mercredi 31 mai 2017

BUDGIE 1971 PART 1

"Car Budgie est devenu un groupe puissant, qui joue très fort, au point que certains clubs les refusent. "

BUDGIE : Budgie 1971

Cardiff, Galles du Sud. Cette cité est la plus grande agglomération du Pays de Galles, sa capitale historique. Fondée par les Romains, elle ne connaîtra de véritable développement qu'au 19ème siècle, lorsque le charbon, moteur de toute l'économie de l'époque, fut découvert dans ses sous-sols. La ville se développa subitement, appelant de toutes les terres environnantes les hommes en quête d'un travail prompt à nourrir leurs familles. La ville se développa sur cette industrie  : église, stade sportif, université… furent construits grâce à l'argent du charbon. Cardiff devint officiellement capitale du Pays de Galles en 1955, bien des années après son déclin, qui s'amorça dans les années trente. La ville fut frappée par la crise, et ne s'en releva jamais, déclinant dès l'immédiat avant-guerre. Depuis, Cardiff est une ville en constante perdition, ne tenant la tête hors de l'eau que par son industrie survivante, et par le développement d'un tourisme hypothétique prôné par le gouvernement Thatcher au début des années quatre-vingt.

1966. Le guitariste Dave Edmunds, le bassiste John Williams, et le batteur Rob « Congo » Jones fondent les Humans Beans, qui deviendront Love Sculpture. Ils jouent du Blues électrique. Leurs influences sont celles de la scène anglaise du moment, à commencer par John Mayall And the Bluesbreakers, avec Eric Clapton puis Peter Green. Ils pulvérisent de vieux classiques de Blues noir américain avec une violence rarement entendue. Et Edmunds est un sacré guitariste, sans concession. Les trois musiciens fascinent les gamins du coin : leur énergie prodigieuse, leur furie électrique hypnotisent. Ils veulent tous acheter une Gibson demi-caisse ES-335, pulvériser des kilomètres de notes magiques.
La scène musicale du Pays de Galles est maigre, comparée à celle, bouillonnante, du Black Country, la terre de la sidérurgie autour de Birmingham. D'innombrables musiciens émergeront de ces villes sidérurgiques : Judas Priest, Black Sabbath, mais aussi Glenn Hughes, futur Trapeze et Deep Purple. Et puis, bien évidemment, il y aura deux immenses acteurs majeurs : Robert Plant et John Bonham, du modeste Band Of Joy, qui rejoindront bientôt un dénommé Jimmy Page pour créer les nouveaux Yardbirds, qui deviendront Led Zeppelin. Tout cela n'est pas anodin.
Love Sculpture fait rugir ses amplificateurs dans ce que l'on peut qualifier d'équivalent de MJC près de St Peter's Church, à Bedford. Un gamin malingre d'à peine dix-neuf ans regarde le spectacle, cloué sur place. Il fait bien rire, Burke, avec son physique ingrat, et ses grosses lunettes d'écailles double foyer. Il n'est définitivement pas le profil de la Rock Star, individu insignifiant et mal aimé que l'on laisse plus que volontairement de côté.

Ce set sera tellement percutant que Burke veut fonder son groupe. Le jeune homme a vingt ans, et commence depuis peu à pratiquer la guitare. Il fait part de son projet musical à ses camarades des clubs de natation de l'école du Swimming Club de Cardiff. On lui conseille un certain Brian Goddard. Les deux se rencontrent quelques jours plus tard dans ce qui s'apparente à un semblant d'audition. Le résultat en est que ce Brian n'est pas un guitariste époustouflant, mais il est largement plus doué que le débutant Burke Shelley, qui opte aussitôt pour l'achat d'une guitare basse.
Un second guitariste est recruté, il s'appelle Kevin Newton. Il joue dans les pubs et les clubs depuis plusieurs années, et a sa petite réputation. Il est néanmoins déjà marié et père de famille, ce qui freine les ambitions éventuelles de tournée. Burke Shelley opte pour le poste de bassiste-chanteur. Il reste à trouver un batteur. Il tombe sur une petite annonce manuscrite sur le panneau dédié du magasin d'instruments de musique de Cardiff : Gamlin's Shop. L'échoppe est tenue par un couple de vénérables cinquantenaires, depuis peu fort surpris par la venue de plus en plus régulières de jeunes gens chevelus désireux d'acheter des instruments de musique amplifiés d'origine américaine. Un garçon aux traits hispaniques est l'auteur de l'annonce  : il s'appelle Raymond Phillips.

Ray a quitté l'école à quinze ans et travaille depuis comme ouvrier-livreur à la laverie Vaughn. Il aime la musique au point d'avoir demandé un kit de batterie pour Noël à sa mère. Celle-ci lui achète un set de marque Premier, commandé chez Gamelin's Pianos en 1965. Le cadeau d'un montant de 100 livres sterling est considérable pour cette mère célibataire qui ne gagne que 13 livres par semaine comme nourrice. C'est un beau jour que Burke Shelley frappe à la porte des Phillips au 50, Machen Place, Canton, dans la banlieue de Cardiff. Il lui propose le poste de batteur, suite à l'annonce. Ray accepte.
Le quatuor s'appelle alors Hill's Contemporary Grass. Ils jouent des morceaux de Fairport Convention, Ohio Express et surtout, des Beatles. Shelley admire les Beatles. Il aime leur évolution électrique, et reste hypnotisé par les albums « Sergent Pepper And The Lonely Heart Club Band » de 1967 et le « White Album » de 1968. Ils donneront leur premier concert au British Steel Company Club de Canton, à quelques maisons de là où vivent les Phillips. Le souvenir qu'en gardera le batteur restera attaché à des circonstances douloureuses. Au moment de partir, la mère de Ray, malade et alitée, lui demande de ne pas aller au concert pour rester près d'elle. Le jeune homme, très impliqué dans son nouveau projet musical, insiste pour s'y rendre, expliquant que ce set est capital pour lui et son nouveau groupe. Il sera effectivement sur la scène du British Steel Company Club, ne se doutant pas que la pauvre femme est atteinte d'un cancer qui l'emportera quelques semaines plus tard. Le set est de plutôt bonne tenue, et permet au quatuor de gagner une trentaine de livres, que Kevin Newton, pratiquant les paris, propose de miser la somme, et affirme revenir avec un cheval de course. Les trois autres, en bons ouvriers gallois, refusent nets et gardent l'argent, pas le musicien. Ce dernier restera quelques mois au sein du groupe. Trop pris par sa vie familiale, il ne pouvait s'impliquer davantage. Un nouveau nom émerge de la scène de Cardiff : un certain Peter Morley. Mais il n'est pas intéressé. Pourtant, il suggère le nom d'un jeune homme à la recherche d'un groupe : Anthony James Bourge.

Ray et Burke partent aussitôt le rencontrer, et lui demandent de jouer quelques morceaux qu'il connaît. Tony prend sa copie de Fender Stratocaster bon marché achetée chez Gamelin's Pianos, et joue un morceau de Freddie King, repris par John Mayall And The Bluesbreakers avec Peter Green : « The Stumble ». Ray et Burke sont époustouflés. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Tony ne sait rien jouer d'autre. Ils l'apprendront bien plus tard, à leur plus grand étonnement. Le profil de Tony est musicalement parlant assez surprenant, puisqu'il débuta comme chanteur et joueur d'harmonica. Il occupera ce poste dans un petit groupe de Soul local. Il aime le Rock'N'Roll et le Blues, et admire les guitaristes. Pourtant, cela ne lui donne pas l'envie d'en jouer, considérant qu'il ne sentait pas suffisamment capable pour en jouer lui-même. C'est lorsqu'il découvre les premiers guitaristes blancs du Blues anglais, Eric Clapton et Peter Green, ainsi que Jimi Hendrix, qui tous transgressent les codes du Blues noir, qu'il se demande si lui aussi, ne pourrait pas proposer quelque chose de personnel. Il s'achète une guitare acoustique bon marché, et va apprécier sur scène dès qu'il le peut le guitariste de Blues blanc majeur du Pays de Galles : Dave Edmunds. Tony Bourge en analyse son jeu, commence à forger son style, qui le conduit à faire l'acquisition de sa première guitare électrique. Les premières semaines, il apprend consciencieusement les chansons du répertoire. Les premiers concerts, il n'apparaît que sur quelques titres, puis tient progressivement la totalité du set, jouant en duo de guitares avec Brian Goddard.

Le nom du quatuor, Hill's Contemporary Grass commence à gêner les musiciens. Il faut dire que le répertoire s'oriente de plus en plus vers le Blues électrique de l'époque, et même les reprises des Beatles s'alourdissent furieusement, à l'image d'un Vanilla Fudge. Burke Shelley propose alors une idée typique de son cerveau imaginatif : Budgie. Le nom de cet oiseau surprend ses camarades, mais l'explication du bassiste à ce propos dessine déjà toute l'originalité qui sera la ligne de conduite du groupe. Pour Shelley, the budgie, soit la perruche en anglais, est le symbole de l'oiseau pour vieilles dames conservatrices. Il apercevait souvent les cages contenant ces oiseaux aux fenêtres de demeures du centre ville de Cardiff, dans les quartiers confortables, loin de l'agitation des banlieues plus ouvrières. Comme beaucoup de jeunes gens de son époque amateurs de musique Rock, Burke Shelley est en rupture avec la société de ses parents, rigide et offrant peu de perspectives autres qu'un travail, une maison de banlieue et un foyer avec deux enfants. La jeunesse anglaise des années soixante veut profiter de la vie, de ses plaisirs, et ne plus subir l'austérité des années post-guerre mondiale. Burke Shelley s'est laissé pousser les cheveux, écoute les Beatles et toute la Pop anglaise. Il va même pousser la logique au-delà de la plupart des jeunes de l'époque : il va former son propre groupe et tenter de faire carrière de la musique. Toujours est-il que cette perruche est le symbole pour lui de cette société austère et rigide qui déteste les jeunes hommes avec des cheveux longs. Il imagine même qu'une perruche à taille humaine viendrait massacrer ces vieilles bonnes femmes et libérerait ces oiseaux emprisonnés, à l'instar de Burke dans la société anglaise de l'époque. Budgie se nommera d'ailleurs un temps Six Ton Budgie durant l'année 1970, soit la perruche de six tonnes, ce qui transcrivait mieux l'idée de Shelley d'une part, et la musique du groupe d'autre part. Mais le nom Budgie, simple et percutant, fait l'unanimité au sein du quatuor. Ainsi se nomment désormais nos héros dès 1969.

L'arrivée de Tony Bourge va être décisive dans l'évolution du son de la formation. Au départ, Shelley et Phillips sont très orienté Pop anglaise : Move, Beatles, et Folk : Fairport Convention et Traffic. Bourge, l'amateur de Blues électrique, veut expérimenter, et faire évoluer ces morceaux vers des sonorités plus personnelles, à l'instar de Love Sculpture avec Dave Edmunds, Jimi Hendrix, ou Peter Green avec Fleetwood Mac. Le son américain n'a pas encore atteint les cotes galloises, et des formations comme Vanilla Fudge ou les premiers disques de Deep Purple n'ont pas encore atteint les oreilles de Budgie. Pourtant la démarche sera similaire, prenant les chansons anglaises, les déformant et les violentant afin d'en proposer des versions personnelles. « With A Little Help From My Friend » des Beatles prend des atours de Blues lourd inspiré de Spooky Tooth, un peu dans l'esprit de ce qu'en fera Joe Cocker à cette époque. Burke Shelley trouve avec Tony Bourge le parfait partenaire pour aboutir son projet musical : créer un groupe de Rock dur, jouant des riffs, mais sertis sur des mélodies typiques des Beatles. Quelques morceaux des quatre de Liverpool lui serviront de base, les plus Rock : « Sergent Pepper Lonely Heart Club Band », « Rain », « Paperback Writer » ou encore « Helter Skelter ». Les mélodies de Shelley, ainsi que sa voix très haute, vont se combiner avec la science du riff Blues lourd de Tony Bourge, et la frappe de plus en plus puissante de Ray Phillips. D'autres formations vont servir d'influences aux hommes de Budgie : Gun et son « Race With The Devil », mais aussi Cream.

Le quatuor joue partout où il le peut, et se forge progressivement son public au sein des pubs et des clubs de toutes sortes : rugby, militaire, aviron, bars musicaux…. Budgie assure sa propre promotion, créant lui-même ses affiches et ses posters. Ray Phillips fait même l'acquisition d'une petite machine à imprimer, qui coûte alors une fortune, mais qui leur permet de faire une publicité plus efficace. Nous sommes à la mi-1969, et Budgie commence progressivement à écrire ses propres morceaux.
Les concerts sont parfois difficiles, devant un public très masculin, comme dans les clubs de Rugby, et pas très attentifs. Les musiciens se font même interpeller lorsqu'ils jouent une chanson originale, le public exigeant un morceau qu'ils connaissent. Budgie prend alors l'habitude de pousser les potentiomètres des instruments et de la sonorisation au maximum afin de faire taire les clameurs et pouvoir jouer leur propre matériel. Le calme revient alors et les tête commencent à bouger en rythme avec la musique. Au National Coal Board Club de Tredegar, une ville minière à côté de Cardiff, Ray Phillips tapera tellement fort sur sa batterie, non amplifiée, que le pied de sa caisse claire se cassera, et l'obligera à finir le concert avec la caisse sur ses genoux.
Cet incident montre d'une part les limites du modeste matériel dont dispose Budgie, mais aussi d'une nouvelle influence majeure qui va tout changer dans l'approche de leur musique : le premier album de Led Zeppelin. Ce disque dispose de tout ce que rêve Burke Shelley, Tony Bourge et Ray Phillips. Il y a bien sûr le Blues électrique porté à un niveau stratosphérique de furie et de virtuosité, mais aussi la voix haute et hurleuse de Robert Plant, et bien évidemment, le jeu de batterie de John Bonham. Ce qui fera toute la puissance de ce premier disque n'est pas tant les riffs de Jimmy Page, finalement peu amplifié, mais bien ce jeu de batterie dynamique à la force incroyable. Burke Shelley et Ray Phillips en restent rêveurs, et le bassiste encourage son batteur à faire de même. Alors ce dernier essaie comme un fou, jusqu'à briser le matériel sur scène, devant aussi se faire entendre au milieu des autres instruments amplifiés.
Le rythme de tournée de plus en plus régulier, le week-end comme en soirée de semaine, commence à poser souci au sein de Budgie. Tous ont un travail la semaine : Tony est vendeur dans une boutique de vêtement, Ray est livreur, et Burke est stagiaire-métreur chez un architecte. Brian Goddard a non seulement un travail, mais aussi une vie de famille installée. Et les racines de cette dernière ont déjà posé des problèmes au groupe par le passé. En effet, Howard Coates, le premier manager de Budgie, a vu sa petite amie partir avec Brian Goddard, qui l'a mis par ailleurs enceinte. De l'animosité est bien évidemment apparue, et a crée une tension au sein du groupe compliquée à gérer. Le fait de devoir assurer à la fois les concerts et et une vie de père de famille alors qu'il passe une bonne partie de ses soirées et ses week-ends sur la route devient difficilement conciliable. Cela ne manque pas de créer de nombreux conflits conjugaux qui auront raison des ambitions musicales de Brian Goddard qui quitte Budgie au début de l'année 1970.


Ce départ va engendrer un regain de cohésion entre les trois musiciens restant. Ils le vivent même comme une bouffée d'air, tant les problèmes induits par la situation personnelle de Brian Goddard pesaient sur l'ambiance au sein du groupe. Se sentant plus unis que jamais, ils décident de faire avancer Budgie. Pour cela, ils décident de s'équiper d'un matériel digne d'un vrai groupe professionnel. Seul Burke Shelley dispose d'un instrument de valeur, une basse Fender qu'il utilisera toute sa carrière. Ray et Tony partent chez Gamlin's pour commander leur nouveau matériel. Le premier opte pour un kit de batterie de marque Ludwig, d'abord simple, et qu'il complètera avec une seconde grosse caisse. La marque Ludwig est la meilleure au monde, et tous les grands batteurs jouent dessus : Ginger Baker de Cream, Mitch Mitchell du Jimi Hendrix Experience, ou encore John Bonham de Led Zeppelin. Ray Phillips veut une batterie à double grosse caisse, car il est fasciné par l'utilisation qu'en fait Ginger Baker, et veut aller dans cette direction. Le matériel est spécialement commandé par Horace Gamlin aux Etats-Unis. Pour l'anecdote, Ray ne paiera pas la seconde grosse caisse. Ayant avancé l'argent à la boutique, M. Gamlin se rend compte que les cymbales qu'il a fourni au jeune homme sont d'occasion et non neuves. Il propose de le rembourser, mais Ray, entre-temps,a opté pour une nouvelle configuration de son kit.
Tony Bourge bénéficiera aussi du sens du commerce du couple Gamlin. Le guitariste opte pour une Gibson ES-345 demi-caisse, inspiré de Dave Edmunds, mais aussi de plusieurs de ses héros Blues, comme Freddie King ou Chuck Berry. La guitare ne lui coûtera que la moitié du prix originel de l'instrument et pour cause : la guitare a survécu à l'inondation du magasin de M. et Mme Gamlin lors de la dernière crue de la rivière à Cardiff, et elle a été retrouvée flottante sur les eaux. Qu'importe, l'essai est concluant, et le prix très intéressant. De nouveaux amplificateurs sont également achetés afin d'avoir de la puissance, et voilà le matériel entassé dans la camionnette, un Ford Transit, achetée l'année précédente.
Budgie se dote d'une salle de répétition à eux. La formation change régulièrement de local, selon les disponibilités. Ils répéteront même quelques reprises dans une grande église désaffectée dans la Tiger Bay. Finalement, ils élisent domicile dans une bâtisse en bois, en pleine campagne du Drope, à la sortie de Cardiff. Les musiciens se souviennent alors des vaches regardant par la fenêtre du local, sûrement très intriguées par l'immense volume sonore de la formation.

Car Budgie est devenu un groupe puissant, qui joue très fort, au point que certains clubs les refusent. Musicalement, la formation s'imprègne abondamment de Led Zeppelin. Les deux premiers albums alimentent l'inspiration, en particulier de Burke Shelley. La batterie joue un rôle essentiel dans la puissance du son, et Ray Phillips s'échine à tenter de reproduire les triolets de grosse caisse de John Bonham. Fort logiquement, des morceaux de Led Zeppelin apparaissent sur la setlist : « Good Times Bad Times » ou « Whole Lotta Love ». Trouver le bon groove deviendra une obsession pour Budgie, une leçon reçue de John Bonham. Les trois gallois ne seront pas les seuls à avoir été frappés par la musique de Led Zeppelin. Tony Iommi, le guitariste de Black Sabbath, se souvient de l'impact explosif de la musique du Dirigeable sur la scène musicale de l'époque. Il fut lui aussi plus impressionné par le jeu de batterie de John Bonham, que par les riffs pourtant hargneux de Jimmy Page. Pour Iommi, ce dernier n'avait pas réellement le son lourd. Black Sabbath et Budgie vont s'en charger.

La chance tourne enfin lorsque Budgie joue dans une salle appelée le Cardiff Top Rank. Un homme, Windsor Walby, est présent dans la salle. Il est à l'origine du concert de ce soir-là. C'est lui qui a fait venir les vedettes de Londres, les Tremoloes, un groupe Pop très populaire durant les années 60 en Grande-Bretagne. Il chercha également des groupes locaux afin d'assurer la première partie du spectacle, et les deux élus furent Oswald Orange et Budgie. Ray Phillips se permet de l'aborder à la fin de leur set, et lui expose les plans du groupe, rejoint par Burke Shelley. La vision des musiciens, et leur prestation, impressionnent Walby, et lorsque Budgie lui demande si il accepterait de les aider, il se montre intéressé. Ce même soir, l'organisatrice du concert signale au groupe qu'une audition à lieu au Rockfields Studios près de Cardiff, car un producteur cherche à signer des groupes. L'option Walby est donc dans un premier temps écartée. Joan England conseille à Budgie de jouer des reprises, ce qui selon elle, permet de juger le potentiel d'une formation.
Lorsque le trio se présente au Rockfields Studios, le producteur en question n'est autre que Rodger Bain. L'homme n'est pas n'importe qui : il vient en effet d'assurer l'enregistrement des deux premiers albums de Black Sabbath, quatuor de Heavy-Metal de Birmingham dont la célébrité désormais internationale lui a permis de rejoindre le cercle très fermé des grandes formations du Rock britannique aux côtés de Led Zeppelin, Deep Purple ou les Who. Rodger Bain est venu au Pays de Galles pour trouver une nouvelle formation de Rock lourd capable d'être un nouveau Black Sabbath. Budgie se présente donc devant Bain, et annonce au producteur qu'ils vont lui interpréter un de leurs morceaux originaux, et non une reprise comme cela leur avait été conseillé. L'audition est plus que convaincante, et Bain leur propose de passer à l'étape suivante : enregistrer une bande de démonstration dans un studio de Londres. Le trio est emballé, mais cela nécessite un financement, que les trois musiciens n'ont pas. Intervient à nouveau Windsor Walby.


Ce dernier va être leur bienfaiteur. L'homme est un entrepreneur dans le bâtiment qui s'ennuie ferme dans son travail, et décide d'organiser des évènements musicaux autour de chez lui, à Cardiff. Le concert des Tremoloes est un fiasco financier, et le refroidit un peu dans ses ambitions musicales. Pourtant, la rencontre avec les musiciens de Budgie, ainsi que leur set l'impressionne. La ferveur de l'interprétation, la vision globale du projet, la détermination et la cohésion des trois artistes l'encourage à essayer de les aider d'une manière ou d'une autre. Lorsque Burke Shelley le recontacte pour lui expliquer qu'ils auraient besoin d'argent pour enregistrer une démo à Londres, Walby accepte immédiatement. Pour lui qui a aussi connu des périodes de vaches maigres par le passé, il sait combien il est essentiel de trouver un soutien financier, surtout quand on a un projet et de l'ambition à revendre. Walby fournit donc l'argent sans exiger d'eux qu'ils le lui rendent, et va même jusqu'à leur prêter sa voiture avec le plein pour monter à Londres. Beaucoup de ses amis se moqueront de lui : comment a-t-il pu accepter de donner de l'argent et sa propre voiture à un groupe de Heavy-Metal qu'il ne connaît pas ? Budgie lui rendra quelques semaines plus tard son véhicule en parfait état, et tous les remerciements possibles, preuve que ces trois chevelus ne sont pas des barbares mais des gentlemen.
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mercredi 24 mai 2017

NOUVEAU LIVRE

Ça y est,  il est là,  il est arrivé !

Voici le second volume de mes chroniques,  publié chez Camion Blanc. 
Il est disponible chez l'éditeur,  mais aussi dans toutes les bonnes librairies et les sites de vente en ligne. 

http://www.camionblanc.com/detail-livre-odyssees-electro-acoustiques-et-mythes-stereophoniques-les-saveurs-merveilleuses-du-rock-1128.php



lundi 22 mai 2017

CELTIC FROST 1988

"L'album sort en 1988 sous le nom de Cold Lake, et est un véritable cataclysme pour les fans de Celtic Frost. "

CELTIC FROST : Cold Lake 1988

La trahison est un sentiment épouvantable. Ressentir ce moment où l'un de vos proches, une personne en qui vous avez pleine confiance, vous a fait faux bond pour des raisons d'une bassesse consternante est l'une des expériences humaines les plus violentes qui soit. Il n'est pas évident de pardonner un tel faux-pas. La religion chrétienne se veut pleine d'amour et a pour principe le pardon des âmes en perdition. Mais lorsque l'on n'y croit pas, que reste-t-il, à part l'amertume et la haine ?

Le lac gelé, en voilà un drôle de nom pour un album. Pourtant, pour qui connaît le groupe suisse Celtic Frost, il n'y a rien d'étonnant, car il est finalement en parfaite phase avec son univers gothique et hanté. Celtic Frost n'est pas qu'un simple groupe de Heavy-Metal extrême. Il est bien plus que cela : il est l'un des grands créateurs d'univers sonores de la Rock Music, aux côtés de Soft Machine, Black Sabbath, Led Zeppelin, ou King Crimson. C'est une formation que rien ne fit reculer, jamais, pas même ses fans irréductibles, au moins aussi intenses et passionnés que ceux de Motorhead ou AC/DC. L'amateur de Celtic Frost se doit pourtant d'avoir le coeur bien accroché. En effet, son leader, Thomas Gabriel Fischer, alias Tom Warrior, est un musicien en permanente ébullition. Il est secondé par son âme noire, le bassiste Martin Eric Ain. Les deux entretiennent depuis 1984 une amitié intense, faite d'échanges artistiques passionnés et de haine philosophique, et dont l'opposition est le moteur de Celtic Frost.

Celtic Frost est né sur les cendres de Hellhammer, infernal trio sévissant entre 1982 et 1984, et dont les bandes de démonstration démoniaques et ultra-brutales servirent de base à rien de moins que le futur Black-Metal. Certes, Venom en définit plusieurs ingrédients, à commencer par le nom, tiré de son second album. Le chant hurlé de Cronos, les riffs barbelés de Mantas, la rythmique matraquée d'Abaddon, les thèmes sataniques, le mélange de Heavy-Metal brutal et de Punk, tout était déjà là. Pourtant, Venom conserve encore quelques scories de Rock'N'Roll. Il traîne toujours dans un coin un riff Boogie qui ramène à ce Rock anglais dont Venom est le descendant fracassé. Hellhammer a balayé toute trace de Rock'N'Roll et de Blues. C'est un Metal vociférant, mélange sale de Punk et de Black Sabbath, dégueulé, vomi, absolument sans pitié et sans aucune retenue. Et tout cela a bien sûr une âme profonde. Si Venom était avant tout un concept né du cerveau dérangé de Conrad Lant, Hellhammer a des racines psychiatriques qui sont à chercher au plus profond de l'âme torturée de Tom Fischer.

Gamin, il vit dans la campagne à côté de Zurich, en Suisse. Sa mère, séparée, s'est installée dans un petit village de mille âmes, Nurensdorf, afin d'y trouver sérénité et bien-être champêtre, et veut surtout se couper de tout lien avec la famille de son ex-mari, pilote de moto, resté sur Zurich. Cette femme à l'idéal hippie de la fin des années soixante cherche la douceur de vivre pour son enfant, loin du tumulte de la grande ville, cette hydre noire qui broie les âmes. Elle lui inculque l'idéal de l'époque, l'amour des autres et de son prochain, le pacifisme, que chaque être humain est bon et respectueux.

Pourtant, ce petit coin de campagne va se transformer en enfer pour le jeune Tom. Sa mère arrondit ses fins de mois en faisant de la contrebande de diamants depuis les pays du Tiers-Monde. Elle a également développé des psychoses, préférant s'entourer de dizaines de chats plutôt que de refaire sa vie avec un homme. Elle laisse donc son fils des jours seul dans la maison au milieu des chats urinant dans tous les coins de la bâtisse, se vêtant de ce qu'il trouve dans la maison en désordre, et survivant avec les maigres moyens à sa disposition. Le jeune garçon, chétif, se fait brocarder rapidement par ses camarades d'école à cause de ses habits sales et ses tenues mal assorties. Pire, il dégage une odeur infecte d'urine de félin, et finit au fond de la cour, seul, entre deux coups de poing de ses camarades. La petite bourgade tranquille devient vite invivable pour Tom, d'autant plus qu'à la campagne, les rumeurs vont vite. Tom et sa mère sont la risée du village. Dans ce pays déjà très réactionnaire et rigide de tradition, la province est un monde étouffant, où les êtres faibles agonisent en silence. Tom Fischer devient un homme en combustion interne, ravagé par un feu intérieur fait de vengeance et de fuite vers un autre monde à sa mesure. Il trouve quelques espaces de liberté dans les collines autour du village, seul, entre les grands conifères, les sommets abrupts, les fleurs sauvages, et les animaux de la forêt. Là, personne ne le juge, personne ne le brutalise. Il est seul, petit humain au milieu de la grandeur des éléments. Il se nourrit d'Histoire, de science-fiction, et de tout ce qui peut faire fuir son esprit de son quotidien sordide. Il développe une haine intense pour l'être humain qui va alimenter toute sa musique à venir.

Il fomente sa vengeance. Elle sera musicale. Il part en Grande-Bretagne et découvre la New Wave Of British Heavy-Metal, dont il va s'abreuver en disques rares. Il va notamment faire l'acquisition du premier simple de Venom en 1981 : « In League With Satan ». Esprit audacieux, il essaie de passer le disque sur la platine de sa mère à la vitesse du 33 tours, et quelque chose se passe. Les mots de Cronos deviennent pâteux et hantés, les riffs sont des ondulations électriques d'un autre monde. Le choc se produit. Hellhammer prend vie. Il durera de 1982 à 1984. C'est une pulvérisation de napalm sonore, qui carbonise les campagnes environnantes avec minutie, ainsi que les oreilles des magazines spécialisées qui en reçoivent les cassettes de démonstration. La presse anglaise reste partagée, et globalement, Hellhammer ne suscite pas plus d'enthousiasme que Venom en son temps. Il s'agit de bruit stérile et hirsute.

Comme ses prédécesseurs dans les années soixante, la presse Metal cherche la respectabilité de sa musique. En 1967-1968, la presse musicale chercha à démontrer que le Rock était bien plus qu'une musique d'adolescent inepte, et qu'elle avait autant de fond que le Jazz et le Classique. D'ailleurs les groupes jouèrent avec des orchestres, et composèrent des concept-albums : Moody Blues, Frank Zappa, Pink Floyd, Yes, Deep Purple, Who…. Tous cherchaient la respectabilité. A côté, les énervés en quête de shoot électrique étaient considérés comme des crétins, rien de moins ; Led Zeppelin, Black Sabbath, Stooges, Stray, Status Quo…. Tous furent traités comme des chiens, parce que donnant une image dégradante du Rock.

En 1982, le Heavy-Metal poursuivait cette même respectabilité. Aussi, tout ce qui s'apparentait à du concept-album ou du Progressif était le bienvenu : Rush, Triumph, Journey, Boston, Blue Oyster Cult, voire Iron Maiden, voilà des groupes qui partageaient virtuosité instrumentale, textes fouillés, et démarches artistiques. Hellhammer, comme Venom, n'était qu'un groupe de bourrins vulgaires. Et les choses ne changèrent pas plus lorsque Ain et Fischer mutèrent Hellhammer en Celtic Frost. Pourtant, dès le premier EP, Morbid Tales, le trio noir était d'une tout autre trempe. La musique n'était pas simplement démoniaque, elle était spectaculaire. Son complément furieux s'appelle Emperor's Return et sort lui aussi en 1984. Jamais un groupe n'aura été aussi puissant, massif, possédé. Là où Venom pouvait presque retourner du second degrés, il n'en est point question avec Celtic Frost.

Malgré les costumes à base de cuir, de clous, de casques Moyen-Ageux, et de maquillages blafards en noir et blanc, plus tard qualifiés de corpse-paints, il n'est plus permis de prendre Celtic Frost pour des guignols. Ces trois-là foutent les jetons, définitivement. Ils sont sérieux, appliqués, et surtout, déterminés. Leurs morceaux sont impressionnants, implacables de brutalité et de précision. Et rien ne va les arrêter. To Mega Therion en 1985 est leur premier album. C'est une comète métallique, illuminée de magie macabre. Le son boueux mais majestueux laisse place à des enluminures de lave en fusion. Into The Pandomenium en 1987 est un pas de plus vers une musique plus élaborée sans toutefois laisser la moindre concession. Certes, les costumes gothiques laissent place à quelques effets de permanente capillaire, mais la musique reste d'une violence indescriptible. Pourtant, le phrasé se fait plus…. Rap. Tom Fischer est fasciné par la violence du Hip-Hop américain, et n'hésite pas à composer des instrumentaux à base de boîtes à rythme et de samples urbains, totalement déconnectés de ce Heavy-Metal macabre qu'est celui de cette Suisse possédée. Into The Pandemonium définit vingt ans de Heavy-Metal extrême à venir, entre son chant plaintif et ses scansions Rap, le tout pétri de Heavy-Metal saumâtre.

Il était impossible que ces garçons ne se carbonisent pas à jouer une telle musique. La tournée mondiale qui suivra l'album deviendra un enfer. Martin Ain s'en ira, et puis tout le reste de Celtic Frost. Pendant ce temps, Ain est sur le point de se fiancer avec la belle Michelle Villanueva. Mais cette dernière tombe en admiration, puis en amour pour l'esprit torturé de Celtic Frost : Tom Fischer. Les deux amis, unis comme des frères, se déchirent pour une femme. Il devient évident que le coeur de Celtic Frost est brisé pour toujours.

Mais Fischer ne voit pas les choses de cette manière. Il est un homme heureux, pour la première fois de sa vie. Il est amoureux d'une femme magnifique et son groupe a malgré tout atteint un niveau de respectabilité enviable avec une musique intransigeante. Il suffirait d'un petit coup de pouce pour que Tom Fischer atteigne cette reconnaissance artistique et commerciale qu'il désire au plus profond de lui, comme une vengeance sur son histoire personnelle.

Il va croiser la route du guitariste Oliver Amberg, ancien membre du groupe de Thrash-Metal suisse Coroner. Amberg fut un temps pressenti pour être second guitariste lors de la formation de Celtic Frost en 1984, mais il déclina l'offre. Les deux musiciens vont monter un nouveau projet musical ensemble, qui prend rapidement le nom de Celtic Frost, celui de l'oeuvre d'une vie. Le bassiste Curt Victor Bryant est recruté, et Stephen Priestly reprend sa place à la batterie après être parti en 1985. Oliver Amberg prend pour partie le contrôle des opérations, tenant la guitare lead et apportant sa signature à la quasi-totalité du matériau du nouveau disque. Fischer compose, chante et joue la guitare rythmique.

L'album sort en 1988 sous le nom de Cold Lake, et est un véritable cataclysme pour les fans de Celtic Frost. D'abord, les musiciens s'affichent avec des permanentes et des tenues très Glam-Metal, genre très en vogue aux Etats-Unis. Fini les maquillages blafards, les poignets de force cloutés, et les références gothiques. Autre changement majeur : la musique. Celtic Frost a pris le parti de flirter avec le Glam-Metal de Motley Crue afin de lorgner clairement vers la musique en vogue sur les ondes de l'époque. Celtic Frost, qui fut un pionnier total depuis ses débuts en matière de Heavy-Metal extrême, est devenu un vulgaire suiveur de mode afin de faire rentrer l'argent dans les caisses. Si cela aurait fait tordre du nez de déplaisir le fan de n'importe quel groupe de Heavy-Metal lambda, pour Celtic Frost, c'est une toute autre affaire. Nous parlons là des inventeurs du Black-Metal originel, des fondateurs de l'image, de la musique, de l'esprit du Metal le plus sombre, le plus brutal, le plus impitoyable depuis sa création à la fin des années soixante. Hellhammer et Celtic Frost sont à l'origine de la scène Black-Metal norvégienne, de celle du Death-Metal californien, et de la seconde vague Thrash. Ils sont considérés comme des références d'intransigeance artistique, des mentors, des maîtres à penser pour toute une génération de fans de Metal extrême. Aussi, lorsque la référence majeure se mut en vulgaire machine à Glam-Metal, les réactions sont d'une brutalité impressionnante. Celtic Frost est pendu haut et court, littéralement. Le disque est descendu en flèche, encore à ce jour. Même Tom Fischer le renie avec la plus grande violence, au point qu'il est le seul album de Celtic Frost a n'avoir jamais été réédité car le guitariste-chanteur s'y oppose avec une vigueur qui n'a d'égal que son dégoût pour cet album qu'il voudrait n'avoir jamais fait.

La tournée qui suit sera pourtant l'une des plus importantes depuis les débuts de Celtic Frost, et Cold Lake sera l'une des meilleures ventes du groupe aux USA. Ils filmeront même un concert au prestigieux Hammersmith Odeon de Londres en 1989. Mais Tom Fischer ne transige pas avec le message et l'âme de sa musique et de son groupe. Cet album sous perfusion extérieure, guidé par des volontés bassement mercantiles et par un Tom Fischer se laissant doucement flotter par les idées de sa compagne (c'est elle la styliste du groupe à ce moment-là), est une insulte à la philosophie de Celtic Frost. Il importe donc de ne jamais évoquer ce disque devant Tom Fischer, ni devant aucun fan du groupe, sous peine de provoquer un torrent d'insultes et un déchaînements de critiques acerbes. Quant à Martin Ain, il ricana doucement devant une telle horreur composée et enregistrée sans sa présence, ce qui tend à prouver qu'il est une part indispensable de l'esprit originel de Celtic Frost. Pourtant, à mon sens, la réalité est tout autre.

Il est indiscutable que les fans de Metal extrême sont absolument intransigeants envers leurs groupes de référence. Leurs musiques constituent des tables de la Loi inaliénables, et le moindre écart de conduite est sévèrement réprimé, comme les gardiens d'un temple. Celtic Frost ne furent pas les seules victimes. J'ai en tête le cas de Darkthrone, l'un des groupes quintessentiels du Black-Metal norvégien. Ceux-ci gravèrent quatre premiers albums qui définissent une bonne partie de l'essence sonore et visuel du mouvement avec Mayhem et Emperor. Pourtant, au début des années 2000, ils abandonnèrent les corpse-paints, et se plongèrent dans un Punk-Metal des plus retors, mais assurément plus accessible musicalement que son Black-Metal originel. Les deux derniers albums sont quant à eux une plongée dans le proto-Black-Metal et la NWOBHM, la musique des groupes du début des années 80 qui les inspirèrent : Venom, Celtic Frost, mais aussi Iron Maiden, Savage…. Là encore, on est toujours loin du vrai Black-Metal, et les fans restent profondément déçus par l'orientation de ces mentors, bien qu'il n'y est dans la démarche de Darkthrone aucune volonté de séduire un public plus large, ceux-ci ne se produisant plus sur scène depuis 1994.

On oublie que Celtic Frost ou Darkthrone sont des groupes avant tout constitués d'hommes, avec leurs doutes et leurs évolutions psychologiques. Dans le cas de Tom Fischer, on ne peut même pas blâmer les psychotropes, le guitariste-chanteur ne fumant pas, ne buvant pas, et ne se droguant pas. La seule force qui anime sa musique est donc son esprit torturé, mais profondément humain. Cold Lake n'est donc qu'une étape parmi d'autres dans l'histoire d'un groupe de musiciens, avec ses défauts, mais aussi ses qualités.

Car autant le préciser tout de suite, j'apprécie énormément cet album. Et l'on ne peut pas me blâmer de n'être qu'une vulgaire pièce rapportée sur l'autel du mage Celtic Frost. Je suis un inconditionnel du groupe, j'ai une admiration sans bornes pour leurs trois premiers albums, pour les enregistrements de Hellhammer, et pour la fantastique odyssée de Tom Fischer et de ses compagnons de route. Son ouvrage, Only Death Is Real, contant son histoire et celle de sa musique entre 1981 et 1985 est un chef d'oeuvre absolue d'intelligence, de lucidité et de poésie romantique. Pourtant, j'aime aussi ce disque, car il s'agit bien d'un album de Celtic Frost. Il est proprement impossible de classer Cold Lake comme un album de Glam-Metal au même titre que ceux de Poison, Ratt, Warrant ou Motley Crue. On ne refait pas Tom Fischer, son esprit est indestructible. Aussi, même lorsqu'il laisse entrer des éléments mélodiques dans son Black-Thrash-Metal, le résultat reste d'une violence implacable. Il n'y a déjà ici aucune balade sirupeuse comme savaient si bien les composer Scorpions ou Def Leppard. Tout est joué sur un tempo général rapide, sorte de cavalcade d'agression métallique permanente. Le son de la guitare de Fischer est moins massif, mais reste sale et menaçant. Oliver Amberg est un soliste spécial, sorte de shredder dissonant, toujours sur le fil du rasoir de l'agression auditive. La rythmique est compacte et sans pitié, et le son général est clair mais puissant, grâce au travail de Tony Platt, qui travailla pour AC/DC et Trust. Il n'y a pas non plus l'ombre d'un synthétiseur ou du moindre piano. Tom Fischer a modifié son chant, et tente d'être…. Sexy. Rappelons que notre homme n'est pas un chanteur au sens où on l'entend à l'époque. Il est dans l'éructation gutturale, sorte de scansion malsaine et possédée, que l'on ne peut néanmoins pas encore qualifier de growl. Cela rend la musique de Celtic Frost malsaine et violente. Sur Cold Lake, Fischer garde son phrasé si particulier, mi-chanté, mi-parlé, mais utilise une articulation en forme de gouaille Punk, teigneuse, nasillarde et nonchalante. Ses textes évoquent davantage l'amour, mais là encore, le personnage est incapable de faire dans la niaiserie complète, et il ne peut s'empêcher de laisser planer une forme de romantisme noir sur un lit de roses et de sang. La seule vraie différence de ces chansons avec les précédentes, c'est que l'on peut se surprendre à en fredonner certains refrains, preuve de leur efficacité.

Fischer n'a pas abandonné ses expérimentations Hip-Hop avec une introduction électronique nommée « Human », qui fait écho à un titre du même nom sur l'album Morbid Tales. La suite est le percutant et ravageur « Seduce Me Tonight », redoutable uppercut de Heavy-Thrash au phrasé presque Rap. Le refrain colle au cortex avec ténacité. Il en va de même avec le vengeur « Petty Obsession ». « (Once) They Were Eagles » débute de manière ultra-Thrashy, avant de se poursuivre par une cavalcade meurtrière de Heavy-Metal mortel très imprégné de Iron Maiden.

« Cherry Orchards » est une merveille de tube sombre, au riff menaçant et au refrain vicieux. Le chant féminin sur les couplets reconnecte cet album avec son prédécesseur, beauté froide et gothique sur du Heavy-Metal roublard. « Juices Like Wine » est un fulgurant décollage interstellaire, accélération trépidante de Speed-Metal. Stephen Priestly assure un travail à double grosse-caisse de premier ordre. Le chant de Fischer sur les couplets colle à nouveau avec l'album précédents, avant que son timbre vicieux vienne sussurer sournoisement le refrain. « Little Velvet » est un très bon Heavy-Metal, implacable et massif, quant à « Blood On Kisses », il retrouve l'envolée de « Juices Like Wine ». « Downtown Hanoi » est le morceau le plus faible du disque, sorte de motif répétitif retrouvant le tempo massif des premiers albums. Pourtant, le thème finit par lasser quelque peu, bien qu'il reste d'un niveau de qualité tout-à-fait convaincant.

L'album se termine par deux météorites de tout premier niveau. Le premier est « Dance Sleazy ». Tempo frénétique, guitares galopantes, Tom Fischer chante avec son timbre le plus nasillard et arrogant une drôle d'invitation à danser, sexy et malsaine, pleine de morgue et de vice. La seconde comète finale est « Roses Without Thorns ». Mortelle morsure dans les chairs, elle est une synthèse de Heavy-Thrash-Metal ultra acéré. Le tempo est vif, les guitares créent une chapelle de riffs ardents, tornade de Metal fatale. Tom Fischer retrouve toute son agressivité vocale, les deux guitares jouent même une sorte d'harmonie noire sur les ponts entre les couplets et les refrains. Oliver Amberg s'envole littéralement vers le ciel avant de faire exploser le vaisseau en plein ciel dans un fracas de débris d'acier brûlant.


L'album est complété par deux faces B de simple : « Tease Me », embardée de Speed-Metal sans concession, et par la version live de « Mexican Radio » captée à l'Hammersmith Odeon en 1989. L'ensemble permet d'avoir un aperçu complet de cette mouture de Celtic Frost que son géniteur cherche tant à enterrer. Si certes ils avaient l'air un peu niais avec leurs permanentes, combien de groupes de Metal eurent des looks idiots dans les années 80 et firent pourtant de la bonne musique ? Judas Priest avaient-ils l'air plus malin avec leurs looks cuir et clous ? Et Slayer à la fin des années 80, en total look skate-football américain ? Mais on ne pardonne décidément rien à un groupe qui sut initier autant de vocations et de passions, et dont la légende reste un mythe. Le génial Tom Fischer n'a fait avec ce disque que révéler ses failles d'homme, et il osa, un jour composer un simple très bon disque de Heavy-Thrash-Metal plutôt qu'une nouvelle pierre angulaire de la musique électrique contemporaine. Sale temps pour les génies.

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samedi 6 mai 2017

CRAZY HORSE 1978

"Crazy Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. "

CRAZY HORSE : Crazy Moon 1978

Le soleil transpire à travers les gros nuages gris qui s'amoncellent au-dessus de la banlieue d''Amiens. L'humidité est dense, le froid saisissant en ce mois d'avril. Il fait certes moins froid et la neige est partie, mais le climat n'est guère avenant. Moi et mes camarades commençons à préparer une difficile période de concours qui va rendre notre emploi du temps encore plus chargé qu'il ne l'était déjà. Mais cela n'est rien comparé à l'atmosphère épouvantable de drame familial qui règne autour de moi. J'étais en couple depuis quelques mois avec une jeune fille de ma promotion. Une histoire improbable, nous ne nous y attendions absolument pas, mais ce fut quelque chose de fort, de passionné. Nous étions très complices, très amoureux, heureux. Et puis le destin en décida autrement. Sa sœur se tua à moto en février, réduisant en cendres cette famille soudée. Inutile de détailler les rebondissements de cette période tragique : l'enterrement, le cimetière, mes beaux-parents d'alors inconsolables. Et puis bientôt, il y eut la désagréable sensation que j'étais de trop dans le scénario. Ma copine et moi nous sommes accrochés quelques semaines, avant qu'un nouveau drame, sentimental celui-là, s'installe. Elle s'éloigna de moi, je me sentis rejeté, sans pouvoir faire quoi que ce soit alors que je tentais de faire de mon mieux du haut de mes vingt ans.

Ce fut l'une des périodes où le Blues me toucha au plus profond. Je jetai mon dévolu dans les grands bacs à soldeurs du rayon culture du supermarché local. Il y avait des centaines de disques, beaucoup de variété française et internationale, et parfois quelques disques fabuleux. L'un d'eux fut l'album éponyme du Jeff Beck Group de 1972. Il y eut aussi des Led Zeppelin, des Bob Dylan…. Et puis il y eut celui-là. J'en découvris l'existence au hasard d'une chronique de disque dans la presse musicale, mais de là à le trouver dans un grand bac à soldes…. Il était pourtant là, entre mes mains, avec sa pochette d'origine, ces chevaux fous sous la lune. J'eus du mal à le croire, je regardai les titres, le nom des musiciens, c'était bien lui, pour une petite poignée d'euros. Il allait ensoleiller mon week-end solitaire, ma dulcinée étant repartie, seule cette fois, en Normandie pour retrouver sa famille et passer d'innombrables heures avec sa mère sur la tombe de sa sœur. Je me souviens encore de ces journées passées à fleurir une tombe, à regarder des photos, comme si ils avaient perdu tous leurs enfants. C'est que ma copine de l'époque était un peu ronde, et faisait des études dans le domaine agricole, pendant que sa sœur, fine et élancée, se destinait à être avocate. La fille brillante de la famille, fauchée en pleine jeunesse, ne restait que le second choix, sur lequel le poids familial allait se reposer, lourdement, comme la porte d'un château-fort. Je ne comprendrai cela que quelques semaines plus tard, mais je n'avais plus rien à faire dans le paysage. Il me faudra le comprendre au bout d'une longue période de torture mentale aussi hypocrite que blessante.

Je me retrouvai donc seul dans ma chambre, déprimé, ouvrant la cellophane de ma nouvelle acquisition, un soir d'avril, la nuit était tombée. Je fis jouer le disque, et je fus ébloui par le premier morceau : « She's Hot ». Le tempo rapide, et ces notes de guitare métalliques, griffant le coeur comme de vieux éclats rouillés, me transcendèrent. La mélodie était merveilleuse, entre amertume et conquête fière. Les paroles étaient ouvertement sexistes, mais il n'y avait aucunement l'atmosphère machiste d'un mauvais titre de Metal des années 80. Ca sentait la loose à plein nez.

Crazy Horse en 1978, c'est le groupe qui accompagne Neil Young depuis fin 1968. Ce que l'on sait moins, c'est qu'il s'agit d'un groupe à part entière. Ils s'appelait au départ les Rockets, et Neil Young les trouva tellement bon qu'il les fagocita pour en faire son groupe d'accompagnement. Un disque éponyme sortit en 1968 sous le nom des Rockets avant que Young ne les rebaptise Crazy Horse. Le groupe tourne alors autour de trois musiciens pivots : Ralph Molina à la batterie, Bolly Talbot à la basse, et Danny Whitten à la guitare. Les Rockets étaient un quintet, et quelques musiciens périphériques complétèrent le line-up : Nils Lofgren à la guitare, Jack Nitzsche au piano, Georges Whitsell à la guitare et au chant et Bobby Notkoff au violon.

La musique de Neil Young fut littéralement transfigurée par ce groupe, et elle devint de très bonne à fabuleuse. Everybody Knows This Is Nowhere en 1969 est un album majestueux, faisant la part belle à cette électricité dense sur fond de mélodies Country-Rock. Du Country Hard-Rock comme le qualifia Rolling Stone en 1970. Neil Young n'est jamais aussi bon qu'avec Crazy Horse, mais l'histoire merveilleuse connaîtra elle aussi un brutal coup de frein. Danny Whitten, toxicomane, fut retrouvé mort par overdose en 1972. Jusqu'à cette date, le Crazy Horse enregistrait pour Neil Young, mais le vieil apache, trop occupé avec Crosby, Stills And Nash, puis avec ses albums acoustiques comme Harvest, laissa le Crazy Horse libre de ses occupations. Trois albums virent le jour, fort de ce Country-Rock musclé, dotés de très bonnes chansons, preuves si il en est que Crazy Horse était plus qu'un brillant groupe d'accompagnement. Sa force résidait aussi dans les idées musicales apportées aux chansons superbes de Neil Young. La mort de Whitten brise l'élan du Crazy Horse, et mentalement Neil Young, qui va mettre trois ans à s'en remettre, se sentant coupable d'avoir viré Whitten la veille de son overdose.

Le reste de Crazy Horse enregistrera avec lui le magnifique et crépusculaire Tonight The Night, publié en 1974. Mais c'est avec la trouvaille du guitariste Frank « Poncho » Sampedro que le groupe revit. Réduit à Billy Talbot et Ralph Molina, il devient donc un trio avec Sampedro. Neil Young enregistre avec eux le magnifique Zuma en 1975, puis en 1979, Rust Never Sleep. Mais le vieux Neil aime à varier les plaisirs, et en 1978, il enregistre le très Country Comes A Time. Sampedro, Talbot et Molina décide donc d'enregistrer un nouvel album sous leur seul nom. Des amis viennent donner un coup de main aux pianos et aux cuivres : Barry Goldberg, Ben Keith, Steve Lawrence…. Et puis, Neil Young, qui s'ennuie un peu à jouer uniquement de la guitare acoustique, vient prêter main forte. Il offre donc sa guitare métallique et ses choeurs à son groupe d'accompagnement, se mettant en retrait derrière lui plutôt que d'en être le leader.

Inutile de dire que Crazy Moon ressemble furieusement à Neil Young And Crazy Horse. Le son est totalement identique, c'est flagrant. Pourtant aucune composition n'est de Young. Sampedro, Molina et Talbot se partagent le travail, et les onze chansons proposées sont toutes magnifiques, enluminées de la guitare magique de Neil Young. Ce dernier leur donne un lyrisme magique, une vibration unique, qu'il n'atteindra finalement qu'à quelques occasions, en concert notamment sur Live Rust ou Weld. Le son est brut, puissant, profond, et la mélancolie déchirante tout au long de l'album. Même les morceaux typiquement Rock piquent le coeur. « She's Hot » qui ouvre le disque est un parfait exemple de cette volonté de rocker tout en gardant une amertume profonde. « Going Down Again » a ce lyrisme grave, entre lumière et obscurité que l'on trouve aussi chez Neil Young sur « Powderfinger » ou « Cortez The Killer ». « Downhill » et « That Day » sont aussi de cette trempe magnifique.

Parfois, le Crazy Horse ouvre un peu le rideau sur la fenêtre et laisse entrer la lumière. Plusieurs morceaux sont typiquement Country-Rock, épiques et doux, chaleureux : « Lost And Lonely Feelin », « End Of The Line » ou « Too Late Now ». « Dancin Lady » est plus immédiatement Rock, comme « New Orleans », qui louche sur ce Heavy-Country Rock typique pratiqué avec Neil Young sur « Down By The River ».

« Love Don't Come Easy » est un morceau plus curieux, bien que cohérent avec le son de Crazy Horse. C'est une belle ballade rapide qui rappelle fortement les Doobie Brothers, très californienne dans sa mélodie douce amère. C'est un morceau de soleil couchant, à la fois lumineux et touchant, brodé d'un saxophone chatoyant. L'album se termine sur le splendide « Thunder And Lightning », superbe quintessence du son de Crazy Horse : électricité lumineuse, mélodie mélancolique, choeurs luxuriants, chorus épiques…

Crazy Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. Rust Never Sleep, Live Rust puis Reactor verront le jour entre 1979 et 1981, ne laissant guère de temps à Sampedro, Molina et Talbot. A l'écoute de cet album, on comprend que Crazy Horse est plus qu'un simple trio d'accompagnement, c'est une force de composition, qui donne toute la magie aux compositions de Neil Young. Si celles-ci sont brillantes et sont la matière à des albums superbes, l'apport de Crazy Horse est indéniable. On sent Neil Young galvanisé, capable d'improviser des heures et des heures avec eux. Seul le Crazy Horse a la capacité de relancer sans cesse la machine, de l'alimenter en inspiration sans cesse. Neil Young leur doit beaucoup, et sa contribution sur ce disque est un juste retour des choses.


Ma vie va galoper péniblement comme ces chevaux fous aux yeux exorbités sous la lune maléfique. Ce diamant américain va contribuer à ensoleiller quelque peu ces jours troublés, et sera ma source de bienveillance pour les épreuves à venir. Il y a beaucoup d'espoir dans le marasme avec cette musique, et seuls Crazy Horse et Neil Young eurent ce don très particulier.

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