vendredi 30 novembre 2018

SPACEMETAL 2018


"La colère règne dans cette tornade de doom-metal psychédélique."




SpaceMetal : Shroud 2018

Paris est décidément une grande cité désincarnée. Il suffit de passer quelques jours dans sa proche banlieue pour comprendre le malaise qui rampe dans ces rues. Pas la peine d'aller renifler le cliché des cités en décomposition, une zone intermédiaire éclaire déjà sur le désenchantement qui règne. Bagneux, Arcueil feront l'affaire, entre ses petits quartiers pavillonnaires calmes et ses quartiers d'immeubles de logements sociaux.

La région parisienne est en travaux constants. De grands chantiers barrent le paysage en permanence. Des échafaudages barrent la vue, des camions-toupie déversent des mètres-cubes de ciment dans des sols sablonneux gorgés de boue et d'eau souillée. Des ouvriers de toutes origines ethniques s'agitent dans ce bric-à-brac de ferraille et de béton. Ils extirpent de ce lieu de quoi péniblement nourrir leurs familles, dans un quelconque appartement de banlieue ou dans un foyer de migrants. Ces hommes, mais aussi ces femmes de couleur nourrissent un peuple de laborieux qui fait vivre en cachette les beaux immeubles de bureaux et les grands magasins. Ils récurent, bâtissent, surveillent toute la nuit ou le jour à l'abri des panneaux de chantier, avant de s'enfuir au petit matin ou à la tombée de la nuit vers leurs quartiers où ils goûtent à une maigre vie de repos. Ils croisent sur la route, en sens inverse, tous les cadres supérieurs, les employés de bureau qui partent attaquer leurs journées de travail, pris dans les bouchons quotidiens.

Paris et sa région sont une faune hirsute de plusieurs couches de travailleurs qui se croisent et se détestent cordialement. D'un côté, il y a les braves parisiens râleurs assommés par leur quotidien de travailleurs tertiaires consuméristes, et de l'autre il y a les basanés, ceux que l'ont tolèrent le temps d'une compétition sportive, mais qu'on haït cordialement parce qu'ils parlent mal le français, parce qu'ils ont encore profité des généreuses aides sociales du pays. Il faut les avoir croisé dans la rue, sur un coin de trottoir, le regard vide, assommés de travail abrutissant, pour comprendre qu'ils ne sont que les chiens maltraités d'un monde abject.

Et ces âmes déracinées errent dans les rues, vaquant à un quotidien hypnotique, et croisent d'autres fantômes de la société. Ils sont des personnes âgées, mais aussi des quarantenaires à la dérive. Leurs vêtements sont totalement démodés, leurs coiffures d'une autre époque. Ils n'ont pour seul plaisir que l'achat d'un jeu de grattage ou un paquet de cigarettes à l'emballage répugnant. Leur espérance se limite à une petite somme d'argent inespérée qui pourrait améliorer le quotidien. Ils ne sont pas des mendiants, mais il semble que la frontière entre les deux mondes est extrêmement mince. Ils marchent encore debout, pendant que des roms font la manche à genoux, le visage contre le sol, un gobelet devant eux, dans les rues et les couloirs du métro.

Ils déambulent au milieu des travailleurs immigrés, entre deux PMU et deux marchands de sandwiches turques, parmi les chantiers, et les dépôts de déchets sauvages laissés au bord des rues, entre deux voitures abandonnées. On sent que la misère est proche. Elle rôde en permanence dans ce monde banlieusard où tout est devenu triste, au bord de la rupture. Les jolis immeubles des années 70, jadis merveilles d'architecture et de confort moderne, sont désormais sales et mal entretenus. Certains sont déjà tombés dans des projets de réhabilitation de quartiers. Les petits pavillons des années 90, avec jardinets et jolies clôtures, sont prisonniers de cet enfer de bruit, de poussière et de crasse. Certains ont l'air à l'abandon. Les volets de bois sont délavés, une voiture moisit devant la porte du garage au milieu d'herbes folles.

Je déteste cet univers, il me rend triste, mélancolique. On a l'impression d'être au bord du gouffre. Nous ne sommes qu'à quelques kilomètres du périphérique, la frontière routière qui marque le début de Paris l'éternelle, la ville musée grotesque qui passe son temps à s'extasier sur elle-même. Une poignée de souillons revendicatifs vient parfois remuer la fange sous les pieds de la ville lumière, gâchant très momentanément ses belles perspectives de grands magasins de luxe et de circuits touristiques branchés. La musique disparaît de ces rues, la littérature se regarde le nombril, la peinture n'existe plus. Paris est une caricature autour de laquelle des âmes errantes grouillent pour faire vivre ce monde industriel et médiatique, bien propre sur lui, sans avoir le moindre regard pour les laborieux qui peinent à survivre dans ces cages de béton et d'acier.

Depuis vingt ans, Paris n'a rien à offrir musicalement. Entre concerts d'artistes millésimés pour esthètes prétentieux, et pétarades éphémères de jeunes gens biens, la musique parisienne est un artefact. C'est la ville de la mode et de l'électro, de la french touch. Le Rock est mort depuis bien longtemps en ces terres, si tant est qu'il ait eu une existence tangible. Soyons honnêtes, on crut beaucoup aux Variations, puis à Téléphone, Little Bob Story et Trust. Mais le Rock en France est un truc marginal, quelque chose qu'une poignée d'idéalistes veut faire vivre, et qu'une bande de corniauds croit utile de souiller pour briller en société.

On est si loin de la réalité du Rock sur cette planète. Le Rock est mort, c'est un fait, du moins commercialement. Si l'on regarde le Top 200 du Billboard aux Etats-Unis, ou le Top 100 des charts britanniques, les deux références absolues en termes de pop-culture, le Rock a disparu. Il ne survit que par quelques best-of ou rééditions d'albums mythiques : Beatles, Queen, Rolling Stones, Bowie…. Les nouveaux artistes font un passage express, comme Greta Van Fleet ou Queens Of The Stone-Age. Il reste alors les tournées, sous une forme plus ou moins nostalgiques. On va voir Aerosmith, Def Leppard, Kiss ou Deep Purple comme on va au musée : pour voir des vestiges. On fait pareil en France, sauf que les vieilles pièces se font rares, et sont souvent enterrées : Hallyday, Bashung...Et sont exhumées avec la même absence de bienséance que pour les artistes anglo-saxons par disques posthumes interposés.

Nous sommes en 2018, et il faut partir à la Nouvelle-Orléans. La ville porte encore les scarifications de la catastrophe Katrina de 2005. Cet ouragan aura mis à l'épreuve les ouvrages protégeant la ville du Mississippi, mais aussi les quartiers les plus vulnérables. Ils sont désormais des cimetières à ciel ouvert. Les corps sont-ils tous évacués ? Les personnes victimes sont-elles toutes relogées ? On n'en sait que peu, parce qu'il s'agissait de ces basanés américains qui faisaient la richesse de la Nouvelle-Orléans autant que son terreau raciste. Les quartiers ravagés sont désormais abandonnés. Leurs habitants ne reviendront pas. Et c'est une partie de la richesse culturelle de cette ville qui disparaît.

La Nouvelle-Orléans n'est pas seulement la cité du Jazz du même nom, festif, et negro-spiritual. C'est certes sa base culturelle. Mais il ne faut pas oublier la Warehouse, une salle crée en 1968, et qui va, comme la Grande Ballroom de Detroit, accueillir le meilleur du Rock des années 70 : Fleetwood Mac, Allman Brothers Band, Grateful Dead, Led Zeppelin, Humble Pie… la salle a fermé depuis longtemps, mais a laissé des souvenirs.

Cinq personnages ont décidé de monter un groupe de Stoner-Metal dans cette ville. Dans ce paysage sinistré, ces gaillards veulent défendre le Rock, du moins leur vision, brutale, épique, et sans concession. Travis Acosta tient le chant, Rob Norton la basse, Chris Kain la batterie. John Maracich et Chris Trentecosta tiennent les guitares. Un groupe de plus, soit…..Il s'appelle SpaceMetal, et je dois avouer avoir dû aller au-delà de ce patronyme tiède pour découvrir leur musique. Et elle est excellente.
SpaceMetal pratique un Stoner-Metal saignant, équarri par deux guitares précises et inspirées, poussées par une rythmique lourde et puissante. Au-dessus de ce brasier électrique vole une voix originale, un brin nasillarde, juste, mais absolument pas hard'n'heavy. Acosta a le timbre presque maniéré. Il a une force expressive étonnante.

Shroud est leur second album en deux ans, et il a les caractéristiques d'un disque fascinant. Le morceau titre est une virulente heavy-song à l'âme noire. On ressent la douleur des paysages désolées de la ville ravagée par la boue. « Birthright Baby » affole le tempo, les guitares se mettent en harmonie, rappelant un Thin Lizzy des enfers.

Ces deux belles stèles de granit ouvrent la porte à la pièce d'exception du disque : « Forest Of Faith ». On plonge dès le larsen introductif dans un tourbillon de mélancolie rageuse qui va s'étendre sur huit minutes. Le texte est superbe. Il dessine des plans cinématographiques de nature froide et détrempée d'automne, dans les grandes forêts de séquoias à la frontière canadienne. La rivière qui s'écoule est ce fil de la vie, les arbres sont les âmes qui hantent nos existences. Les guitares tissent un tapis d'acier, le chant évoque, martial et suppliant, cette foi en l'existence qui s'effrite avec les désillusions. Les soli sont abrasifs, écorchent à vif le coeur. Ils me font tant penser à cet univers urbain sinistre qu'est la banlieue parisienne, ces âmes perdues qui errent sans but dans ces espaces sinistres.
« The Wheel » grogne d'un riff bluesy, Acosta incante. La seconde guitare pleure. La rythmique fait basculer l'atmosphère en colère noire. Une saveur zeppelinienne hante le refrain. « Unifier » est un uppercut heavy plus classique que l'on trouve presque tiède vue la qualité des morceaux précédents. Mais sous son atour conventionnel se cache un excellent heavy-boogie furieux.

« Forest Of Faith » avait placé haut la barre de l'excellence, mais le disque a encore de fantastiques pièces à révéler. « Cities Of The Dead » vient sonner la charge infernale. Le titre a un écho forcément particulier à la vue des origines du groupe. Ces cités de la mort sont sans doute ces quartiers dévastés et abandonnés avec leurs âmes perdues. La colère règne dans cette tornade de doom-metal psychédélique.

« New Blood » est une construction dantesque de dix minutes faites d'imbrications de riffs terrifiants de menace. Acosta se transforme en capitaine de navire au milieu de la tempête. Le groupe soude un monstre métallique totalement invincible. C'est un déluge d'acier qui s'abat. Chris Kain est un batteur solide et inventif, ne rechignant pas aux roulements de toms. Son fidèle second Rob Norton blinde l'espace de sa basse grondante. Maracich et Trentecosta arrachent de la poussière de pierre avec leurs guitares. Ils savent aussi ouvrir l'espace, faire entrer l'air et la lumière par des accords ouverts ou des chorus épiques. SpaceMetal n'est pas un nouveau Mastodon, mais bien un groupe à part, avec cette finesse dans l'accord, ce sens de l'émotion sur des bases très pures.
Shroud est indubitablement un très grand disque, quasi-parfait de la première à la dernière note. SpaceMetal a son style, qu'il doit à ses guitaristes inventif, et beaucoup à son chanteur au timbre charismatique. Ce quintet a de la ressource, et de nouvelles merveilles à offrir.

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mardi 13 novembre 2018

CARDINALS FOLLY 2016 Part 1


"Cardinals Folly s'est résolument coupé de l'héritage de Reverend Bizarre pour délivrer un poison bien plus subtil."



CARDINALS FOLLY : Holocaust Of Ecstasy & Freedom 2016

C'est une tempête. Une folie. L'eau du ciel se déverse en flot noir et visqueux dans les bouches d'égout des trottoirs. Il fait nuit, le vent souffle. La douceur est curieuse au coeur de l'automne. Mais l'humidité fait remonter le froid dans l'épine dorsale. Il y a désormais du noir dans mon âme, parce que mon existence ne m'aura rien épargné. Je pensais tout bien faire, être ce bon gars, ce gendre idéal, discret et effacé dont rêve les épouses bien sages. La destinée était tracée : maison, enfant, voiture familiale, dimanche en famille, travail de bureau.

Et puis on se réveille un matin avec la sensation d'avoir le pied dans la tombe. Que cette existence n'a aucun sens. On brise le joli rêve conformiste, et on explose le schéma entendu. Les conséquences sont souvent impitoyables. Incompréhension, haine, rancune, c'est le début du cauchemar. L'ex explorée qui crie vengeance, les dettes qui s'accumulent, les créanciers qui piétinent, et l'enfer qui commence. L'esprit se tourmente, il bascule dans un tourbillon d'anxiété, de cauchemars éveillés, et de psychose intérieure. On se sent traqué, pris au piège. Quand ce tourbillon de malheurs s'arrêtera-t-il ?

Quelques verres d'alcool n'apportent guère de réconfort, à part une parenthèse de quelques heures avant que le galop infernal des chevaux de l'Apocalypse ne reprenne. Et puis on finit un soir avec toute sa vie dans le coffre d'une voiture, sans but, sans nulle part où aller. La corde se resserre autour du cou, la nuit est noire. Les rues sont vides sous les lampadaires de la ville. On atterrit dans un foyer discret, pour des employés comme moi, propre et impersonnel, loin des taudis pour clochards. Mais la sensation de toucher le fond est bien là. Tout à coup, on relativise l'existence, les priorités de la vie. On se dit que tout va vite, que l'on n'est pas grand-chose. On distingue tout à coup toute la misère de ce monde funeste. Il n'y a dans ses perspectives qu'un bonheur factice. Et lorsque notre pied touche le fond de la marmite de brouet, on ne distingue que l’imbécillité de cette vision de la vie.

L'eau s'écoule en ruisseau visqueux dans l'égout du trottoir devant chez moi. Les bouleaux et les peupliers italiens devant mes fenêtres tanguent sous les bourrasques de vent. Je rentre à mon domicile. Je suis seul depuis quelques temps déjà, mais je crois que tout cela a un sens. Il était temps pour moi de reprendre pied, de ne plus m'épuiser dans des existences qui ne me correspondent pas. Je vis au milieu des livres et des disques. Cet univers me convient parfaitement. Je suis dans mon univers, celui que j'ai choisi. J'ai l'impression de vivre, d'être au coeur du réacteur. Je ne vis plus un rôle qui n'est pas le mien. Dans le vent qui souffle, je ressens le spleen des blonds vikings de Finlande, ces infernaux guerriers du Doom-Metal dont la mélancolie et la noirceur est totalement unique.

Au cours de mes pérégrinations musicales, j'ai découvert ce groupe : Cardinals Folly. Ils sont un trio, ils sont finlandais. Ils se sont formés au moment là où le pilier du Traditional Doom Metal, Reverend Bizarre, de Finlande également, a décidé de se saborder. Cardinals Folly en est inspiré, c'est une évidence. Pratiquer le Doom-Metal traditionnel juste après eux est une preuve de succession. Mais Cardinals Folly n'est pas un suiveur inepte. Comme Robin Trower pour Jimi Hendrix, le trio porte cette volonté de développer un Doom-Metal certes ancré dans les racines musicales du genre, mais il lui donne une nouvelle ampleur.

Les pays du Nord de l'Europe sont décidément de sidérants viviers de formations noires et menaçantes. La Norvège donna naissance à la seconde vague du black-metal, celle de toutes les polémiques, de toutes les démences : Mayhem, Emperor, Darkthrone, Aura Noir, Immortal….Dans un halo sulfureux de satanisme, de forêts sombres, de messes noires, de meurtres, d'églises brûlées et de dérapage extrémiste, le Nord de l'Europe donna à goûter l'une des musiques les plus dangereuses de l'histoire. La Suède et la Finlande furent le terreau d'une scène hard-rock'n'roll et doom-metal particulièrement vivace. La Suède offrit dans les années 80 et 90 des groupes comme Candlemass et Count Raven pour le Doom, Hellacopters et Entombed pour le death'n'roll. La Finlande proposa au monde l'un des groupes les plus intègres et les plus créatifs : Reverend Bizarre. Ce trio venu de Lohja dans la région de Uusimaa, fondé en 1995, créa un séisme dans le monde endormi du doom-metal. Cette musique perdue dans les années 80 se cherchait un second souffle après le grunge. Reverend Bizarre insuffla une rigueur artistique éblouissante, et une image intransigeante, qualifiant leur musique de doom-metal traditionnel. Après trois albums sublimes et quelques beaux EP, le Reverend se retira, laissant orphelins les fans de ce heavy-metal noir et massif, imprégné de magie noire et de riffs obsédants jusqu'à la moelle. Le groupe eut tellement d'impact que même certains pionniers du black-metal comme Dartkthrone orientèrent progressivement leur musique vers le doom afin de retrouver l'essence de leur philosophie originelle.

Le choc Reverend Bizarre ne dépassa pas la minuscule communauté doom-metal française. L'hexagone ayant déjà bien du mal à s'ouvrir au rock en général, il était tout simplement évident que le trio finlandais ne ferait même pas l'effet d'un clapotis sur une flaque d'eau. En Finlande, l'impact est bien plus important. Reverend Bizarre a ouvert la voie à de nouveaux groupes de doom-metal pour qui cette musique sombre et infernale parle. Vivant loin de tout au gré des cycles rigoureux de la lumière solaire, cernés de grandes forêts de conifères enneigées, les jeunes gens vivent au plus profond d'eux ces sonorités agressives. L'obscurité et le froid permet de s'alimenter en alcool, en films d'horreur de la Hammer, de romans fantastiques de HP Lovecraft et Edgar Allan Poe, et de philosophie occulte d'Aleister Crowley. Lorsque l'on vit enfermé chez soi, on se replie et on crée son monde. Black Sabbath, Witchfinder General, Budgie, Mercyful Fate, Pentagram, The Obsessed, Candlemass et Saint-Vitus seront les mamelles nourricières qui alimenteront le futur cataclysme sonore.

Mikko Kääriäinen alias M. Karnstein est bassiste chanteur. Il débute au sein d'un groupe de doom du nom de The Coven à Helsinki, dans la région de Uusimaa. Il fait la connaissance du batteur Sebastian « Sebbath » Lindberg. Après deux EP sans succès en 2006, « Beltane » et « Witching Hour Of The Coven », ils décident de fonder leur propre groupe. Il sera un pur uppercut de doom-metal inspiré de Reverend Bizarre, et ne laissera aucune chance à une quelconque dérive gothique ou dark. Cette nouvelle formation, un trio, s'appellera Cardinals Folly. Après le révérend, le cardinal. Jyri Lustig est le premier guitariste, mais la bête est intégralement dominée par M. Karnstein. C'est sa chose dans la musique, l'esprit, l'image. Il en écrit les textes, en imprime l'âme sulfureuse.

Deux EP voient le jour pour annoncer le début des hostilités : « Heretic's Hangover » en 2008 et « Orthodox Faces » en 2009. Les deux EP épuisés seront réunis en 2013 par leur label Shadow Kingdom : Strange Conflicts Of The Past. Les deux EP sont de véritables réussites esthétiques et sonores. Si Cardinals Folly doivent beaucoup à Reverend Bizarre, ils n'en sont absolument pas les copies carbone. Ils pratiquent eux-aussi un doom-metal offensif et sans concession, mais ont leur propre identité. Elle est d'abord vocale, avec un chant incantatoire et sombre. Les morceaux ne dépassent guère les dix minutes. Cardinals Folly voit sa musique comme un voyage et non comme une procession. Reverend Bizarre pouvait pousser au-delà des quinze minutes sur le même riff. Cardinals Folly crée de l'excitation, des changements de tableaux. Le rythme peut parfois se montrer rapide, presque thrashy. La Finlande ne vient pas d'engendrer un honorable suiveur, mais une authentique formation originale particulièrement talentueuse.

Le label Shadow Kingdom signe Cardinals Folly en 2011, et un premier vrai album sort en mai de la même année : Such Power Is Dangerous !. Sami Rautio prend la guitare. Le disque perturbe par sa sonorité plus propre. Les réussites sont au programme : « Such Power Is Dangerous », « Uncharted Seas », « The Secret War », « The Spear Of Destiny »… Les morceaux sont longs et massifs. Mais malgré de belles qualités, il manque l'étincelle de folie des premiers EP.

L'album réunion des deux EP va créer la transition vers le second disque : Our Cult Continues ! sorti le 19 août 2014. Cardinals Folly trouve un guitariste stable en la personne de Juho Kilpelä. Le disque se fait plus métallique. Après l'effrayante introduction « Chant Of Shadows », « Morbid Glory » délivre toute sa puissance. La basse gronde et grince, la charley s'affole, le riff est presque black-metal. Le thème bascule dans un doom-metal glaçant. Les réussites se succèdent : les massifs « The Black Baroness » et « Our Cult Continues ! », mais surtout les quatre fantastiques voyages à travers les falaises rocheuses et les plaines enneigées que sont « Sighisoaran », « Walvater Unveiled », « The Lover's Crypt » et le redoutable « Fallout Ritualist ». Cardinals Folly s'est résolument coupé de l'héritage de Reverend Bizarre pour délivrer un poison bien plus subtil. Le disque reçoit de pauvres critiques, et Cardinals Folly doit se contenter de jouer dans les clubs finlandais.

Il va falloir attendre deux années pour que Cardinals Folly délivre sa nouvelle offrande sonore le 3 juin 2016. Ce sera l'époustouflant « Holocaust Of Ecstasy & Freedom ». Le titre et la pochette ne sont que pures provocations, ce qui leur coûtera sans doute une certaine visibilité médiatique. Mais Cardinals Folly est une hydre souterraine, un monstre lovecraftien qui ne rugit que pour les amateurs de doom-metal. La production met mieux en valeur les musiciens, les compositions sont particulièrement impressionnantes d'efficacité : « The Poison Test », la tornade « Goats On The Left », « Her Twins Of Evil » et son riff obsédant… jusqu'à « La Papesse » et son vertige noir. Juho Kipelä est un instrumentiste inspiré qui se révèle véritablement sur ce disque. Ses chorus sont courts mais apportent une vraie plus-value émotionnelle. L'album est une réussite et va rapidement devenir indisponible. Il permet à Cardinals Folly de tourner hors de ses frontières, et de se frotter à la scène doom européenne.

(à suivre)

mardi 30 octobre 2018

THE STOOGES 1970


"Mais la réalité est bien différente..."


THE STOOGES : Fun House 1970

La richesse industrielle n'apporte pas forcément la joie et le bonheur. Elle est aussi vectrice d'aliénation. La thématique de l'ouvrier prisonnier de sa chaîne de montage est une source d'inspiration tant pour les mouvements politiques de gauche, à commencer par le Parti Communiste, que pour de nombreux artistes. Charlie Chaplin en sera l'un des premiers à en caricaturer toute la démence avec son personnage Charlot dans Les Temps Modernes. Pour le capitalisme, comme pour le soviétisme russe, le travail de l'ouvrier est la source de son émancipation. En travaillant dur pour son pays, il contribue à être quelqu'un dans la société.

A la fin des années 60, et alors que la jeunesse américaine conteste l'implication des Etats-Unis au Vietnam, deux mondes se côtoient sans se comprendre. Sur la côte californienne, les étudiants génèrent un mouvement inspiré du courant beatnik cher à Jack Kerouac et à Bob Dylan : les hippies. La vie se doit d'être vécue dans la paix et l'amour, pas la guerre. Les cheveux poussent, les groupes se forment et développent de longues improvisations à base de blues, de bluegrass et de soul qui sont la bande-son des rassemblements psychédéliques. On plane, on fait l'amour, on consomme du LSD et de l'herbe sous le chaud soleil de la baie de San Francisco. Ce beau mouvement de jeunesse inspire la Grande-Bretagne puis le reste de l'Europe. A deux mille kilomètres de là, on est persuadé que toute l'Amérique vit au son des festivals hippies et du Flower Power.

Mais la réalité est bien différente. Les Etats-Unis sont un pays contrasté, entre violence et révolte. New York va révéler une identité sonore bien plus sombre avec le Velvet Underground. Le Middle West agricole est totalement en marge du courant hippie, et les gamins y vivent au son des groupes qui daignent bien les voir, à commencer par les formations anglaises : Rolling Stones, Kinks, Yardbirds, Jeff Beck Group…. Quant au poumon de l'industrie automobile américaine, c'est encore une toute autre affaire.

Detroit est la capitale de la bagnole américaine, symbole de liberté et de puissance. C'est la Motor City. Il y a du travail sur les chaînes de montage des groupes Ford ou General Motors, les pavillons poussent dans les banlieues comme Ann Harbor, mais l'horizon est bien triste. Il ne se profile pour les gamins qu'un travail dans ces usines immenses où s'emboutissent dans un fracas indescriptible la tôle des pièces automobiles, exactement comme leurs propres parents. Ce futur bien trop réglé commence à taper sur le système d'une partie de la jeunesse qui n'a comme autre perspective qu'un départ pour le Vietnam.

Contrairement à une idée reçue, la scène rock de Detroit ne fit pas un rejet des hippies. Elle ne s'y reconnut tout simplement pas, malgré toute la bonne volonté, et l'acier en fusion fut le plus fort. James Osterberg est un gamin du Michigan. Ses parents déménagent à Ann Harbor, et vivent dans un bungalow sur un camping. Un peu originaux, cultivés, ils encouragent leur fils dans ses démarches artistiques, qui se révèlent vite. Toutefois, le jeune James est aussi conscient que ses parents se saignent pour lui offrir des études. Intelligent, vif, le jeune homme est désormais au lycée avec le fils du patron des usines Ford. Il comprend rapidement que des mondes complètement différents se côtoient sans se comprendre.

Osterberg intègre un premier groupe au lycée : les Iguanas. Il en est le batteur. Jouer du rock dans un garage ou à une fête est la libération de la semaine, la respiration hebdomadaire tant attendue : merci Seigneur, c'est vendredi. On boit des bières, on joue des reprises de blues et de rock anglais, et les filles accourent pour participer à la fête. C'est l'ère du garage-rock. On joue les thèmes des Kinks, de Bo Diddley, des Kingsmen, des Sonics jusqu'à plus soif, créant la transe et l'excitation.

Le petit groupe du vendredi soir devient une affaire plus sérieuse lorsque James Osterberg rejoint les Prime Movers. Il en est d'abord le batteur, puis il en devient le chanteur lorsque celui en titre claque la porte. James y gagne le surnom d'Iggy, en référence à son ancien groupe : James des Iguanas. Le Pop apparaît dans la foulée par un ami d'un soir qui pense que James Osterberg se transforme en chanteur Pop. James Osterberg devient Iggy Pop.

Nous sommes en 1967, et Iggy a fait un trait sur ses études pour se consacrer à la musique. Ses parents l'encouragent, mais James se sent coupable de vivre aux dépens de ses parents. Il se trouve donc des petits boulots pour apporter un peu d'argent à la maison. Il devient vendeur de vêtements dans une boutique de jeans.

Le cerveau de James Osterberg est en permanence encombré de littérature, et de musique. Il aime le blues, la soul, mais aussi le jazz : celui de John Coltrane, de Pharaoh Sanders, et de Sun Ra. Le rock garage commence à lui paraître limiter, et il a d'ailleurs une idée assez précise de ce qu'il voudrait faire. Il a quelques chansons, mais elles ne le satisfont pas. James a les cheveux longs, de grands yeux bleus à la fois séduisants et menaçants. Il est musculeux, petit par la taille, et se déplace comme un reptile. James a un handicap : il a une jambe plus courte que l'autre de plusieurs centimètres. Refusant de porter une chaussure orthopédique, il s'est crée un déhanché animal pour pouvoir porter ses bottes en cuir. Son personnage se construit dans sa tête, et il désire trouver ceux qui seront à même de partager sa vision de la musique, et vont lui permettre d'aboutir. La scène de Detroit pullule de bons petits groupes garage, mais James Osterberg a déjà autre chose en tête.

Un jour, il voit deux jeunes hommes traîner devant la boutique où il travaille. Ils ont un regard perdu, sombre, méchant. Le premier a les yeux bleus, de grands cheveux bruns, et une moue jaggerienne. Le second a des lunettes fumées, et une Croix de Fer autour du coup. Les deux sont en jeans et blouson de cuir. Ils ont tout l'air de deux branleurs comme la boutique dans laquelle travaille James a l'habitude d'en voir traîner. Mais ces deux curieux personnages intriguent James. Ils ont un look, une attitude, une expression du visage qui lui parlent. Il finit par sortir de la boutique et les saluer. Les deux sont timides, un peu renfrognés. James les invitent à boire un verre après sa journée.

L'entrevue est décisive. Les deux zigotos sont frères : le lippu jaggerien s'appelle Scott Asheton et il est batteur. L'homme à la Croix de Fer s'appelle Ron Asheton, et il est guitariste. Les trois parlent musique, et malgré leurs looks de demeurés glandeurs, les frères Asheton sont des pointures niveau musique. Lorsque James discute jazz et blues, les deux frangins sont raccords.

Le premier concert des Stooges se tient à la soirée d'Halloween 1967. On est encore loin du mythe. Le nom est évidemment un accident lors d'une soirée. Les trois copains se font un trip d'acide, et Ron lâche, défoncé : « On est vraiment comme les Trois Stooges, sans le psychédélique. ». Les Trois Stooges étaient un trio comique américain aussi célèbre que les Marx Brothers, trois idiots faisant bêtise sur bêtise pour le plus grand public des téléspectateurs. James Osterberg réagit aussi vite : « On va s'appeler les Psychedelic Stooges !!! ». Croix de fer, beurre de cacahuète et gros son de guitare…. Rien ne fut au programme de ce premier concert.

James Osterberg était encore le guitariste, mais n'avait pas les moyens d'avoir une guitare. Il improvisa donc sur un ukulélé peint avec des fleurs multicolores pour faire psychédélique. Scott Asheton n'avait pas de batterie, et se débrouilla comme il pouvait pour taper une rythmique sur un vieux bidon d'huile. Seul Ron avait un peu de consistance avec sa basse Gibson Bass Firebird. Sauf que pour faire psychédélique, il se fit faire des frisettes à la Clapton/Cream/Hendrix et porta des fringues hippies. Le résultat fut navrant et totalement oubliable. A tel point que le concert suivant des Psychedelic Stooges n'eut lieu qu'en janvier 1968.

Les choses deviennent plus sérieuses avec l'arrivée de Dave Alexander à la basse. Ron Asheton devient guitariste. Le look est encore psychédélique : tout le monde a le poil crépu, la fringue psychée. James Osterberg joue désormais torse nu, pieds nus, et et le visage peint en blanc comme un monsieur loyal de cirque. Le son se durcit.


En 1968, la scène de Detroit est étroite. Deux groupes dominent la chose : Stooges et MC5. Derrière, il y a The Frost, Mitch Ryder, Amboy Dukes, et Bob Seger System. Danny Fields du label Elektra, celui des Doors, prend la peine de se déplacer à un set du MC5 pour les voir en concert. Il s'agit d'une prestation en hommage à John Coltrane, parti l'année précédente. Les Stooges sont en première partie. A la fin du spectacle, Fields est persuadé du potentiel des deux groupes. Ils signent le 8 octobre 1968 officiellement, sachant que Jac Holzman, patron de Elektra, est davantage convaincu du potentiel du MC5 que des Stooges. L'avance du MC5 est de 15000 dollars pace qu'ils ont accepté de sortir des simples. Iggy a refusé l'approche Pop, et il veut que les Stooges ne sortent que des albums : ce sera 5000 dollars d'avance.

Le premier album des Stooges est enregistré en 1969 par une référence de James Osterberg, alias Iggy Pop : John Cale. Les Stooges sont fans du Velvet Underground. Cale leur donne un côté arty sombre dont les Stooges n'avaient pas vraiment besoin, d'autant plus que le matériel a été composé au deux-tiers la veille de l'enregistrement. De ce premier disque se dégage deux grands immenses classiques du rock dur : « I Wanna Be Your Dog » et « No Fun ». Il faut ajouter « 1969 » et son bilan désabusé dévastateur sur une année de merde pour la jeunesse de la Motor City.

Iggy passe pas mal de temps avec la compagne de John Cale d'alors : Nico. La belle blonde germanique sera l'initiatrice des plaisirs féminins d'Iggy Pop. Le disque se fait étriller par la presse musicale. Il ne fait pas mieux que 106ème dans les classements américains. Pourtant les gueules de ces quatre branleurs américains marquent les esprits en Europe, et notamment ce Ron Asheton avec sa Croix de Fer, sujet délicat sur le continent. Mais Ron a perdu son père durant la Seconde Guerre Mondiale. Il estime donc qu'il a le droit, plus que d'autres, de porter cette décoration provocatrice.

Jac Holzman reste persuadé que MC5 a plus de potentiel que les Stooges. Il ne se fait guère d'illusion. Pourtant il confie la production du second album à Don Gallucci. L'homme fut le mythique organiste des Kingsmen, dont les Stooges sont fans. Gallucci sent un potentiel sur les Stooges alors que Holzman désespère déjà. Il veut capter les Stooges dans leur format le plus brut, celui de la scène.

Gallucci va imposer une rigueur ahurissante aux Stooges. Le studio Elektra Sounds de Los Angeles est réservé entre le 11 et le 25 mai 1970. Le groupe a huit morceaux. Gallucci veut que chaque jour, les Stooges jouent en direct une douzaine de versions de chaque morceau. La meilleure sera gardée. Les premiers jours sont occupés par la préparation sonore de l'enregistrement. Finalement, Scott Asheton campera avec son kit de batterie double grosse caisse dans le fond du studio. Basse et guitare se font faces. Et Iggy Pop peut donc se mouvoir, micro à la main, pour chanter sa colère et sa furie.

Fun House sort le 7 juillet 1970, et il ne provoquera pas plus d'enthousiasme que le disque précédent. Pire, il n'engendrera qu'une infime réaction en France, se classant à la lointaine 167ème place des meilleures ventes d'albums. Les USA n'aiment pas les Stooges, comme le démontre la réaction hostile de la presse musicale de l'époque. L'enregistrement a été une épreuve, mais Fun House est sans aucun doute l'un des disques les plus novateurs et les plus sauvages de l'histoire du rock.

La prise de son redoutable donne l'impression d'être dans la pièce avec le groupe. La chose semble mesquine, car l'idée est de mettre en valeur les artistes, et non de les cantonner dans leur panorama scénique. Seulement voilà, les Stooges sont absolument brillants sur scène, ils ne vivent que pour cela. Et un disque qui soit à la hauteur de leurs prestations seraient un miracle, ce que va accomplir Don Gallucci.

La première face de Fun House, intitulé ainsi en hommage à la maison dans laquelle le groupe s'est installé et vit ses agapes sauvages, est totalement furieuse. C'est une succession de brûlots sauvage : « Down On The Street », « Loose », « TV Eye », « Dirt ». Les intitulés sont courts, secs, sans concession. Pas question de parler d'anges et de jolis oiseaux. La vie à Detroit, c'est des claques dans la gueule et des morceaux en forme de slogans.
La seconde face se concentre sur des morceaux tout aussi sauvages mais où apparaît le saxophone de Steve MacKay. C'est du protopunk-free-jazz. C'est violent, fou, inconscient, fulgurant. « 1970 » est la succession de « 1969 » sur le disque précédent. Le morceau va devenir un hymne du punk grâce à sa reprise par les Damned en 1976 : « I Feel Alright » sur leur premier album Damned Damned Damned. C'est un nouveau bilan cafardeux d'une société qui se consume. « Fun House » est une transe sauvage, porté par la basse de Dave Alexander. « LA Blues » est une pièce de free totalement renversante pour une formation rock sans concession.

L'histoire des Stooges va plonger dans le néant lorsque ce disque sera un fiasco. Dave Alexander est viré au Goose Lake International Music Festival entre le 7 et le 9 août 1970 dans le Michigan. Alexander est ivre mort, incapable de jouer. Il est remplacé par James Recca. Afin d'étoffer le son, James Williamson vient assurer la guitare rythmique. Elektra les vire après l'échec du dernier album, et le 9 juillet 1971, les Stooges se séparent…. Jusqu'à la prochaine renaissance.

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