura donc pas un son aigrelet et variété, mais bien un vrai son Rock digne des groupes anglo-saxons. Afin d'être prêts, les quatre répètent un répertoire archi-connu durant dix jours avant d'entrer en studio et garder toute la fraîcheur de l'interprétation sans passer par des dizaines de prises et d'overdubs.

Si Un Autre Monde m'avait ouvert aux mélodies Rock, Téléphone me fait rentrer de plein pied dans le son Rock idéal : le son rugueux des guitares hérité du Blues anglais. Il n'y avait assurément pas tout cela dans les bacs de l'Auditorium, envahi de variété française et internationale à base de synthétiseurs et de Fairlights. Lorsque j'ai découvert ce disque, Téléphone s'était séparé en 1986 dans une certaine tension. Il ne restait rien du Rock des années 70. Le synthétiseur et les sonorités Funky avaient des ravages, et tous s'étaient perdus dans un bourbier sonore sans âme, gouverné par le clip et les majors du disque surpuissantes. Qu'un gamin comme moi s'intéresse à ce vieux disque avait de quoi étonner, d'autant plus que le seul témoignage de ce premier album sur les multiples compilations de Téléphone était « Hygiaphone ». Le reste était mis de côté, presque gênant, avec ses paroles naïves et ses sonorités Rock sans concession.

Ce disque ne m'a plus jamais quitté, et possède une place spéciale dans le panthéon des grands disques de ma vie. Il est la porte ouverte vers le Rock agressif anglais des années 70 : Hendrix, Who, Led Zeppelin… Les chansons sont puissantes, parfaitement maîtrisées et dotées d'une joie de jouer absolument communicative. Les textes, aussi simplistes puissent-ils être, ont une force indéniable. Ils évoquent un besoin de liberté féroce, une envie de ne pas se laisser bouffer par la morosité du quotidien. Les thèmes sont parfois sombres : « Téléphomme » évoque la solitude, « Métro C'est Trop » la grande machine à broyer de la ville, « Flipper », les difficultés de la vie.

Les grands moments musicaux sont aussi légions. Ainsi, après un « Anna » court et puissant, « Sur la Route » est une ode Blues à la fuite sur le bitume. Bertignac brode le morceau de slide typiquement Stonienne. C'est un Boogie, héritier des Rolling Stones, de Jeff Beck Group et Status Quo. « Téléphomme » impose une lente montée en tension qui éclate par un long solo de Bertignac fulgurant de virtuosité et de feeling, quelque chose que seul Magma avait réussi à atteindre en France, dans un registre différent. « Métro C'est Trop » impose une longue cavalcade lugubre dans les couloirs sombres du transport en commun, encore une fois enluminée de la slide de Bertignac et d'accords acides matraqués à la wah-wah par Aubert. Enfin, « Flipper » achève ce disque avec un riff dantesque et une odyssée électrique de six minutes sur la vie d'un homme comparé aux trois balles d'une partie de flipper.

Trois chansons électriques fulgurantes brillent par leur concision et leur force mélodique : « Dans Ton Lit », « Hygiaphone » avec son riff Chuck Berry, et « Prends Ce Que Tu Veux », avec sa coda furieuse. « Le Vaudou Est Toujours Debout » est un petit ovni, un concentré d'agressivité totale de deux petites minutes, avec un riff obsédant et des paroles énigmatiques. Son efficacité et son aura noire rejoignent la densité de « Téléphomme » et de « Métro C'est Trop ». C'est par ces trois chansons que je vais découvrir la sensation du spleen de l'homme blanc, ce truc si particulier qui ne vit que par le Rock et dans le coeur des gamins européens de la classe moyenne. C'est un vertige, une réaction animale face à l'abysse de la complexité de la société, ses injustices, et le poids de ses incohérences. A dix ans, ce truc venait de me percuter de plein fouet. J'écoutais une musique qui exprimait quelque chose de fort. Même les paroles d'Aubert, décrites comme naïves, possédaient cette force d'expression. Avec des mots simples, des images modernes du quotidien, il avait réussi à traduire pour un gamin que j'étais ce qu'était véritablement le monde des adultes.

L'album ne me quittera plus, et sera rejoint par tous les autres, qui représentent les étapes d'une vie comme celles des quatre musiciens de Téléphone, perdant peu à peu leurs illusions de jeunesse face à la violence du monde. Téléphone sera le Led Zeppelin français, ce groupe à l'existence et à la production discographique parfaite, toujours immaculées malgré le temps et les tentatives de reformation.

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lundi 17 octobre 2016

FAST EDDIE CLARKE 2014

"Le vieux lion a toujours des choses à dire."

FAST EDDIE CLARKE : Make My Day – Back To The Blues 2014

Le Rock des années 70 disparaît progressivement du paysage musical au rythme des décès et des problèmes de santé. Black Sabbath, Motorhead, David Bowie, Status Quo… tous jettent l'éponge de gré ou de force, laissant un vide immense que le business tente de combler avec de l'électro incolore, du Pop mou, et du Hip-Hop délavé.

Les quelques survivants poursuivent leur carrière bon gré mal gré. Ils ne sont souvent que l'ombre d'eux-mêmes, septuagénaires et usés par des années d'excès en tous genres. Uriah Heep, Bob Dylan, Who, Rolling Stones, AC/DC…. poursuivent leur carrière devant des salles combles, pour des spectateurs qui vont désormais les voir comme on va au musée contempler des vestiges historiques d'une époque passée, et devenant parfois les groupes tributes d'eux-mêmes. Ils restent de fantastiques chansons, jouées poussivement par des interprètes fatigués. Certains, pourtant, résistent plutôt bien. Neil Young a encore quelques belles fulgurances, tout comme les vétérans du Heavy-Blues Cactus, dont le dernier disque est plutôt savoureux.

Fast Eddie Clarke fut le guitariste magique de Motorhead entre 1976 et 1982. Il en fut le principal compositeur, et l'homme qui en créa le son si spécifique. Son exclusion précipitée et maladroite enterra une bonne part de l'âme de Motorhead, qui ne sut s'en relever que partiellement, à tel point que la formation Kilmister-Clarke-Taylor reste à jamais la plus mythique, la plus magnétique.

Notre homme se remit plus ou moins bien de ce départ forcé. Il forma le très bon groupe de Hard-Blues Fastway, dont l'incarnation de 1983-1984 est l'un des fleurons du Rock de cette époque. Malheureusement, Clarke succomba à la pression de la maison de disque et à l'appel du succès Pop ultime. Les ventes du premier album ayant été aussi conséquentes qu'inattendues aux USA, Fastway fut sommé de faire mieux, CBS pensant que le quatuor était capable d'atteindre les sommets des classements, moyennant quelques concessions toutefois.

La suite sera une série d'albums médiocres, dont les derniers entre 1988 et 1990 voient Clarke y être totalement absent artistiquement. Il faut dire que la vie de guitariste de Motorhead a laissé des traces. On ne joue pas tous les soirs et on n'enregistre pas un disque tous les dix mois sans quelques excitants. Le speed et surtout l'alcool était utilisés en grande quantité, et c'est cette dernière qui devint la compagne de Fast Eddie. A la fin des années 80, son organisme dit stop, et il va passer l'essentiel de son temps entre l'hôpital et la clinique de désintoxication.

Son retour aux affaires sera modeste, avec un premier disque solo très Hard-Rock sur lequel on trouve une participation de Lemmy. Il sera suivi d'un silence de plus de dix ans avant une reformation de Fastway en 2007, avec un nouveau disque seulement en 2011. Entretemps, Clarke commença à bricoler dans son coin un disque solo avec Bill Sharpe, pianiste de Jazz dont le groupe principal est Shakatak. Les premiers travaux datent de 2009, mais le disque ne se concrétisera qu'en 2014.

Le guitariste n'est alors plus qu'un souvenir pour amateurs de Classic Rock. Pas sûr que le bonhomme évoque grand-chose aux spectateurs qui vinrent assister aux concerts de Motorhead les dernières années dans les grands festivals internationaux. Motorhead, c'était Lemmy, point final. L'histoire de la musique, c'est pour les pinailleurs dans mon genre, ou pour les sexagénaires médiatiques comme Philippe Manoeuvre ou Francis Zegut. Et avec le temps et la disparition de la mémoire, l'histoire est réécrite à grands coups de raccourcis sentencieux. Le Rock se résume à quelques figures charismatiques comme Keith Richards, Bruce Springsteen, David Bowie, Iggy Pop, et Lemmy Kilmister, le reste est de l'ordre du détail.

Fast Eddie Clarke vit donc paisiblement dans sa petite maison de l'Ouest de l'Angleterre, continuant à gratouiller dans son petit home-studio des mélodies et des riffs pour son petit chien. Devenu un quasi-inconnu hormis pour quelques fanatiques irréductibles du Motorhead historique, Clarke sort de son anonymat pour une poignée d'interviews à quelques magazines de Classic Rock et des webzines de Heavy-Metal. Ce sont eux qui évoqueront la publication de cet album dont je ne connaîtrai l'existence qu'un an après sa sortie, malgré ma grande admiration pour Fast Eddie Clarke et l'ensemble de sa musique.
L'objet fait un peu peur au premier abord. La pochette est ornée d'une photo de route américaine sur fond de soleil couchant digne d'une mauvaise compilation de musique West-Coast pour routiers, et l'album a été enregistré pour un label on ne peut plus minimaliste avec un pianiste, Bill Sharpe, connu pour jouer du Jazz Smooth que l'on qualifiera de musique d'ascenseur ou de piano-bar. Il était pourtant hors de question que je ne jette pas une oreille sur cet objet sonore, Clarke le présentant comme un authentique album de Blues.

Blues et Fast Eddie sont depuis longtemps liés. Les racines musicales du musicien en sont toutes issues : Humble Pie, Eric Clapton et les Yardbirds, Jeff Beck Group, John Mayall And The Bluesbreakers, Led Zeppelin, Peter Green's Fleetwood Mac, Jimi Hendrix Experience…. C'est ce Blues électrique anglais qui a servi à accoucher de Motorhead et d'albums comme Overkill. Sous un déluge d'électricité se cachait le Rock'N'Roll de Little Richard cher à Lemmy, mais aussi tout ce Blues incandescent et psychédélique qui inspira tant Clarke, en particulier sur ses chorus.

Décidé à ne plus courir après les chimères d'un éventuel retour en grâce par le Heavy-Metal, qu'il soit lié à Motorhead ou à Fastway, il s'est lancé dans la composition d'une musique chère à son coeur et à ses aspirations profondes. Le résultat est pour le moins déconcertant pour qui attendait de Fast Eddie un nouveau disque de Hard-Rock.
Sous ses atours peu engageants, Make My Day – Back To The Blues est un excellent album. Au premier abord, on est un peu rebuté par l'orgue Hammond, les choeurs féminins, et l'approche effectivement très Blues que l'on serait tenter de rapprocher d'une mauvaise parodie de BB King. Mais il n'en est rien, parce qu'Eddie Clarke a la référence musicale sûre, l'humilité des grands hommes, et le talent des meilleurs musiciens. Il est aussi un vrai compositeur, et propose donc dix morceaux originaux.

Une écoute attentive révèle les vraies qualités de l'album : la voix de Clarke, ainsi que son jeu de guitare ressemblent furieusement à ceux de Stan Webb de Chicken Shack. Eddie n'a plus ce timbre Punk teigneux. Sa voix s'est voilée, elle a vieilli, et il coasse non sans une certaine profondeur d'homme mûr. Il chante juste le bougre, et avec une vraie personnalité. Finies également les grands riffs Hard, Clarke use d'un toucher et expressif digne de Billy Gibbons et Eric Clapton. Quelques saillies et attaques des cordes rappellent que notre homme fut un cavalier de l'Apocalypse, un sidérurgiste du riff.

Les interventions de Bill Sharpe à l'orgue Hammond et les choeurs féminins menés par Jill Sanward, chanteuse de Shakatak, apportent une tonalité Soul à plusieurs morceaux. Elles ne sont pas sans rappeler Humble Pie sur l'album Eat It de 1973, et la mélancolie si particulière qui s'en dégage. Autre influence en filigrane, celle des albums de Joe Walsh, avec ces compositions de guitare emplies d'espace.

C'est Chicken Shack et Stan Webb qui a servi de référence pour l'excellent Blues-Rock introductif : « Nothing Left ». Les notes sont fluides, le phrasé moins survitaminée. Le jeu d'Eric Clapton est très nettement une grande influence. Sur les suivants, l'attaque se fait plus mordante, et ressemble davantage à Stan Webb et Billy Gibbons.
Le magnifique Blues qui succède s'appelle « Mountains To The Sea ». Eddie atteint une sorte de pinacle musical. Puisant dans le Blues anglais comme dans celui de BB King, Freddy King et Muddy Waters, il développe un long thème poignant enluminé de petits chorus expressifs. Sharpe assure d'excellentes parties de piano et d'orgues, créant un bon contrepoint à la guitare de Clarke. C'est le morceau le plus empreint de cette âme Soul.
« Make My Day » suit le même tempo. Clarke assure de petits chorus légers, davantage dans la lignée des albums d'Eric Clapton de la fin des années 70, plus laidback, et moins démonstratifs. Le morceau sera le prétexte à une vidéo de promotion pour le disque que l'on qualifiera gentiment de cheap, montrant notre homme sur une plage, au soleil couchant. On le sent mal à l'aise dans cet exercice, bien inutile en termes de publicité.

« Heavy Load » revient à des sonorités plus Heavy en prise directe avec Fastway. Eddie fait rugir sa Les Paul blonde. Il paraît assez probable que ce titre aurait pu terminer sans souci sur Eat Dog Eat de Fastway. Les choeurs féminins le connectent encore à Humble Pie avec sa mélodie épique et Soul.

« Fast Train » est un excellent Boogie-Blues typique des groupes anglais du genre de la fin des années 60 : Peter Green's Fleetwood Mac, Savoy Brown, Love Sculpture, Chicken Shack…. Enthousiasmant, c'est un fantastique morceau. Le chant voilé et râpeux de Clarke est impeccable et sied à merveille à ce type de musique. La guitare est omniprésente, subtile, rageuse, suintant le Blues par tous les pores. La rythmique n'est pas sans rappeler le riff de « Bad Boy Boogie » d'AC/DC.

« Walking Too Slow » revient à des sonorités plus agressives, celles de All Fired Up de Fastway. Mid-Tempo, la rythmique les jambes bien campées dans le bitume, Clarke déroule un Heavy-Blues incandescent soutenu par l'orgue Hammond de Bill Sharpe. Son chant se fait narquois, la guitare s'enflamme de toutes parts.

« Haven't Got The Time » est un bon vieux Boogie entraînant sur laquelle Eddie joue avec la sonorité de sa wah-wah sur une guitare laidback, lui donnant un phrasé ondoyant. Il ponctue ses paroles comme le font les grands bluesmen électriques. Une fois encore, son touché est subtil et inventif.

« One Way » est un extraordinaire instrumental Heavy-Blues imprégné de Chicken Shack, Jimi Hendrix et Peter Green. C'est du grand art, les soli sont expressifs, véritable œuvre d'art de la jam électrique. Le son est purement Blues, mais l'on retrouve le langage de Clarke, cette capacité à raconter une histoire sur quelques mesures. Le Heavy-Blues se poursuit avec « My New Life ». Plus Stan Webb que jamais, Clarke coasse son texte empreint d'humour, faisant rugir l'électricité de ses cordes sur le piano de Bill Sharpe.
L'ultime morceau est une pièce instrumentale de guitare acoustique soutenue par quelques nappes de claviers. Délicat, lumineux, « Ethereal Blue » fait se croiser Blues, Rock Progressif, et Folk. Il y a du John Martyn là-dedans, mais aussi le Santana de Caravanserai, ces atmosphères de voyages lointains, loin du monde.


Eddie Clarke a su avec cet album se démarquer de ce qui était devenu un carcan musical. On attendait de lui un éternel successeur aux albums de Motorhead et Fastway, au point que le guitariste avait fini par se brider artistiquement et à ne plus savoir quoi dire. En coupant les ponts avec son passé pour revenir à ses sources, il a su évoluer sans rompre avec sa personnalité, et offrir un disque captivant, sans aucun doute l'un des tous meilleurs disques de Blues électrique de ces dernières années. Le vieux lion a toujours des choses à dire.

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lundi 10 octobre 2016

JOHN MARTYN 1975

 "L’écho… voilà tout un univers."

JOHN MARTYN : Live At Leeds 1975

Peu à peu, le silence se fait. Les derniers applaudissements d’ouverture s’éteignent doucement dans la salle. John Martyn se saisit de sa guitare acoustique, dotée de son micro. Il allume ses pédales d’effet, dont l’échoplex, nouvelle trouvaille qu’il a développé sur son instrument bricolé. A ses côtés se tiennent le contrebassiste Danny Thompson, et le batteur John Stevens. Le trio tourne depuis de nombreux mois pour promouvoir le dernier disque de Martyn : Sunday’s Child. Quelques concerts ont vu participer l’ancien guitariste de Free, Paul Kossoff. Paré de sa Gibson Les Paul, ce dernier est venu entremêler sa guitare électrique avec l’acoustique de Martyn. Ce sera la seconde fois, après une session commune en août 1971 où les deux musiciens capteront un morceau instrumental, « Time Spent, Time Away », pour le premier disque solo de Kossoff en rupture de Free, Back Street Crawler.

Cet enregistrement aura des conséquences profondes sur la musique de Martyn, qui approchera son Folk d’une manière totalement unique. Son chant, d’abord, s’approchera de celui d’un saxophone ténor, inspiré de John Coltrane. Et le son de sa guitare acoustique s’éloignera de plus en plus de ses sonorités originelles pour s’aventurer dans des horizons électriques rêveurs, à mille lieues du Blues et du Folk anglais de la fin des années 60. Le succès de l’album Solid Air, paru en 1973, vient confirmer que son audace paye. Le disque suivant, Inside Out, s’aventure plus largement dans les horizons Jazz Progressif, et Martyn perd une partie de son public, davantage attiré par les chansons que par son brio instrumental. Sunday’s Child tentera de retrouver cet équilibre entre chansons et expérimentations, mais il est trop tard, le succès commercial stagne. Néanmoins, l’homme s’est installé dans le paysage musical comme un musicien original, et gardera un public fidèle qui lui permettra de conserver des ventes significatives, faisant de chacun de ses disques un petit évènement.

En 1975, John Martyn est un homme en déroute. Si sa tournée se déroule bien, que les salles sont pleines et que les ventes de son disque semblent confirmer son statut d’artiste installé, il commence à perdre pied. Martyn est un homme torturé par une douleur profonde, une sensibilité qui lui brûle l’âme depuis de longues années. Difficile d’expliquer les raisons de ce mal-être profond, mais force est de constater qu’il sera à l’origine de nombreux échecs dans sa vie personnelle comme de ses plus grandes réussites musicales.

Même s’il ne divorcera qu’au début des années 80, Martyn connaît une vie sentimentale erratique. Lui qui fonda beaucoup d’espoir dans sa famille avec sa femme Beverley, il se montre vite mal à l’aise avec cet apparent bonheur conjugal. Il publie deux disques avec sa compagne en 1970, deux réussites artistiques totales, mais uniquement portées par le génie de Martyn. Il s’affiche en couple, avec ses enfants, paisible musicien Folk, épanoui par cette nouvelle vie de famille après quelques années à errer dans le monde des clubs Folk et Blues de Londres. Ce bonheur bucolique de façade est, comme pour beaucoup d’entre nous, une sorte d’absolu de vie idéale, aboutissement de l’homme moderne à la recherche de sens dans sa vie. La session avec Paul Kossoff le ramène rapidement à la réalité. John Martyn est un homme torturé par un malaise viscéral. Il a soif de liberté, il veut se sentir indépendant, sans attache, mais toujours à la recherche d’un bonheur rêvé, d’une plénitude qu’il n’obtiendra que par sa musique. Son cerveau n’obtient de répit que dans ces instants magiques où elle transcende toutes ses émotions les plus contradictoires, et où il feule la douleur, par sa voix éraillée et douce, autant que par les accords magiques de sa guitare gorgée d’échoplex.

L’écho… voilà tout un univers. Nombreux sont les musiciens qui recherchèrent une raison à leur existence par cette référence à l’écho, à l’espace, qu’il soit intersidéral ou empreint de nature sauvage. Pink Floyd, Hawkwind, King Crimson, Yes,… tous ont cherché une raison d’espérer dans cette recherche désespérée d’un univers plus vaste, plus ouvert, plus planant aussi. Le simple plaisir de respirer l’air pur, profiter du silence, immobile, devant de grandes étendues sauvages, se mouvoir en de grands gestes simples et lents, portés par le temps qui passe, un espace à mille lieues de la folie urbaine du monde moderne et de son étroitesse d’esprit, tout cela fut une obsession. John Martyn l’imprégna d’une fuite en avant d’homme torturé par les incertitudes de ses attentes en ce bas-monde.

A partir de 1973, il va consommer de manière plus ou moins intensive drogues et alcool, et jouer encore et encore, en quête de sens à son existence, cherchant le pourquoi de cette mélancolie qui le hante. Inutile de dire que sa vie conjugale en pâtira sévèrement. Mais Martyn a besoin de trouver une réponse, et il va chercher, guitare à la main, composant de nouveaux morceaux, et ratissant son répertoire, le dotant de cette nouvelle âme qui est la sienne en ce milieu de décennie.

Cette volonté aventureuse va même le conduire à enregistrer son premier disque en public lui-même, et à le diffuser lui-même par correspondance. Enregistré en octobre 1975 à l’université de Leeds, Martyn va l’habiller d’une pochette de carton blanche avec un logo en forme de tampon, référence à un autre Live At Leeds célèbre, celui des Who en 1970. Ainsi, les fans pourront se procurer l’album via une adresse postale, et moyennant quelques livres, obtiendront le disque numéroté et dédicacé. Rapidement, devant les très bonnes ventes de l’édition « maison », Island, la maison de disque de Martyn, en diffusera une parution officielle.
Ce que ce disque révèle a deux facettes : d’abord, la musique captée sur les albums Solid Air et Inside Out n’est pas le fruit de traficotage de studio, mais est bien le résultat de sessions entre musiciens. D’autre part, cette musique peut être jouée sur scène, et même développée en de superbes improvisations largement à la hauteur de ses pendants studios. Live At Leeds, c’est cela. Rêverie cosmique interprétée sur les planches d’une modeste université du Nord-Ouest de l’Angleterre, elle projette l’auditeur dans un monde parallèle de vents, de falaises rocheuses, et de ciels étoilés aux couleurs étranges. Quelques pas sur le sable gris d’une plage des côtes de Manche, le soleil se couchant en une forme d’aurore boréale, illuminant d’un vert profond les façades abruptes des grands murs calcaires, torturés par les éléments.

« Outside In » est une longue divagation Jazz-Folk progressive, sorte de faux départ permanent, ondulant sous le vent. La contrebasse, les cymbales et la guitare gorgée d’échoplex se répondent successivement, puis se fondent en harmonie, de longues minutes durant, avant que Martyn ne souffle quelques vers désabusés, Soul désemparée. Les feuilles ondulent dans le soleil d’automne, et l’air réchauffé par les derniers rayons de l’été vient emplir le cœur lourd d’une mélancolie inexplicable.

« Solid Air » est d’une beauté transcendentale. Pétrie d’une mélancolie et d’une amertume viscérale, cette version surpasse en puissance émotionnelle la pourtant magnifique version studio.Ce morceau était dédié à son ami Nick Drake, guitariste-chanteur surdoué mais à la carrière erratique. Le jeune homme sombre dans la dépression et les drogues, gâchant son splendide talent. Martyn lui rend hommage, à sa musique et à son amitié, l’exhortant de sortir de son mutisme noir. Malheureusement, Drake s’éteindra à 26 ans en 1974, laissant derrière lui trois sublimes albums à la grâce intacte. Un an plus tard, Martyn lui rend hommage avec cette version, la douleur de la perte inestimable en plus. Il y flotte une bise glaciale d’automne, triste comme l’été qui se meurt. « Bless The Weather » possède cette même âme tourmentée, superbe retranscription âpre au charme nu.

« Make No Mistake » et « Man In The Station » sont sensiblement proches de leurs versions d’origine. Par contre, « I’d Rather Be The Devil » gagne en violence sonore. Martyn l’attaque le couteau entre les dents, possédé, imprégné de forces occultes. Poursuivi par la contrebasse de Danny Thompson, il délivre sans aucun doute la meilleure version de ce Blues granitique, version Folk des incantations de Robert Johnson.

Magique mais sentant le souffre, vendu de manière extrêmement confidentielle, puis sans réelle promotion par Island, le disque ne connaîtra pas le succès des précédents. En rupture avec le monde, John Martyn disparaît deux longues années pour se remettre en question, et en ressortira avec le superbe One World en 1977.

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