lundi 10 octobre 2016

JOHN MARTYN 1975

 "L’écho… voilà tout un univers."

JOHN MARTYN : Live At Leeds 1975

Peu à peu, le silence se fait. Les derniers applaudissements d’ouverture s’éteignent doucement dans la salle. John Martyn se saisit de sa guitare acoustique, dotée de son micro. Il allume ses pédales d’effet, dont l’échoplex, nouvelle trouvaille qu’il a développé sur son instrument bricolé. A ses côtés se tiennent le contrebassiste Danny Thompson, et le batteur John Stevens. Le trio tourne depuis de nombreux mois pour promouvoir le dernier disque de Martyn : Sunday’s Child. Quelques concerts ont vu participer l’ancien guitariste de Free, Paul Kossoff. Paré de sa Gibson Les Paul, ce dernier est venu entremêler sa guitare électrique avec l’acoustique de Martyn. Ce sera la seconde fois, après une session commune en août 1971 où les deux musiciens capteront un morceau instrumental, « Time Spent, Time Away », pour le premier disque solo de Kossoff en rupture de Free, Back Street Crawler.

Cet enregistrement aura des conséquences profondes sur la musique de Martyn, qui approchera son Folk d’une manière totalement unique. Son chant, d’abord, s’approchera de celui d’un saxophone ténor, inspiré de John Coltrane. Et le son de sa guitare acoustique s’éloignera de plus en plus de ses sonorités originelles pour s’aventurer dans des horizons électriques rêveurs, à mille lieues du Blues et du Folk anglais de la fin des années 60. Le succès de l’album Solid Air, paru en 1973, vient confirmer que son audace paye. Le disque suivant, Inside Out, s’aventure plus largement dans les horizons Jazz Progressif, et Martyn perd une partie de son public, davantage attiré par les chansons que par son brio instrumental. Sunday’s Child tentera de retrouver cet équilibre entre chansons et expérimentations, mais il est trop tard, le succès commercial stagne. Néanmoins, l’homme s’est installé dans le paysage musical comme un musicien original, et gardera un public fidèle qui lui permettra de conserver des ventes significatives, faisant de chacun de ses disques un petit évènement.

En 1975, John Martyn est un homme en déroute. Si sa tournée se déroule bien, que les salles sont pleines et que les ventes de son disque semblent confirmer son statut d’artiste installé, il commence à perdre pied. Martyn est un homme torturé par une douleur profonde, une sensibilité qui lui brûle l’âme depuis de longues années. Difficile d’expliquer les raisons de ce mal-être profond, mais force est de constater qu’il sera à l’origine de nombreux échecs dans sa vie personnelle comme de ses plus grandes réussites musicales.

Même s’il ne divorcera qu’au début des années 80, Martyn connaît une vie sentimentale erratique. Lui qui fonda beaucoup d’espoir dans sa famille avec sa femme Beverley, il se montre vite mal à l’aise avec cet apparent bonheur conjugal. Il publie deux disques avec sa compagne en 1970, deux réussites artistiques totales, mais uniquement portées par le génie de Martyn. Il s’affiche en couple, avec ses enfants, paisible musicien Folk, épanoui par cette nouvelle vie de famille après quelques années à errer dans le monde des clubs Folk et Blues de Londres. Ce bonheur bucolique de façade est, comme pour beaucoup d’entre nous, une sorte d’absolu de vie idéale, aboutissement de l’homme moderne à la recherche de sens dans sa vie. La session avec Paul Kossoff le ramène rapidement à la réalité. John Martyn est un homme torturé par un malaise viscéral. Il a soif de liberté, il veut se sentir indépendant, sans attache, mais toujours à la recherche d’un bonheur rêvé, d’une plénitude qu’il n’obtiendra que par sa musique. Son cerveau n’obtient de répit que dans ces instants magiques où elle transcende toutes ses émotions les plus contradictoires, et où il feule la douleur, par sa voix éraillée et douce, autant que par les accords magiques de sa guitare gorgée d’échoplex.

L’écho… voilà tout un univers. Nombreux sont les musiciens qui recherchèrent une raison à leur existence par cette référence à l’écho, à l’espace, qu’il soit intersidéral ou empreint de nature sauvage. Pink Floyd, Hawkwind, King Crimson, Yes,… tous ont cherché une raison d’espérer dans cette recherche désespérée d’un univers plus vaste, plus ouvert, plus planant aussi. Le simple plaisir de respirer l’air pur, profiter du silence, immobile, devant de grandes étendues sauvages, se mouvoir en de grands gestes simples et lents, portés par le temps qui passe, un espace à mille lieues de la folie urbaine du monde moderne et de son étroitesse d’esprit, tout cela fut une obsession. John Martyn l’imprégna d’une fuite en avant d’homme torturé par les incertitudes de ses attentes en ce bas-monde.

A partir de 1973, il va consommer de manière plus ou moins intensive drogues et alcool, et jouer encore et encore, en quête de sens à son existence, cherchant le pourquoi de cette mélancolie qui le hante. Inutile de dire que sa vie conjugale en pâtira sévèrement. Mais Martyn a besoin de trouver une réponse, et il va chercher, guitare à la main, composant de nouveaux morceaux, et ratissant son répertoire, le dotant de cette nouvelle âme qui est la sienne en ce milieu de décennie.

Cette volonté aventureuse va même le conduire à enregistrer son premier disque en public lui-même, et à le diffuser lui-même par correspondance. Enregistré en octobre 1975 à l’université de Leeds, Martyn va l’habiller d’une pochette de carton blanche avec un logo en forme de tampon, référence à un autre Live At Leeds célèbre, celui des Who en 1970. Ainsi, les fans pourront se procurer l’album via une adresse postale, et moyennant quelques livres, obtiendront le disque numéroté et dédicacé. Rapidement, devant les très bonnes ventes de l’édition « maison », Island, la maison de disque de Martyn, en diffusera une parution officielle.
Ce que ce disque révèle a deux facettes : d’abord, la musique captée sur les albums Solid Air et Inside Out n’est pas le fruit de traficotage de studio, mais est bien le résultat de sessions entre musiciens. D’autre part, cette musique peut être jouée sur scène, et même développée en de superbes improvisations largement à la hauteur de ses pendants studios. Live At Leeds, c’est cela. Rêverie cosmique interprétée sur les planches d’une modeste université du Nord-Ouest de l’Angleterre, elle projette l’auditeur dans un monde parallèle de vents, de falaises rocheuses, et de ciels étoilés aux couleurs étranges. Quelques pas sur le sable gris d’une plage des côtes de Manche, le soleil se couchant en une forme d’aurore boréale, illuminant d’un vert profond les façades abruptes des grands murs calcaires, torturés par les éléments.

« Outside In » est une longue divagation Jazz-Folk progressive, sorte de faux départ permanent, ondulant sous le vent. La contrebasse, les cymbales et la guitare gorgée d’échoplex se répondent successivement, puis se fondent en harmonie, de longues minutes durant, avant que Martyn ne souffle quelques vers désabusés, Soul désemparée. Les feuilles ondulent dans le soleil d’automne, et l’air réchauffé par les derniers rayons de l’été vient emplir le cœur lourd d’une mélancolie inexplicable.

« Solid Air » est d’une beauté transcendentale. Pétrie d’une mélancolie et d’une amertume viscérale, cette version surpasse en puissance émotionnelle la pourtant magnifique version studio.Ce morceau était dédié à son ami Nick Drake, guitariste-chanteur surdoué mais à la carrière erratique. Le jeune homme sombre dans la dépression et les drogues, gâchant son splendide talent. Martyn lui rend hommage, à sa musique et à son amitié, l’exhortant de sortir de son mutisme noir. Malheureusement, Drake s’éteindra à 26 ans en 1974, laissant derrière lui trois sublimes albums à la grâce intacte. Un an plus tard, Martyn lui rend hommage avec cette version, la douleur de la perte inestimable en plus. Il y flotte une bise glaciale d’automne, triste comme l’été qui se meurt. « Bless The Weather » possède cette même âme tourmentée, superbe retranscription âpre au charme nu.

« Make No Mistake » et « Man In The Station » sont sensiblement proches de leurs versions d’origine. Par contre, « I’d Rather Be The Devil » gagne en violence sonore. Martyn l’attaque le couteau entre les dents, possédé, imprégné de forces occultes. Poursuivi par la contrebasse de Danny Thompson, il délivre sans aucun doute la meilleure version de ce Blues granitique, version Folk des incantations de Robert Johnson.

Magique mais sentant le souffre, vendu de manière extrêmement confidentielle, puis sans réelle promotion par Island, le disque ne connaîtra pas le succès des précédents. En rupture avec le monde, John Martyn disparaît deux longues années pour se remettre en question, et en ressortira avec le superbe One World en 1977.

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