lundi 28 novembre 2016

THE MARSHALS 2016

"Le vieillard postier avec sa charrette s'en va à travers la campagne."

THE MARSHALS : Les Courrier Sessions 2016

Le Rock français a toujours eu du mal à retranscrire avec sincérité l'âme du Blues. Comment pouvait-on décemment comparé Paris ou Lyon à Detroit, Chicago, New York, ou même Birmingham ? Il y avait toujours cet arrière-goût de saucisson et de camembert qui gâchait la musique. Quelques rares exceptions surent le faire, comme Little Bob Story, du Havre. Mais le Blues en France reste un truc exotique, une musique de nègres suant dans sa veste à paillettes, avec une grosse voix rabotée par le tabac et le whisky, jouant dans des festivals de sexagénaires cherchant le frisson de l'Amérique lointaine et fantasmée.
Moulins, dans l'Allier. La capitale des Ducs de Bourbon est comme de très nombreuses petites villes de province, bloquée dans le passé entre ses industries fermées et sa ruralité s'évaporant avec la disparition des exploitations. Comme Autun, Nevers, ou Digoin, leurs populations vieillissent et déclinent, ne survivant que grâce à quelques petites entreprises locales, un peu d'artisanat. La jeunesse a fui ces déserts sans emploi, poursuivant études et vies professionnelles dans les grandes agglomérations largement desservies par les trains et les autoroutes. Tout ce qui est à plus d'une heure de route de Paris, Lyon, Bordeaux ou Marseille peut crever tranquillement.

La musique Rock, déjà mal en point après la prise de pouvoir sans partage de l'électro-pop faisandée, ne survit que par les noyaux d'amateurs branchés, ceux-là même qui furent exécuter au Bataclan lors du concert des Eagles Of Death-Metal. Le Rock devient comme le Blues ou le Jazz : une affaire d'esthètes et d'amateurs éclairés. Car désormais, pour écouter du Rock, il faut chercher, les médias n'en servent plus directement à la radio ou sur les réseaux sociaux. S'exclure de ces grands centres culturels névralgiques, c'est se couper définitivement du monde. Le Rock en province était déjà un truc abstrait à l'époque où il occupait les grandes salles de concert parisiennes, alors aujourd'hui où il se réduit à une poignée de survivants sexagénaires….

Mes souvenirs de Moulins ne sont pas des plus impérissables. J'ai toujours traversé cette ville dans la grisaille humide ou la nuit hivernale, à travers de grandes rues semi-désertes. Cette vision a toujours été pour moi un choc profond. Si le Rock se vit dans les grandes agglomérations, l'âme de la révolte sourde dans ces cités à l'abandon, terrifiante d'ennui. Sortes de vestiges romantiques du siècle passé, elles portent les stigmates de la misère grouillante derrière les images d'une campagne champêtre et insouciante. Le Blues de Detroit, de Chicago, ou de Akron est ici, à Nevers, à Moulins, à Autun, pas à Paris. Le Rock le plus âpre de France vint de la pétrochimie du Havre et de la sidérurgie lyonnaise : Little Bob Story, Ganafoul….. un Rock fier, prolo, revêche. Le meilleur Rock vient désormais de la province de l'oubli, au plus près des ruines des Trente Glorieuses.

Autun m'avait offert sur un plateau et sous la pluie le duo Yellow Town from Nevers, voici The Marshals de Moulins. Yellow Town mêlant la nature luxuriante du Morvan aux paysages des grands espaces américains, ceux décrits par Neil Young. The Marshals explore le Blues-Rock poussiéreux des cités industrielles à l'abandon. Tout ceux qui en France s'aventurèrent à se frotter de trop près aux grands maîtres du Blues-Rock ne purent qu'avoir l'air idiot en forçant le trait de la douleur surjouée. The Marshals a réussi un exploit rare.

Le trio est composé de Laurent Siguret à l'harmonica, Thomas Duchézeau à la batterie et de Julien Robalo à la guitare et au chant. Les trois sont secondés par Mike Chassaing, boss du label Freemounts Records, au tambourin. Ils déroulent depuis quatre albums un mélange âcre de Creedence Clearwater Revival, de John Lee Hooker, et de Georges Thorogood. L'influence majeure dans l'interprétation sont les premiers albums Blues des Black Keys et des White Stripes. Le timbre rappelle d'ailleurs beaucoup Dan Auerbach. Mais les réduire à ces deux groupes récents est une erreur majeure. Les racines de ce Blues-Rock va chercher au-delà, celles du Blues électrique des années 60. Il y a la fois cette volonté de coller à l'authenticité tout en cherchant à exprimer quelque chose de tout à fait européen. Finalement, il n'y a qu'un seul vrai bémol : cette voix passée par un filtre saturé, qui n'apporte rien. Elle a suffisamment d'âme et de consistance pour se suffire à elle même.
Pour ma part, la plus belle similitude musicale est à chercher du côté du premier album des Groundhogs, Scratching The Surface. On retrouve ce son électrique imprégné de bayou de Louisiane, et cette virulence inhérente aux petits blancs de Grande-Bretagne comme de France.
Moulins a irrémédiablement injecté une amertume unique dans la musique des Marshals, parfaitement restranscrite par la belle pochette. Cette ancestrale photo de carte postale montrant un facteur de province du début du vingtième siècle insiste sur cette dimension de prospérité et de douceur de vivre perdues. Le premier morceau en dit long sur l'amertume qui se dégage : « I Gave My Wallet To The Poor ». J'ai filé mon portefeuille à un pauvre…. Réaction spontanée à cette misère rampante qui gangrène le pays, des villes à la campagne. Le clodo de Paris aura au moins droit à son petit passage sur TF1 rubrique « appeler le 115 ». Mais le petit vieux dans sa bicoque sans chauffage dans un hameau au fin fond de l'Allier…. Peut crever celui-là… trop loin.

Comme une évocation de bon vieux temps perdu : « Good Old Days ». C'est un Mojo Blues vigoureux et culbuté, qui sent bon la jolie fille sur la banquette arrière. Mais tout cela n'est qu'un cliché trop vite téléphoné. Après un gargantuesque solo d'harmonica, le morceau s'enfonce dans un spleen dantesque, granitique. Quelques accords Blues d'une mélancolie affolante s'égrènent. Le coeur est transpercée, les images se succèdent : la route, les prairies boueuses, les voies de chemin de fer et les grands hangars à l'abandon, la vitrine du bistro ouvrier définitivement fermée, toute cette vie qui fout le camp dans l'indifférence générale.

Et parce que ça ne suffisait pas, The Marshals tend la bonne perche au bon moment avec une superbe reprise du « Folsom Prison Blues » de Johnny Cash. Un homme noir tape sur un rocher avec une masse, les fers au pied. Folsom Prison Blues. La taule, sortir de la misère après les erreurs, que ne pardonnent jamais la société, qui en a tant à se faire pardonner désormais. L'homme blanc, pantalon de treillis, tee-shirt kaki, le poil court, la barbiche, bedonnant à cause du pastis bon marché, fend des bouts de bois récupérés pour se chauffer : Moulins Prison Blues ? Misère agricole, campagne en berne.
« Six Feet Tall » claque le Boogie sans vergogne. Une clope, un whisky. Le parapet du pont, la rivière qui coule, dégageant son nuage d'écume glacée….. No Regret. Le Pont sur L'Allier à Moulins, foutu monument historique que personne ne vient voir, mais qu'un brave fonctionnaire a décidé qu'il y avait autre que la Tour Eiffel dans la vie….Un homme d'un autre monde, à ne pas en douter.

Les papillons de nuit volent sur l'eau à la nuit tombée. Il fait chaud en ce mois de juillet. Sur l'Allier, ils volent encore en masse dans l'obscurité, virevoltant dans la lumière pâle des lampadaires. Un beat stomp, épais, brutal, puissant, comme une hache sur le billot. C'est un sacré voyage….Sacré Blues, d'une densité miraculeuse, sentant le marécage. C'est d'ailleurs une « Long Night ». Morceau suivant, une longue nuit. Blues râpeux et vicelard, il apporte une pointe de lumière dans le bourbier.
« Something To Hide » vient sonner les troupes. Un épais Blues-Rock rugueux et sans pitié. Trois minutes d'énergie du désespoir, avant d'appréhender le monument du disque : « Something To Hide ». Un Blues swamp collant aux basques, possédé par le démon du Bayou. Ca rampe dans les étangs de plaine de l'Allier, ça grogne comme la Vouivre. Ca sent l'herbe pourrie et le champignon de forêt. La mélancolie traîne sur presque sept minutes, voodoo possédé.

Il se répercute sur « Keep My Gold ». Garde le pognon de mémé, babe. Ce dernier Blues catharsitique est diabolique. C'est un mantra, une possession. Difficile d'être maître. Le tempo est presque africain, Blues rugueux et squelettique. Il se réveille par une merveille de solo de guitare claptonien, dont ce disque en est que trop eu dépourvu. Robalo en a sous la planche et c'est du sacrément bon travail.


 Le vieillard postier avec sa charrette s'en va à travers la campagne. Peut-être reviendra-t-il lorsque la pire des bourgeoisies conservatrices sera de nouveau en place ? Il faudra alors à nouveau crever au boulot, comme il y a deux cent ans. Et nos aînés se retourneront dans leurs tombes devant une telle connerie. Mais les ancêtres noirs pourront être fiers du Blues de Moulins. Une lumière pâle éclaire pourtant le marais : le Blues en France existe, et il est magnifique.

tous droits réservés

Aucun commentaire: