dimanche 30 octobre 2016

TELEPHONE 1977

"J'en ai dix, nous sommes en 1989, et mes parents m'ont offert mon premier poste radio-cassette."


TELEPHONE : Téléphone 1977

Je reviens de l'Auditorium, magasin de disques de Lons-Le-Saunier, dans le Jura, accompagné de mon père. Dans ma main, je tiens fébrilement une cassette audio encore emballée de son plastique. Je suis allé la chercher après l'avoir commandé, le magasin ne l'ayant pas en stock. Je viens de plonger dans le grand bain de la Rock Music à peine âgé de sept ans. J'en ai dix, nous sommes en 1989, et mes parents m'ont offert mon premier poste radio-cassette. Ils ont tenté de me faire plaisir en m'achetant quelques cassettes susceptibles me faire plaisir : l'album en duo de Chet Atkins avec Mark Knopfler, trop Country, et New Flame de Simply Red, juste parce que ma mère a confondu ces derniers avec Simple Minds. J'écoutais sur le baladeur piqué à ma sœur, ou sur sa chaîne quand elle n'est pas là, ses cassettes à elle : Dire Straits, Police, Street Fighting Years de Simple Minds, et puis Un Autre Monde de Téléphone, mon premier vrai choc. Je me passionne pour ce groupe, je les trouve attachants, drôles, vifs, espiègles, pas Rock stars pour un sou. Et j'aime la dynamique de leur musique, solidement ancré dans celle des Who et des Rolling Stones, que je ne connais pas encore. Je suis tous les reportages télévisés, et me procure même l'un des premiers livres sur le groupe avec son 45 tours flexi dans une brocante. Je veux tout savoir, je les adore.

Je ne connais pourtant pas bien leurs disques. Sans passer par la case best-of, et parce que j'ai été impressionné par des images du groupe au Festival de Fourvière en 1978. Dans un halo de lumière rouge orangée, Aubert, portant blouson de cuir et lunettes noirs d'alpiniste, fait gargouiller la wah-wah dans une atmosphère d'une tension d'angoisse vertigineuse. J'achète leur premier album avec mon premier argent de poche. Je suis particulièrement intéressé par la chanson « Métro, C'est Trop », son atmosphère urbaine et étouffante, dont j'ai également découvert le clip vidéo filmé dans une rame du métro parisien, caméra à l'épaule. J'ai donc passé commande de la précieuse bande magnétique au magasin le plus proche, devant un vendeur médusé de voir un gamin lui commander un album de 1977. Rentré à la maison, je ferme la porte de ma chambre, défait la cellophane, et enclenche la cassette dans mon poste tout neuf. Et quel plaisir cette première écoute fut.
Téléphone est un quatuor de quatre jeunes musiciens d'origine parisienne fondé en novembre 1976 : Jean-Louis Aubert à la guitare et au chant, Louis Bertignac à la guitare, Richard Kolinka à la batterie, et Corine Marienneau à la basse. Ils ont à peu près vingt-cinq ans, ce qui n'est au final pas si jeune pour la moyenne des groupes anglo-saxons de la même époque. Ils sont pourtant bien plus jeunes que celle des musiciens français, tous ayant largement tapé dans la trentaine depuis longtemps.

Les quatre musiciens ont pourtant bourlingué depuis le début des années 70, jouant dans de petits groupes amateurs avant de saisir quelques belles opportunités grâce à des amis communs : Valérie Lagrange, Jacques Higelin et même Shakin Street. Il se passe pourtant quelque chose de spécial dès que ces quatre-là décident de jouer ensemble, dix jours avant un concert au Centre Américain en novembre 1976. Tout est en place presque par alchimie, sans trop savoir pourquoi. Bertignac à jouer avec Corine Marienneau, qui est par ailleurs sa compagne, il a également taper le bœuf avec Aubert. Quant à ce dernier, il a joué dans le groupe de Kolinka, Semolina. Mais c'est la première fois qu'ils sont les quatre ensemble dans une pièce, à jouer ensemble. Et tout se met en place instinctivement, des instruments au positionnement sur la scène. Aubert a déjà quelques bribes de chansons comme « Hygiaphone », « Metro C'est Trop » et « Sur la Route », dont certaines remontent à 1974. Elles prennent vie instantanément grâce à l'apport de Bertignac, Kolinka et Marienneau.

Le nom « Téléphone » sera trouvé quelques semaines après ce premier concert, dans le but de posséder un patronyme plus facile à prononcer que « ! », leur première idée. Le mot « Téléphone » se retrouve dans plusieurs paroles d'Aubert, il est facile à mémoriser, et il est alors le principal moyen de communication de l'époque. Le quatuor enchaîne progressivement les concerts, trimballant hommes et matériel dans la 4L fourgonnette de Louis Bertignac. Téléphone se débrouille seul, avec comme unique soutien un copain comme manager : François Ravard. Il les fait jouer partout : les bals, les universités, les MJC… n'hésitant pas à mentir sur la réelle teneur musicale de la formation. Il connaît la magie immédiate de Téléphone, qui effacera instantanément sur place le malentendu.

Ils publient par eux-même un quarante-cinq tours de deux titres captés en direct sur la scène du club Gibus à Paris en mars 1977. D'abord vendu avec une pochette blanche sur laquelle les musiciens apposent un tampon lors de la vente après le concert, il va être réédité deux fois pour atteindre 30000 ventes. Cela est suffisant pour intéresser un grand label. Téléphone a des amis dans le business musicale français, dont les conseils précieux leur évitent les écueils habituels du système des maisons de disques. Ils s'amusent avec les nababs lors de dîners, les mettent en concurrence. Et ils peuvent se le permettre : ils arrivent avec leur public, et un disque auto-produit vendu artisanalement à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Le potentiel est donc énorme pour un label. Téléphone n'a par contre besoin de ces derniers que pour diffuser ses albums, le reste étant déjà fait. Rock'N'Folk et Best les soutiennent depuis leurs premiers mois d'existence, même la presse régionale est enthousiaste.

Ce n'est qu'en novembre 1977 que ce premier album est enregistré. Les répétitions auront lieu aux studios Pathé-Marconi à Paris, à côté de celui des Rolling Stones. Puis la prise de son se fera en Grande-Bretagne, avec le producteur d'Elvis Costello et Wire : Mike Thorne. Téléphone n'aura donc pas un son aigrelet et variété, mais bien un vrai son Rock digne des groupes anglo-saxons. Afin d'être prêts, les quatre répètent un répertoire archi-connu durant dix jours avant d'entrer en studio et garder toute la fraîcheur de l'interprétation sans passer par des dizaines de prises et d'overdubs.

Si Un Autre Monde m'avait ouvert aux mélodies Rock, Téléphone me fait rentrer de plein pied dans le son Rock idéal : le son rugueux des guitares hérité du Blues anglais. Il n'y avait assurément pas tout cela dans les bacs de l'Auditorium, envahi de variété française et internationale à base de synthétiseurs et de Fairlights. Lorsque j'ai découvert ce disque, Téléphone s'était séparé en 1986 dans une certaine tension. Il ne restait rien du Rock des années 70. Le synthétiseur et les sonorités Funky avaient des ravages, et tous s'étaient perdus dans un bourbier sonore sans âme, gouverné par le clip et les majors du disque surpuissantes. Qu'un gamin comme moi s'intéresse à ce vieux disque avait de quoi étonner, d'autant plus que le seul témoignage de ce premier album sur les multiples compilations de Téléphone était « Hygiaphone ». Le reste était mis de côté, presque gênant, avec ses paroles naïves et ses sonorités Rock sans concession.

Ce disque ne m'a plus jamais quitté, et possède une place spéciale dans le panthéon des grands disques de ma vie. Il est la porte ouverte vers le Rock agressif anglais des années 70 : Hendrix, Who, Led Zeppelin… Les chansons sont puissantes, parfaitement maîtrisées et dotées d'une joie de jouer absolument communicative. Les textes, aussi simplistes puissent-ils être, ont une force indéniable. Ils évoquent un besoin de liberté féroce, une envie de ne pas se laisser bouffer par la morosité du quotidien. Les thèmes sont parfois sombres : « Téléphomme » évoque la solitude, « Métro C'est Trop » la grande machine à broyer de la ville, « Flipper », les difficultés de la vie.

Les grands moments musicaux sont aussi légions. Ainsi, après un « Anna » court et puissant, « Sur la Route » est une ode Blues à la fuite sur le bitume. Bertignac brode le morceau de slide typiquement Stonienne. C'est un Boogie, héritier des Rolling Stones, de Jeff Beck Group et Status Quo. « Téléphomme » impose une lente montée en tension qui éclate par un long solo de Bertignac fulgurant de virtuosité et de feeling, quelque chose que seul Magma avait réussi à atteindre en France, dans un registre différent. « Métro C'est Trop » impose une longue cavalcade lugubre dans les couloirs sombres du transport en commun, encore une fois enluminée de la slide de Bertignac et d'accords acides matraqués à la wah-wah par Aubert. Enfin, « Flipper » achève ce disque avec un riff dantesque et une odyssée électrique de six minutes sur la vie d'un homme comparé aux trois balles d'une partie de flipper.

Trois chansons électriques fulgurantes brillent par leur concision et leur force mélodique : « Dans Ton Lit », « Hygiaphone » avec son riff Chuck Berry, et « Prends Ce Que Tu Veux », avec sa coda furieuse. « Le Vaudou Est Toujours Debout » est un petit ovni, un concentré d'agressivité totale de deux petites minutes, avec un riff obsédant et des paroles énigmatiques. Son efficacité et son aura noire rejoignent la densité de « Téléphomme » et de « Métro C'est Trop ». C'est par ces trois chansons que je vais découvrir la sensation du spleen de l'homme blanc, ce truc si particulier qui ne vit que par le Rock et dans le coeur des gamins européens de la classe moyenne. C'est un vertige, une réaction animale face à l'abysse de la complexité de la société, ses injustices, et le poids de ses incohérences. A dix ans, ce truc venait de me percuter de plein fouet. J'écoutais une musique qui exprimait quelque chose de fort. Même les paroles d'Aubert, décrites comme naïves, possédaient cette force d'expression. Avec des mots simples, des images modernes du quotidien, il avait réussi à traduire pour un gamin que j'étais ce qu'était véritablement le monde des adultes.

L'album ne me quittera plus, et sera rejoint par tous les autres, qui représentent les étapes d'une vie comme celles des quatre musiciens de Téléphone, perdant peu à peu leurs illusions de jeunesse face à la violence du monde. Téléphone sera le Led Zeppelin français, ce groupe à l'existence et à la production discographique parfaite, toujours immaculées malgré le temps et les tentatives de reformation.

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