mercredi 22 novembre 2017

THE OBSESSED 1990

"Le tas de ruines encore chaude, c'est moi et ma vie."

THE OBSESSED : The Obsessed 1990

La route traverse la forêt puis longe le lac. Les arbres nus de l'hiver ressemblent à des squelettes décharnés et désarticulés. Le ciel est gris et bas. Il semble exercer une pression aussi oppressante qu'inexorable sur mes épaules. Inconsciemment mes mâchoires se serrent, et mes sourcils se froncent. Mon iris noircit, imprégné d'une colère sourde. Le destin m'a été bien cruel ces dernières années. Je sens mon corps habité d'une fatigue immense. Je ne sais si c'est mon moral qui est atteint, ou si effectivement mon organisme réclame la paix et le repos. Quinze années de vie de couple, deux séparations, et des cendres plus ou moins fumantes derrière moi. Le tas de ruines encore chaude, c'est moi et ma vie. Après dix années avec la mère de ma fille, révulsé par le peu d'intérêt dont elle fit toujours preuve pour moi, je la quittai. S'en suivirent quatre années de combats juridiques, de disputes, et d'innombrables ennuis financiers dont je fus la seule proie. C'est dans ces moments-là qu'on se rend compte qu'une fois la tête sous l'eau, les mains tendues sont rares. Banques, assurances, impôts… tous des crevards prêt à vous lâcher lorsque votre vie décroche. Pas de soutien, pas de compréhension, et vos revenus fondent sous les impayés, les créances, les intérêts, les indemnités de retard, les découverts…. Carte bancaire bloquée sans prévenir, vous laissant incapable de vous acheter à manger ou aller au travail, vous humiliant devant vos enfants. Et puis les frais qui courent alors que vous n'avez plus un sou…. Une fois que la tête sort un peu de l'eau, il y a cette main invisible qui appuie encore un peu pour vous y maintenir quelques mois de plus, afin d'expier vos péchés, celui d'avoir voulu reprendre le contrôle de votre vie.

Je savais alors ce que je voulais et ce que je ne voulais plus. La femme idéale était dans mon viseur, et elle m'apparut, quelques mois plus tard. Compréhensive, attentionnée, tout changea lorsque sa vie à elle fut bouleversée : travail, enfant malade…. Impossible d'en supporter davantage, je devins un fardeau. Durant quatre années, nous oscillâmes entre passion amoureuse et haine absolue, nos sentiments gangrénés par nos problèmes respectifs. L'incompréhension devint totale, le ressentiment mutuel de plus en plus encombrant. Et puis il y eut aussi la révélation de l'imposture. De mon côté, mes problèmes financiers traînaient en longueur, du côté de ma nouvelle compagne, il était évident qu'elle ne voulait pas changer de vie pour moi. Elle qui se montrait si curieuse de mon univers en devint dégoûtée. Ma musique favorite l'insupportait, le temps que je passais à écrire aussi. Elle n'aimait pas particulièrement mes amis, et nos discussions tournaient parfois à vide, car tous mes centres d'intérêt l'indifféraient. Et cela était réciproque. Devenue commerciale, ses chiffres de vente, la concurrence avec ses collègues, ses projets immobiliers commençaient à m'étouffer. J'essayais d'aérer la conversation, et parfois nous passâmes des instants exquis à rire ensemble, bien trop rares pour sauver un couple en déroute. La colère et la rancoeur ne tuèrent pourtant pas le fond de notre amour, mais il était évident que nous ne finirions pas nos vies ensemble. Son infecte adolescente de gamine se chargea de détruire le fragile édifice que nous tentâmes de monter ensemble, encouragée par l'inconséquence de sa propre mère, incapable de savoir ce qu'elle voulait vraiment. Elle n'avait pas la force ni l'envie de lutter. Il fallut aller à la solution de facilité : il fallait que je parte. Cela n'était pas nouveau. Je connus ma première expérience de SDF un an auparavant, pour les mêmes raisons, avant que de bonnes résolutions ne me fassent revenir. Mais un an plus tard, les mêmes maux me conduisirent à la même conclusion. Et cette fois, il était hors de question que je fasse demi-tour, ni que je finisse à la rue une fois de plus.
Je suis aujourd'hui célibataire, dans mon appartement, au milieu de mon univers : musique, bandes dessinées, histoire, cinéma, littérature fantastique, art flamand…. J'ai retrouvé mon âme à trente-huit ans. Il m'a fallu pleurer de l'argent à mes parents, comme un étudiant sans le sou, il a fallu que je m'assois encore sur ma dignité. Mais cela est terminé, car j'ai retrouvé ma personnalité. Je suis plus agréable à vivre, plus souriant. Je suis heureux de rentrer chez moi. Bien sûr, il ne faut pas trop appuyer sur la plaie pour que se réveille la douleur. Pourtant, ma jovialité retrouvée me permet de discuter avec de jeunes femmes, et de les voir me sourire gentiment alors que mon hermétisme noir les faisait fuir. Ces simples sourires, ces petits mots gentils sont autant de caresses à un coeur meurtri qui retrouve peu à peu confiance. Ma dernière compagne et moi ne sommes pas fâchées, nous discutons encore ensemble, une certaine tendresse demeure. Pour la mère de ma fille, la colère a fait la place à une noire résolution. Malgré ses provocations, je reste de marbre, froid et glacial, juste mais sans pitié. C'est le pire que l'on puisse connaître d'un être humain : l'indifférence. Au fond de moi, je la hais, et je l'ai expliqué ouvertement à ma fille. Pourtant, cela ne se voit pas frontalement. Et je ne fais aucun commentaire désagréable. Lorsque mon enfant me demande mon avis, je lui donne sans détour, pour le reste, c'est elle qui se fera son opinion. Je m'en occupe au mieux le peu de temps que je l'ai, j'essaie de lui inculquer mes valeurs, de l'encourager vers la réussite. Elle est une survivante, elle aussi.
Pourquoi me répandre en ces lignes sur ma propre condition alors que je dois vous parler de musique ? Parce que ce disque touche à mon intime, au plus profond, et qu'il vient de resurgir par miracle enfin remasterisé et bonifié d'inédits. The Obsessed est un groupe qui touche au plus profond de l'âme. Le Doom, c'est la destinée. C'est la traduction littérale. Cette expression de Doom-Metal est hérité du morceau « Hand Of Doom » de Black Sabbath, les fondateurs du genre, et l'un des morceaux fondateurs de cette atmosphère mêlant désespoir et onirisme.

En 1979, lorsque Scott « Wino » Weinrich fonde l'embryon de son groupe au lycée avec le bassiste Mark Laue, l'ensemble s'appelle Warhorse. Il devient The Obsessed sans véritable explication, si ce n'est qu'au pur Heavy-Metal de Judas Priest et Black Sabbath, Weinrich incorpore quelques pionniers de la New Wave Of British Heavy-Metal, dont Motorhead. Le Punk a aussi sévi en Grande-Bretagne, et touche les côtes américaines. Il se mue en Hardcore avec Misfits, Bad Brains, et Black Flag. Warhorse se fracasse déjà dans le campus sur les amateurs de Disco qui ne comprennent pas cette musique noire et lente.
Weinrich est un grand échalas de près de deux mètres, bâti comme une armoire à glace. Il a les cheveux longs, presque mulet, le visage maquillé de noir et de blanc. Il fait peur aux Punks, dont Henry Rollins, le chanteur de Black Flag, à l'allure de flûte traversière. Lorsqu'il croise Weinrich devant un club, il craint le pire. Mais un badge Motorhead sur sa veste en jean lui sauve la vie. Wino sourit, et lui dit : « Ouais Motorhead, c'est cool hein ? » Depuis, Rollins a passé les vingt années suivantes à faire de la musculation.
Weinrich aime les jolies filles, mais a une obsession : signer avec un label. The Obsessed râtisse les clubs avec le batteur Ed Gulli. Le trio terrorise les audiences du Maryland, tout comme un quatuor issu de Arlington : Death Row, qui reviendra à son nom d'origine, Pentagram. C'est que la musique est au Punk ou au Rap, mais certainement pas à cette mixture incompréhensible entre Black Sabbath, Judas Priest, Misfits et Motorhead. Comment ces types peuvent-ils porter les cheveux longs en 1982 ? Pourtant, il n'est pas question d'en discuter, car ils font peur. Ils sont incroyablement plus terrifiants que n'importe quel groupe de skins. Et pour cause : d'abord, ils sont techniquement meilleurs musicalement, et ensuite, ils ne font ABSOLUMENT aucune concession.

Ils ne font tellement pas de concession que The Obsessed mourra sans avoir rien sorti, à part une démo, un maxi et un titre sur une compilation de Thrash-Metal. Pourtant, depuis le début des années 80, le trio est rôdé. Il est capable de jouer une heure et quart avec ses seuls morceaux originaux, et sa maîtrise instrumentale est impressionnante. Pourtant rien n'y fera. Le Rock'N'Roll est mort aux Etats-Unis. Et ce ne sont pas des disciples de Black Sabbath et de Kiss qui vont régénérer le genre avec leurs grosses guitares. Le son est aux synthétiseurs. Genesis, Phil Collins, Yes, David Bowie, Van Halen…. Tous ont pris le pli. Le Heavy-Metal sans concession de The Obsessed est à la fois un anachronisme et une incompréhension. Ils ont régénéré la musique de Black Sabbath pour en faire une matière aussi Punk qu'incroyablement noire et émotionnelle. Personne n'est prêt à écouter cette musique, comme l'Amérique des années 60 ne sut quoi faire de MC5 et des Stooges. Pentagram, The Obsessed et tous les guerriers Doom furent condamnés à errer dans l'ombre, à peine éclairer par le Thrash-Metal de Slayer et de Metallica qui leur devait beaucoup. Pourtant, pas assez jeune, pas assez branché, pas assez speed, The Obsessed disparut avec ses dizaines de morceaux impeccables. Plutôt que de faire des ronds de jambe, Scott Weinrich accepta le poste d'un groupe de Doom-Metal mieux barré qu'eux : Saint-Vitus. Venu de Californie, leur tournée avec les Punks de Black Flag leur ouvrit les portes d'un label : SST Records. Scott Weinrich remplaça le furieux Scott Reagers, et devint le simple chanteur du quartet, la guitare étant tenue par le furieux Dave Chandler. Weinrich apporta son timbre grave, mais aussi sa plume merveilleuse, ainsi que, très sporadiquement, sa guitare. Saint-Vitus devint culte, et se fit sa petite réputation aux Etats-Unis comme en Europe, notamment en Allemagne. Le disque live de 1990 fut capté dans ce pays, démontrant toute la férocité du quatuor Doom. Fort de ce succès, SST Records décida de capitaliser sur son poulain inattendu. Ayant connaissance du passé de Wino, la maison de disques lui proposa de publier le premier album de The Obsessed. Weinrich, fidèle en amitié, rappela Scott Laue à la basse et Ed Gulli à la batterie pour graver huit superbes morceaux.

En 1990, la musique de The Obsessed est encore plus incongrue. Le Grunge arrivera un an plus tard avec Nirvana. La musique Pop est boursouflée de synthétiseurs : Queen, Phil Collins, Genesis, Rod Stewart, Stevie Wonder….. Les rares guerriers électriques opèrent dans l'ombre : Melvins, Screaming Trees, Soundgarden, Mudhoney, Alice In Chains… Il y a bien Metallica et les Guns'N'Roses, mais les deux ont opéré le virage vers la balade qui colle aux doigts. Comme si cela était obligatoire.
The Obsessed ne se pose pas ces questions. Même les titres lents sont violents. A commencer par le magnifique « Tombstone Highway », merveille de mélancolie revêche. La guitare bave sur la bande sonore. La rythmique est aussi économe que précieuse. Les tonalités de Weinrich sont d'une richesse rare. Un larsen, une note soutenue, et voilà l'émotion s'envoler. Sa voix grave et puissante, totalement juste et virtuose domine largement le spectre sonore. C'est que le bonhomme n'est pas un sosie vocal d'Ozzy Osbourne ou de Lemmy Kilmister. Ses incantations vocales sont martiales, et appuient chaque riff comme autant de coups de massue. C'est du grand art, finement ciselé, comme ce chorus s'envolant dans la lumière comme un oiseau de proie. La wah-wah hulule comme un rapace en chasse nocturne. Mark Laue et Ed Gulli assure une assise rythmique puissante sans être démonstrative, permettant au guitariste de caler ses mélodies cancéreuses.

« The Way She Fly » est moins mélancolique que son prédécesseur. C'est un morceau imprégné de colère noire, de folie meurtrière. Weinrich installe un climat malsain, au bord de la folie. « Forever Midnight » est presque enjoué, poussé par un riff que l'on pourrait qualifier de Hard-Rock si la tonalité de la Gibson Les Paul Custom noire n'était aussi écrasante. Pourtant on est surpris par la qualité mélodique de ce beau morceau. Weinrich est ainsi capable de faire pousser des fleurs dans le bitume, malgré le volume sonore des amplificateurs. Le duo basse-guitare crée une bourrasque sonore qui doit autant au Punk qu'au Boogie féroce du Heavy-Psyché anglais du début des années 70. Chaque riff est un coup de hachoir, mais Weinrich sait le relever d'une ligne mélodique lyrique qui engendre une profonde mélancolie. Ses interventions en solo sont des prolongements du morceau, une sorte d'apogée émotionnelle qui brûle les neurones et le coeur.

« Ground Out » est un virulent Boogie, brûlant comme une torche dans la nuit. On y sent des scories de ZZ Top brassées avec la férocité de Motorhead et de Black Sabbath. L'accordage bas et ravageur rend le morceau poisseux. Les chorus sont des stries de lumière blanches dans la nuit, dont l'apparition fugace n'est guère plus rassurante.
Certains morceaux sont très courts, deux minutes voire moins, presque Punk. D'autres s'étendent pour développer les thèmes. Le pinacle est atteint avec « Freedom » et ses six minutes scindées en deux thèmes distincts. Le premier est un instrumental au tempo rapide, gorgé de chorus sauvages, tout en larsen contenu, et en riffs rageurs. Puis le rythme ralentit pour la seconde phase, qui s'ouvre sur un morceau Heavy-Metal brutal, marteau sur l'enclume, dans la plus pure tradition du Black Sabbath de Masters Of Reality. La coda finale retrouve le thème initial pour un chorus échevelé.

« Red Disaster » retrouve l'ambiance poisseuse des morceaux hantés du début. On est véritablement en terrain Sabbathien. « Inner Turmoil » est un terrifiant morceau au riff massif, devant autant à Led Zeppelin qu'à Black Sabbath. Le tempo s'emballe. On découvre l'influence Punk Hardcore sur la musique de The Obsessed.
Le disque se termine par le magique « River Of Soul ». C'est l'un des morceaux les plus emblématiques du groupe, avec cette amertume infernale que l'on retrouvait sur « Tombstone Highway ». Les riffs de Black Sabbath, le tempo massif et régulier, les enluminures de larsen et de lignes mélodiques noires sont parfaites. Le chant de Weinrich est parfaitement brillant, entre rugissement Blues et incantation désespérée. D'un simple coup de médiator, Wino plante n'importe qui dans le sol. Car chacune de ses interventions est judicieuse, intelligente, portée par cette musique de magie noire, urbaine et crasseuse comme ne l'a jamais été aucun disque de Punk ou de
Rap.


Complété avec ses démos de 1984 et un rare concert de 1985 qui restitue parfaitement ce qu'était The Obsessed sur scène dans le Maryland, cet album est plus que jamais séminal. Il est l'essence du Heavy-Metal qui brûle le coeur pour en faire exploser la vérité, celle de l'âme.

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