dimanche 15 janvier 2017

EDDY MITCHELL 1971

"En 1971, Eddy Mitchell traverse une période d'incertitude critique et commercial depuis presque trois années."


EDDY MITCHELL : Rock'N'Roll 1971

Il fut une époque où je n'aurais jamais parié un centime que j'écouterais un jour Eddy Mitchell, et que je trouve cela passionnant. Bien ancré dans mes groupes anglais et américains, Mitchell, comme Johnny Hallyday et Dick Rivers, n'étaient pour moi que de tristes ersatzs franchouillards du vrai Rock. Comment aimer ces gens-là quand on connaît la source ?

J'avais pourtant un à-priori plus favorable à Eddy Mitchell. L'homme a un certain recul sur son personnage, il n'a pas hésité à faire des sketchs avec Coluche. Et il a été le chanteur des Chaussettes Noires, groupe de Rock'N'Twist pionnier dont j'avais conservé depuis l'enfance une grande affection.

J'avais pris mes petites habitudes chez un disquaire de Limoges. J'y passais ainsi systématiquement le samedi après-midi. Situé dans le centre ville, dans une ruelle un peu reculée, l'entrée ne laissait pas préjuger de la taille réelle de la boutique. De plus, le choix y était varié, et j'y avais fait quelques belles découvertes, à commencer par le quartet anglais Nektar. Au milieu se trouvaient de grands bacs de disques à prix réduit dans lesquels on pouvait compléter sa collection de Bob Dylan comme de Claude François. Il fallait donc chercher, fouiller longuement. Et puis un jour, je trouvai de multiples rééditions d'albums d'Eddy Mitchell. Je commençai à regarder négligemment, non sans une petite idée. Je cherchais, par le plus grand des hasard, l'album qui contenait la chanson « Mon Nom Est Moïse », pépite Soul Jazz-Rock d'Eddy Mitchell que j'avais trouvé épatante, et dont j'avais ouï un court extrait dans un documentaire. La chose se situait autour de 1969. Et évidemment, à force de chercher, je suis tombé sur l'album Mitchellville avec la dite chanson. Je fis un tour de magasin, puis deux, et je finis par le prendre et l'acheter. En rentrant, c'est le choc : le disque est très bon. Il y a bien quelques passages un brin variété datée, mais l'ensemble est très bon, drôle, et furieusement Soul et Jazz-Rock, dans la lignée de Chicago et Blood, Sweat And Tears.

Dès lors, je ne vais avoir de cesse de retourner dans le grand bac, piochant des albums autour de l'époque de Mitchellville, élargissant toujours le cercle, si jamais un autre disque de cette trempe existait. Cela ne devait être qu'un accident, connaissant la carrière du bonhomme, sa musique a vite tourné à la variété. Jusqu'à ce que je tombe sur Rock'N'Roll.
En 1971, Eddy Mitchell traverse une période d'incertitude critique et commercial depuis presque trois années. Cette période ne prendra fin que fin 1974 avec l'album Rocking In Nashville, et s'appelle « les années Zig-Zag », du nom de l'album de 1972. Alors qu'il entame sa carrière solo en 1963 après le succès des Chaussettes Noires, il vogue sur l'écume, profitant de l'aura des nouveaux rockers dans l'Hexagone. Comme Dick Rivers et Johnny Mitchell, il poursuit ses adaptations en français de morceaux de Rock'N'Roll américain.

Puis au milieu des années soixante, ce Rock'N'Roll se retrouve ringardisé par la vague du Rock anglais : Beatles, Rolling Stones, Kinks… Ils atteignent les rivages français, et rendent caduque ce Rock'N'Roll inspiré de celui, américain, des années cinquante. Peu à peu, les artistes français s'adaptent et changent de registre. De nouveaux visages apparaissent : Sylvie Vartan, Jacques Dutronc, Françoise Hardy…. Eddy Mitchell fait le choix de la Soul Music de Memphis, le son Stax, Otis Redding en tête. Ce virage musical tient un temps, de 1965 à 1967, avant que le psychédélisme noie définitivement les premiers chanteurs de Rock'N'Roll français. Eddy Mitchell poursuit dans une veine Soul brillante, caractérisée par l'humour du chanteur, qui écrit lui-même ses textes, les musiques étant désormais composées essentiellement par Pierre Papadiamandis. 7 Colts pour Schmoll et Mitchellville sont d'authentiques réussites qui ne trouvent pas leur public.
La situation sera telle qu'en 1974, son label, Barclay, prendra la décision d'éditer des compilation des Chaussettes Noires, qui se vendront mieux que lesderniers albums d'Eddy Mitchell. Devant cet état de fait, Barclay commencera à encourager le chanteur à reformer son ancien groupe, visiblement toujours très populaire. Mais le chanteur refusera net, alors qu'il est devenu animateur radio sur France Inter. En 1970, la situation est déjà compliquée, et devant la pression de son label, Il concède un point : il lui faut revenir au Rock brut. Eddy Mitchell ne sera pas le seul à faire ce choix : Johnny Hallyday poursuit sa carrière de rocker avec l'album Flagrant Délit après quelques errances psychédéliques, et Dick Rivers publie Dick'N'Roll après avoir donné dans la variété à violons sans grand succès.

Pochette noire, photo de Mitchell sur scène en blouson de cuir dans une pose typiquement Rock, campé sur son pied de micro, Rock'N'Roll est effectivement un retour au Rock, mais pas vraiment celui que Barclay espérait. Désireux de faire uniquement ce qu'il veut, et comme il le veut, Eddy Mitchell alias Claude Moine s'enferme au Château d'Hérouville et aux Olympic Studios de Londres pour capter pas moins de vingt chansons qui alimenteront l'album ainsi que plusieurs simples. Le vieux copain Johnny et Michel Polnareff viennent traîner dans le coin, mais uniquement pour éponger du Jack Daniel's. Mitchell s'entoure de musiciens fidèles comme Marc Berteaux à la basse, de Dean Noton à la guitare, Gilbert Bastelica, un ancien des Chaussettes Noires, à la batterie, Claude Papadiamandis aux claviers ou Jeff Seffer au saxophone. A cette fine équipe s'ajoutent quelques musiciens anglais comme Mick Green de Johnny Kidd And The Pirates pour apporter des guitares, ou le groupe Zoo sur un morceau : « Métro, Boulot, Dodo ».

Claude Moine est en fait extrêmement ouvert à ce qu'il se passe sur la scène Pop française, et se montre curieux de formations comme les Variations, Zoo ou Magma. Bien qu'il n'en comprenne pas toujours toute la philosophie, il saisit bien l'apport musical de ces groupes. Cette approche plutôt avant-gardiste ne va bien évidemment pas lui rapporter beaucoup de succès commercial, ces groupes étant pour la plupart cantonnés à un certain underground, bien loin des attentes du grand public qui va applaudir Michel Delpech ou Michel Sardou. Pourtant, cela fait d'Eddy Mitchell un musicien audacieux, dont la qualité des albums de cette époque méritent une vraie relecture. Cela explique également la présence sur ce disque de Jeff Seffer, membre de Magma et fondateur de Zao.

Rock'N'Roll est un disque de Rock parfaitement dans son époque. Mitchell pioche dans le son des formations françaises à la pointe de la Pop, mais aussi dans le Rock américain et anglais de l'époque : Creedence Clearwater Revival, une pointe de Free et de Spooky Tooth. Le son électrique, épais et puissant est quant à lui à chercher du côté des Variations, dont l'album Nador est sorti fin 1970, et a fait basculer le son du Rock français dans celui de Led Zeppelin et les Who. Le son gras et ruisselant d'électricité de Dean Noton a beaucoup à voir avec celui de Marc Tobaly. Eddy Mitchell n'a plus qu'à poser sa voix oscillant entre crooner Soul et timbre râpé à la Gitane. Les textes sont de petites perles d'humour sur fond d'analyse de la société typiquement seventies. Eddy Mitchell est un des rares chanteurs a joué pleinement la carte de l'autodérision, ce qui lui coûtera sans doute une partie de son succès à cette époque, où l'on attendait à ce que le Rock soit une affaire sérieuse. Le vrai Rock oscillait alors dans la presse spécialisée nationale entre le Glam de David Bowie, le Progressif de Yes et Jethro Tull, le Boogie de Status Quo, et les prémices du Punk avec les New York Dolls et les Stooges.

Plusieurs morceaux sont de puissants Heavy-Rock aux couleurs Soul : « Le Marchand De Poupées » avec son riff qui racle le plancher, « Rock'N'Roll Star » avec son introduction progressive, « Pneumonie Rock Et Boogie-Woogie Toux », ou « J'aurai Sa Fille », une relecture de Creedence Clearwater Revival. « Big Boss Man » est un Heavy-Blues poisseux et sournois contant l'employé de bureau soumis. Gilbert Bastelica abat un travail colossal à la batterie, puissant, précis, empli de groove,accompagné de la basse de Marc Berteaux, épaisse et implacable. Dean Noton décoche des riffs gras, imprégnés de Blues électrique. Il enlumine les refrains et les couplets de petits chorus bien sentis. « Pauvre Immigrant » est doté d'une belle progression émotionnelle, quant aux morceaux teintées d'acoustique sont aussi riches, les mélodies faisant mouche : « Je Te Reviendrai », « Elle Part ». On retrouve enfin quelques scories Jazz-Rock des précédents albums, comme « L'Accident » ou « Arizona ». Seul petit bémol à cet album : « J'Aime Le Rock'N'Roll », adaptation française du « Rock'N'Roll Music » de Chuck Berry. Si elle est plutôt fidèle à l'originale, elle n'apporte pas grand-chose au disque, bien plus audacieux que cette simple reprise.

Le grand bijou de cette réédition en disque compact est assurément « Dodo, Métro, Boulot, Dodo », enregistré avec Zoo, et publié en simple en 1970. Pièce musicale oscillant entre Hard-Rock et Jazz-Rock à la Chicago, elle décrit avec une ironie aussi drôle que juste l'univers des citadins des grandes villes françaises. Bien que le morceau ait quarante-cinq ans, son analyse sonne toujours aussi vraie. La couleur désabusée et agressive que lui insuffle Mitchell et Zoo donne une emphase particulièrement bien vue. Zoo, véritable émulation originale du Jazz-Rock américain de Chicago et Blood, Sweat And Tears, travaillera également avec Léo Ferré, lui aussi ouvert à la nouveauté et à la fougue de la jeunesse de son pays.


La veine puissante de l'album Rock'N'Roll sera poursuivie partiellement sur l'excellent album Zig-Zag de 1972, notamment sur le morceau Heavy-Rock « Le Vaudou ». Claude Moine poursuit son exploration musicale, oscillant entre Hard songs, Jazz-Rock, et même Bossa-Nova. Il va collaborer avec plusieurs musiciens de Magma, et va se mettre en danger vis-à-vis de son public et de sa maison de disques, qui lui réclament toujours Les Chaussettes Noires. Ce disque m'aura définitivement convaincu de l'intérêt des albums d'Eddy Mitchell de ses débuts jusqu'au milieu des années soixante-dix. A l'époque, Il fait du Rock qu'il adapte à la France, en y apportant tout ce qu'il aime, de la Soul au Heavy. Par la suite, il fera de la chanson française teintée d'influences américaines, ce qui rendra sa musique bien plus populaire, mais moins intéressante, et jouera encore davantage la carte de l'autodérision du personnage de rocker. Eddy Mitchell passera alors de musicien audacieux mais mal aimé à chanteur populaire, personnage pittoresque digne de Michel Audiard.

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