mercredi 28 février 2018

TRIBULATION 2018


"Notre ère est une gargouille de la cathédrale Notre Dame de Paris grimaçant vers l'horizon toujours plus gris et plus laid."



TRIBULATION : Down Below 2018

Une chape de plomb est tombée sur la ville. Le froid glacial envahit les rues, et malgré le soleil pâle, les organismes se rabougrissent sous les assauts continus du froid de cette fin d'hiver. Les arbres décharnés des bosquets urbains balancent sur leurs racines, leurs bois s'entre-choquant les uns contre les autres, émettant des grincements sinistres. Ils agitent leurs bras vers le ciel comme autant de prières pour un peu de chaleur et d'eau. Mais le vent s'engouffre toujours plus fort entre les maisons, dans les ruelles étroites, cognant l'obstacle pour mieux le faire vaciller. Les chairs sont meurtries par le froid. Les corps sont engourdis, les yeux se plissent sous l'agression. Que dire de ces pauvres erres qui dorment dehors, toujours plus nombreux, et que l'on laisse crever sur un coin de trottoir. Accident économique Madame. Egoïsme bourgeois surtout, qui conduit à toujours jalouser l'autre pour ce qu'il a de plus, plutôt que de regarder ce que l'on a déjà, et ce que l'on peut apporter pour faire de ce monde, un monde meilleur. Ce grand cataclysme moral nous conduit toujours plus vite vers le trou final, l'extinction de cette espèce dégénérative qu'est devenu l'homme. Nous sommes désormais incapables de faire demi-tour, planter sur nos ergots de coqs de basse-cour, les deux pieds dans la merde, à chanter toujours plus fort la critique de l'autre plutôt que de nous pencher sur le tas de fumier sur lequel nous vivons.

Notre ère est une gargouille de la cathédrale Notre Dame de Paris grimaçant vers l'horizon toujours plus gris et plus laid. Il est l'incarnation de la pochette de ce disque aussi puissant que terrifiant. Il a la beauté du romantisme noir anglais du 19ème siècle, des nouvelles d'Edgar Poe, de la poésie de Shelley, de la catharsis de Baudelaire. Alors que le Black-Metal avait essentiellement enfanté des cinglés satanistes ou des arrivistes maquillés, une fois l'esprit originel évaporé avec Venom et Celtic Frost, le genre se raccrocha aux branches durant les années 2000. Des vétérans firent leur coming-out musical, comme Darkthrone, qui devint subitement passionnant après quelques errances Black-Metal nazillonnes de mauvaise haleine. Le Black-Metal prit deux voies. La première fut celle de l'accession au grand public, avec une musique plus symphonique et une attitude plus grand public. On se travestit toujours en cuir et clous, on se grime de corpse-paints et de faux sang, mais on fait tous les festivals d'été, on fait des grimaces dans les vidéos, comme un Kiss moderne. Rien en soi de foncièrement nuisible, juste une approche plus grand public de la chose. Dimmu Borgir, Cradle Of Filth, et même l'intouchable Satyricon ont décidé cette voie, s'ouvrant les portes d'un succès commercial plus important, touchant même le public féminin. D'autres décidèrent de maintenir la férocité initiale, quitte à jouer avec l'Enfer. Immortal maintint cet esprit, et des formations des pays de l'Est comme Behemoth ravivèrent, l'odeur sulfureuse en moins, le souvenir du désormais True Black-Metal du début des années 90. Mais il semblait que le vrai état d'esprit, celui qui anima Hellhammer puis Celtic Frost dans les années 80, ainsi que Bathory, et qui alimenta le tout premier album de Darkthrone en 1991, n'était plus qu'une question de merchandising. Darkthrone se referma définitivement sur lui-même, enchaînant depuis plus de quinze ans les excellents disques, de moins en moins extrémistes, mais toujours sans concession, râclant l'os du Punk et du Heavy-Metal underground.

Et puis voilà, le Black-Metal est devenu une sorte de Metal comme une autre, qui joue avec des orchestres symphoniques, sur les plus grandes scènes des festivals européens. Jusqu'à ce qu'une bande d'ahuris en provenance de Suède décident de se moquer des conventions, des clichés, et de ne faire que ce qu'ils ont envie. Ils n'ont qu'une vingtaine d'années lorsqu'ils sortent de leur purgatoire Thrash/Death Metal pour monter Tribulation. Adam Zaars et Jonathan Hulten tiennent les guitares, Johannes Andersson le chant et la basse. Le poste de batterie sera mouvant : Jakob Johansson entre 2005 et 2012, Jakob Ljungberg entre 2012 et 2017, Oscar Leander depuis. Partis de fondation Thrash et Death, la musique de Tribulation va explorer bien des univers qui n'ont aucun rapport avec le Black-Metal : Wishbone Ash, Thin Lizzy, UFO, Judas Priest, Celtic Frost, Motorhead…. Et puis le Stoner, le Grunge….. 

Ces garçons ne sont pas comme tout le monde. Hulten explore la scène avec son Epiphone demi-caisse, grimé, portant de petites chaussures de danse, et des chemises volant dans l'air comme un fantôme. Il parcourt la scène comme un démon, une chauve-souris maléfique. Il n'est pas non plus question de triggs de double grosse caisse. Le batteur est ici un homme humble, qui respecte ses caisses autant qu'il les maltraite, comme un Bill Ward ou John Bonham. Il est ici question de Rock'N'Roll, et c'est bien là toute la différence. Car enfin, un groupe de Black-Metal retrouve ses origines Rock'N'Roll, plutôt que de chercher à fuir dans une quelconque filiation dite Metal. Tout cela est né avec le Rock'N'Roll de Chuck Berry, et doit le rester. Ce n'est qu'une évolution, à la fois temporelle et géographique. Les hommes du Nord ont du spleen à revendre, ils proposent donc cette incroyable mixture de Heavy-Thrash et de Black Metal. Nos quatre garçons travaillent à l'ouvrage depuis 2005, et produisent un premier disque en 2009 : The Horror. Très Thrash-Death, il n'annonce qu'avec parcimonie ce qui viendra. La mixture prend forme avec le second album : The Formulas Of Death en 2013. Elle va s'affiner avec le superbe Children Of The Night en 2015. Et puis il y a ce quatrième disque. Du Black, il ne reste que ce chant sauvage et mortifère, la musique étant un Heavy-Metal sombre et ambitieux.

Tribulation arrive à un carrefour magique. En trois albums, il vient de franchir le Rubicon. De ses expérimentations Thrash-Metal, il décide de se lancer dans une musique plus ambitieuse. Down Under est une étape majeure dans la construction d'un groupe qui n'est plus que Black-Metal. Il s'agit d'une formation qui n'a peur de rien, et qui compose de superbes pièces de musiques imprégnées de mélancolie. Telle la goule de Notre Dame qui regarde l'horizon, Tribulation bouscule le Rock de manière audacieuse. Se fichant des oripeaux Black, le groupe se grime à sa bonne mesure. Ils jouent sur Gibson, Epiphone, et copie de Rickenbacker de la marque Eagle. Ils virelvoltent sur scène comme un Jimmy Page imprégné d'héroïne. Ils portent vêtements de danseuses obscures comme Queen, mais aussi pantalons, vestes et tee-shirts des années 70 comme de vieux fans de Stoner, ces gamins nés à la fin des années 80. Ils ont créé un univers à eux. Leur musique est aussi cruelle que puissante. Ils sont le reflet de cette société pourrie, où les illusions des vétérans du 20ème siècle se fracassent sur la vision de ces jeunes gens vierges de douleur matérielle et morale.

L'univers de Down Under commence avec la sublime supplication « The Lament ». Tempo enlevé, riffs cathartiques, le riff vrille le cortex, la voix maléfique gronde comme un chant de mort. L'écoute sera une pénitence de musique dévolue à l'écoute commerciale asservie. La ligne mélodique piano-guitare est obsédante. Le sublime « Nightbound » vient dévoiler les amertumes de la vie. Le chant grogne autant que le riff cogne de fureur. La femme de la Mort vient rappeler que nous ne sommes que des erres sans espoir : « Lady Death » vient rappeler la médiocrité de nos esprits. Cette fille de la Mort est une enfant de l'Enfer, son âme déchire ma vie comme elle semble condamner mon âme. Et puis la découverte de cet univers subterrien….

« Subterranea » s'ouvre par une ligne au piano. Décidément, les touches d'ivoire noirs et blanches sont davantage mis à contribution sur ce disque, pour installer des climats sombres et fuligineux. Le morceau a le goût de la cendre et de la malédiction de la terre, âme distordue. On y distingue les influences d'Iron Maiden dans cette dimension épique du Heavy-Metal. « Purgatorio » est un instrumental vaporeux et sombre avant le retour à l'électricité sauvage : « Cries From The Underworld ». Visiblement obsédé par l'univers de HP Lovecraft, Tribulation traduit à merveille cette souffrance souterraine, qui n'attend qu'un signe pour exploser de rage au grand jour. Comme depuis le début, les interventions solistes des deux guitaristes, et de Zaars en particulier, volent très haut dans le ciel, superbes respirations lyriques au milieu de cet univers pré-Apocalypse.

Cette obsession de la souffrance, du monde au bord de l'abîme est plus que jamais palpable sur les superbes « Lacrimosa » et « The World ». Le premier est un écrin de guitares noirs et de mellotron gothique. Progressif dans sa construction, il est avant tout l'assemblage de climats. La colère noire est interrompu par un interlude de guitare et de lointains chants grégoriens d'ecclésiastiques possédés. La seconde partie s'envole littéralement vers les cieux : riffs, claviers, soli, tous montent vers un climax épique de toute beauté, avant qu'un piano triste et souterrain ne vienne briller ce bref instant de lumière.

De la lumière, il y en aura encore moins sur « The World ». Superbe cavalcade au romantisme désespéré, elle galope sur la steppe des plaines arctiques de Suède. Le chant n'est plus qu'une complainte, la batterie se fait tribale, le riff est hypnotique, soutenu d'orgue sépulcral. Les chorus sont d'une beauté froide majestueuse. C'est le monde qui dérive, se consume, et laisse la sensation du désespoir de ne pas entrevoir la lumière de l'intelligence malgré les signaux aussi nombreux qu'alarmants. Il faut écouter cette pièce de musique, et les poings serrés, les yeux fermés, intériorisant la colère.

« Here Be Dragons » est une belle pièce de plus de sept minutes, alliage fulgurant de Heavy-Metal Noir et de structures progressives et habiles. On y distingue encore le fantôme d'Iron Maiden, celui des grands morceaux épiques du milieu des années 80, mais avec la rage mortifère de Celtic Frost en plus. Plus technique, plus complexe dans sa construction, il montre combien Tribulation a de l'ambition, mais sait aussi ménager sa technique pour laisser avant tout parler l'émotion musicale, c'est-à-dire l'essentiel. Hulten et Zaars se relaient dans les chorus, faisant monter toujours plus l'intensité avant qu'elle s'évapore dans quelques notes vaporeuses de mellotron. Ainsi se clôt ce superbe album d'un groupe aussi étonnant que passionnant. Qu'ils puissent trouver leur place dans ce vaste fourre-tout numérique, et que brillent à nouveau l'intelligence, le talent, et la Rock Music.

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samedi 24 février 2018

JOHN FAHEY 1963


JOHN FAHEY : Death Chants, Breakdowns, And Military Waltzes 1963


Dans un magazine anglais, un disque était inclus. Il revenait sur les racines de Led Zeppelin, démontrant que Jimmy Page était en fait un copieur de génie. Je n'ai jamais aimé ce qualificatif. Tout musicien s'inspire de quelque chose, et Page ne fit pas exception. Il restitua une synthèse de génie du meilleur de la musique des années 60, du Folk au Blues, anglais ou américain, récupérant une idée par ci pour la développer, copiant par là et involontairement au détour d'une jam un thème qu'il aimait et qu'il recala dans son groupe. Je découvris quelques merveilleux musiciens : Bert Jansch, Davy Graham, et John Fahey. Sur le disque, le morceau de Fahey m'obséda, autant par son thème Country-Blues que par l'étrange titre : « Dance Of The Inhabitants Of The Palace Of King Philip XIV Of Spain ». Dès les premiers accords de bottleneck, je vis bientôt les collines arides de Catalogne, les villages abandonnées, et ce monarque fantoche….

La musique de John Fahey est d'autant plus aride : l'homme joue seul de la guitare acoustique, sans autre accompagnement. Il ne chante pas, il ne fait que développer des thèmes à la guitare acoustique puisant dans le Blues noir du début du siècle comme dans la musique de certains compositeurs classiques contemporains, ce point s'accentuant quelques années plus tard. A ses débuts, on le prend pour un vulgaire ersatz de Country-Blues, le type voulant être noir alors qu'il est blanc et est étudiant dans une université. Mais l'époque veut cela, le Folk est en vogue aux Etats-Unis : Joan Baez, Bob Dylan, Pete Seeger…les campus cherchent à fuir la musique commerciale de l'Amérique des années 50 : le Twist, Elvis Presley, Frank Sinatra….

La démarche de John Fahey est quasi-autiste. L'homme découvre le Country-Blues des années 30 : Bukka White, Charley Patton, Blind Boy Williamson, Mississippi John Hurt…. Il devient un collectionneur frénétique de vieux 78 tours de Blues, le même syndrome que le dessinateur de bandes dessinées Robert Crumb. Il commence à développer son style, et y intègre d'autres influences, dont la musique contemporaine de Varèse notamment. Mais pour l'heure, il ne joue que des thèmes de deux à trois minutes inspirés du Blues, seul avec sa guitare acoustique. Cela suffit pour attirer un petit public d'amateurs dans les clubs étudiants. Il fonde alors son label Takoma, du nom de son quartier natal, Takoma Park dans le Maryland. Il publie son premier recueil de morceaux : Blind Joe Death, en 1959. On ne sait trop si il s'agit du nom de l'album, ou de son pseudonyme de scène. Il s'avère que Fahey laisse planer le doute, avant de trouver ce nom trop parodique. Il publie finalement un second recueil en 1963 : Death Chants, Breakdowns And Military Waltzes. Il réenregistrera l'album en 1967 sous le même nom, mais pas forcément avec les mêmes titres. Mais qu'importe, puisque la réédition Takoma en disque compact réunit les deux versions.

Pour ma part, j'ai acheté ce disque parce qu'il y avait le fameux thème « Dance Of the Inhabitants…. ». Il s'avère qu'il s'agit de la version originale. L'homme en enregistrera une nouvelle pour un album compilation en 1977, la dite version entendue sur le disque origine à Led Zeppelin. Plutôt que de réunir de vieux enregistrements, l'homme se chargera de réenregistrer ses anciens thèmes pour les dépoussiérer et en donner sa version de l'époque, toute aussi fabuleuse. Qu'importe, cette erreur de débutant dans l'univers de John Fahey allait me faire découvrir et un immense artiste, et un immense disque.

Car ce second recueil est d'une force émotionnelle rare. Capté de manière rudimentaire, le son est clair, sans concession, aride. On y distingue les travaux de Ry Cooder, dix, vingt ans plus tard. Fahey est la pureté du Country-Blues même, l'âme torturée du bonhomme en plus. Car il semble que ce modeste étudiant en philosophie de Berkeley, serré dans son petit costume gris, avec sa mèche plaquée à la brillantine sur le crâne, soit un jeune homme à l'esprit vagabond et sensible. Il quitta son Maryland natal pour la Californie, et ne s'y sentit pas très bien. Ce garçon timide et réservé fut perdu au milieu de la frime californienne, le soleil, la plage. Il s'enfonça encore un peu plus profondément dans ses marottes : le Country-Blues, Varèse, mais aussi les trains, la géographie, la religion, l'histoire primitive des Etats-Unis : les Indiens, les Afro-Américains…. Décidément, la belle Amérique des années soixante n'était pas pour lui.

Lorsque j'entends le premier morceau, « Sunflower River Blues », quelque chose me prend à la gorge. Je vois ce type, avec son jean, sa chemise en jean, sa guitare acoustique sur les cuisses, égrainant consciencieusement son thème, les doigts parcourant le bois, assis sur un vieux banc dans une gare désaffectée. Il y a cet écho particulier, cette résonance magique. Le petit homme brun à la mèche plaquée gratte le Blues, transpercé par l'esprit originel. « When The Springtime Comes Again » est déjà un pas de côté. En effet, il va chercher du côté de la musique médiévale, comme un air de ménestrel joué par un américain des années soixante. Et puis le thème est bouleversé, il se transforme en une ballade Folk-Blues lumineuse, quittant les créneaux des châteaux-forts pour rejoindre l'horizon du bord de mer. Une brume tenace s'inonde de couleurs rouge-rose, la mer lèche délicatement la plage. Les songes se perdent, les doigts courent sur les cordes de fer.

« Stomping On The Pennysylvania/Alabama Border » s'inspire d'un thème traditionnel de la Guerre de Sécession, et dévoile toute l'imagination de Fahey face aux images de l'Histoire des Etats-Unis. Il brode avec quelques accords ces scènes d'apocalypse guerrière, la haine raciale, les chants de coton, les esclaves libres mais toujours soumis à leur dur labeur de ramasseur de coton, toujours asservis. La poésie de chaque note est magistrale, c'est une odyssée historique. La version de 1967 est tout simplement magique. Il n'y a aucun temps mort, la poésie s'envole, le thème devient purement miraculeux.

« Some Summer Day », comme un défi, est un clin d'oeil narquois à cette Californie qu'il abhorre. La version de 1967 est sans doute plus dure encore. Plus profonde, elle déchire les veines. La mélancolie rampe entre les cordes, profonde, pugnace. « On The Beach Of Waikiki » pourrait faire ressentir la chaleur du soleil, mais ce dernier se voile. La version de 1963 est plus dense, celle de 1967 plus entraînante. « John Henry Variations » est une référence à un héros mythique du chemin de fer. La version de ce thème de 1967 est impeccable, celle de 1963 plus brouillonne, mais les deux sont superbement accomplies.

Le disque se clôt sur une première version du thème « America ». Le morceau deviendra une obsession, une sorte de résumé en musique de la construction des Etats-Unis. Le thème atteint allégrement les sept à huit minutes, et est un voyage magique dans l'histoire sonore de ce pays aussi sauvage que méprisant pour ses peuples primitifs. Ce thème tient tellement à coeur à John Fahey qu'il en enregistrera une version aussi superbe que définitive pour un album éponyme en 1971. La version de 1963 est plus poussiéreuse, elle sent le bayou, la cabane dans les plantations de coton. Sa dureté magique ne se retrouvera pas forcément dans les versions suivantes, plus virtuoses, plus subtiles. Et puis il y a ce morceau qui m'intéresse : « The Dance Of The Inhabitants…. ».

J'aime le souffle sur la bande, le thème mono accord, avant que le son se déforme avec le bottleneck. Et puis ces « Inhabitants » ne sont en fait que des fantômes d'un paradis perdu. Lorsque ces belles bâtisses de grès et de calcaire s'animaient d'enfants jouant dans les ruelles, des hommes descendants dans les vergers et les champs en terrasses, pendant que les femmes nettoyaient le linge dans le grand lavoir. Tous faisaient une prière à l'église aux vêpres vers 19h, tous remerciaient le Seigneur Tout Puissant de leur offrir la prospérité, et la douceur de vivre, avant que la guerre, la misère, ne viennent affamer ces êtres qui ne demandaient rien de plus que ce qu'ils n'avaient déjà. Comme les Indiens d'Amérique, comme les Noirs d'Afrique dans leurs villages ancestraux. Comme John Fahey dans son Maryland natal.

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dimanche 11 février 2018

TYGERS OF PAN-TANG 1981

"Ce disque, cette pochette était pour moi un Graal absolu, à l'heure où tout n'avait pas encore été réédité en disque compact."

TYGERS OF PAN-TANG : Spellbound 1981

La boutique faisant l'angle sur la place du marché couvert d'Albi. J'adorais cette bâtisse mêlant construction de briques rouges typique et des encadrements de fenêtres et de portes en pierre calcaire, finement ouvragée. Je rentrais dans la boutique par la vieille porte vitrée qui forçait, lâchant un grincement sinistre avant que la clochette ne signale mon arrivée. L'intérieur du magasin était constitué d'une pièce unique avec au centre des dizaines de bacs de cds. Dessous se trouvait les bacs de disques vinyles, revendus une bouchée de pain car à l'époque, tout le monde s'en séparait. J'y ai trouvé mille trésors toujours en ma possession, que je garde précieusement.Ce sont ces bacs qui me firent découvrir à moindre frais des groupes géniaux : Judas Priest, Thin Lizzy, Wishbone Ash….

Adolescent solitaire, je plongeai tête baissée dans l'histoire du Rock. Avide de groupes géniaux que personne ne connaîtrait à part moi, je me mis à explorer la New Wave Of British Heavy-Metal, fier renouveau du Heavy-Metal anglais des années 1979-1985. Metallica, superstar en ce début des années 90, avait été biberonné à la chose, et Lars Ulrich, le batteur, en était un fan absolu. Le premier album de Metallica, Kill'Em All, ne fut qu'une synthèse pubère de tous ces sons supersoniques. Je découvris des groupes bruts, sans concession, capable d'écrire des morceaux puissants tout en les interprétant avec fureur et agressivité. Au début des années 80, cette nouvelle vague et certains anciens du Hard-Rock anglais comme UFO et Thin Lizzy croisent le fer. Je découvris une passerelle entre Thin Lizzy et un groupe nommé Tygers Of Pan-Tang. Visiblement, ils étaient l'un des fleurons perdus de la NWOBHM, l'un des espoirs les plus prometteurs comme Diamond Head et Samson.

J'aperçus dans des magazines les images des pochettes de disques, avec ce tigre fier. Cela semblait si loin, comme des Graals vinyliques impossibles à trouver, peut-être en Grande-Bretagne, qui sait… Les Tygers Of Pan-Tang eurent une première période à quatre avec le chanteur Jess Cox, le bassiste Rocky, le batteur Brian Dick et le guitariste Robb Weir. Cox avait une voix râpeuse, très bluesy, et les Tygers délivraient un Heavy-Metal teigneux, inspiré des premiers albums de ZZ Top. Le premier album fut publié sur la major MCA, et se classa dans le Top 20 anglais. Weir désirant étoffer le son de son groupe, il rechercha un deuxième guitariste, et tomba sur un petit prodige : John Sykes. De simple guitariste rythmique, il devint le principal soliste, son style rapide et virevoltant, en connexion directe avec Michael Schenker de UFO, écrasant le style plus pataud de Weir. Doté d'un tel guitariste, Cox semblait bien faiblard, car le groupe devint musicalement extrêmement puissant et habile. Le chanteur se retira spontanément, obligeant les Tygers à trouver un nouveau vocaliste. Une petite audition révéla un jeune homme à longue crinière châtain : Jon Deverill. L'homme, plutôt bien physiquement, avait l'attitude d'un Robert Plant de Led Zeppelin, et des capacités vocales d'un tout autre niveau que Cox. Plus haut perché, teigneux, lyrique, le chant de Deverill ouvrait mille possibilités en adéquation avec le prodige électrique qu'était John Sykes. Le disque suivant sera la révélation : Spellbound.

Serti dans une superbe pochette bleue sur laquelle trône un tigre impérial devant le soleil. L'image est un reflet de puissance, mais ses inspirations asiatiques ne semblent pas très conformes avec l'image d'un groupe de Heavy-Metal sans concession. Heureusement, la photo de dos révèle cinq garçons chevelus, en uniforme jean-blouson de cuir. Seul Deverill brise le code avec sa veste et son gilet de complet veston. Ce disque, cette pochette était pour moi un Graal absolu, à l'heure où tout n'avait pas encore été réédité en disque compact.

Ce samedi après-midi, j'attaquai ma fouille habituelle des bacs de disques vinyles avec l'intention de découvrir un petit groupe de Prog-Rock ou de Heavy sans prétention. Je faillis m'étouffer lorsque sous mes yeux, entre mes doigts, je tins la dite pochette bleue avec le tigre : Spellbound des Tygers Of Pan-Tang. Je ne sus que faire. Le prix était bon marché, j'eus presque envie de le cacher pour que personne ne le voit. Et ce prix…. C'était certain, mon cher dealer de disques n'en connaissait pas la valeur. Je ne pouvais exprimer une joie trop démonstrative, cette découverte inespérée aurait pu faire changer d'avis mon ami disquaire sur le prix. Je feins un intérêt un peu blasé en posant mes découvertes sur le comptoir. Lorsqu'il vit la pochette de Spellbound et la photo au verso avec les cheveux et les moustaches, il ricana devant les looks de durs des années 80. Je mimai un sourire entendu, mais au fond de moi, ces mecs avaient toute mon admiration. Moi qui aimait beaucoup mon ami Gilles le disquaire, je faillis être agressif, lui dire qu'il n'avait pas intérêt à se foutre de leur gueule, alors que je ne connaissais même pas la teneur dudit album.

Je revins chez moi avec ce mythique album, puis je le mis sans plus attendre sur la platine vinyle de la chaîne hifi familiale. « Gangland » m'explosa au visage sans pitié. Je ne désserrai pas les dents quarante minutes durant. J'avais l'impression d'avoir découvert un disque mieux enregistré que le premier Iron Maiden, plus rageur et fougueux que le premier Def Leppard, tous ces classiques que tout le monde encensait à longueur de magazines. Il était évident que ces références n'étaient là que par pur vision historique et commerciale, sans se soucier d'aller fouiller ce que le Rock anglais avait de mieux à proposer. Je commençai alors à émettre de sérieux doutes sur la capacité de discernement de certains scribouillards musicaux. Je découvris que la passion du disque n'animait pas toujours ces êtres, mais plutôt celle de gagner sa croûte chaque fin de mois. L'intention est fort louable, sauf que lorsque l'avis critique se met au service de l'argent….

Qu'importe, j'avais un joyau de la NWOBHM entre mes mains. J'en fis des copies cassette pour les écouter sur ma chaîne personnelle, puis dans l'autoradio cassette de ma première voiture. Ce disque garda une place inestimable dans mon coeur. Il a quasiment tout : la virtuosité intelligente, la fureur, l'énergie, le son sans concession, les compositions de tout premier ordre. « Gangland » vous percute avec force. C'est un Speed-Metal à l'ancienne, Boogie de l'espace exalté, porté par le chant rageur de Jon Deverill. Les deux guitares sont impeccables. Le son a gagné en férocité, porté par la section rythmique simple mais efficace de Rocky et Brian Dick. Sykes délivre son premier chorus sur vinyle avec une virtuosité déconcertante. Les notes volent dans l'air, pendant que les gars pompent comme des acharnés le thème. Les soli de Sykes sont déconcertants de technique et de vivacité, sans perdre de leur inspiration et de leur lyrisme. Il ne s'agit pas de démonstration technique idiote, mais bien d'une respiration lyrique au milieu d'un torrent d'acier en fusion.

« Take It » qui suit deviendra le morceau qui ouvre tous les concerts des Tygers jusqu'à sa séparation en 1982. Riff rageur, rythmique en béton armé, « Take It » est du grand art. Uppercut vif, c'est le Heavy-Metal des banlieues, lorsque la grisaille bouffe la vie. Weir délivre le premier chorus très ZZ Top, avant de se faire ratatiner par le volubile Sykes, ils vont remettre cela deux fois, et le duel marche à merveille. « Hellbound » est un Speed-Rock infernal, qui définit l'exacte nature de la fusion Led Zeppelin-Punk. Les embardées électriques sont fabuleuses, le tempo superbe, ici magnifié par une superbe remasterisation qui permet d'apprécier enfin tous les instruments. Weir et Sykes se livrent à des joutes dignes de Thin Lizzy, mais le rythme ne faiblit jamais, comme une obsession. Curieusement, le refrain chante « Spellbound », du nom de l'album, mais le disque affiche « Hellbound ». Petite curiosité historique.

« Mirror » est une simili-ballade inspirée des Scorpions, mais l'explosion électrique rappelle davantage Led Zeppelin. C'est une merveille électrique à vous arracher les larmes des yeux. « Silver And Gold » revient aux uppercuts électriques à pleine puissance. L'oiseau de proie plane au-dessus de la plage, scrutant les proies de son œil acéré. S'en suit ma chanson préférée : « Tyger Bay ». Speed-Rock encore. Ce Boogie frénétique porté par la Ride de Dick est totalement lyrique. Les guitares sont redoutables, véritable alliage de sauvagerie. Jon Deverill est un chanteur superbe, expressif, volant vocalement au-dessus du tapis de bombes. Cette rythmique infernale qui virevolte m'obsède. La baie du Tigre, la guigne, trop de frustrations….

Jusqu'à ce que l'histoire aille trop loin : « The Story So Far ». Encore une histoire de gonzesse, une conne de plus. Du genre qui ne sait pas ce qu'elle veut, mais le Rocker sait où il va. Et il sait ce qu'il ne veut pas. Il ne lâchera pas sa liberté chérie pour une vie de couple fade et sans relief. On retrouve le bon vieux Boogie de Status Quo serti de duels électriques à la Thin Lizzy.

« Blackjack » est une putain de partie de cartes. Sur un thème proto-Thrash, les Tygers ravagent le plancher. Le disque se conclut sur le lumineux et mélancolique « Don't Stop By ». Superbe pièce d'électricité moite, c'est un cri dans la nuit. Entre deux barres d'immeubles insipides, L'amour cherche son expression. « Don't Stop By » est la quintessence de la fusion Deverill-Sykes. Sur un tempo métallique, les deux hommes brodent la douleur de l'homme seul. Sur le chorus, Sykes est princier, comme l'est Deverill de son chant emphatique. Quelques nappes de synthétiseurs donnent une atmosphère froide et sans lumière. Quelque chose se brise. Le disque est complété par le redoutable et fuligineux « Don't Give A Damn ». C'est une cavalcade en bagnole de quatre minutes. Le pied dans la moquette, le Rock'N'Roll coule dans les tripes, infernal.

Le disque suivant sera de très bonne qualité, mais Sykes cherche déjà à s'échapper. Il échoue à rejoindre Ozzy Osbourne, puis devient le second bretteur avec l'inamovible Scott Gorham dans Thin Lizzy. L'album Thunder And Lighting est une nouvelle preuve du talent de Lynott, enluminé de guitare magique, pour peu de temps…. Thin Lizzy est au bout du rouleau, rongé par la gnôle et la dope.

On oublie souvent le second disque de l'année des Tygers Of Pan-Tang, Crazy Nights, publié seulement huit mois après le précédent. Cet excellent album aurait mérité un peu plus d'attention, et mettre en valeur les morceaux qui transpirent la folie en concert. Q'importe, Sykes se sauve en mai 1982, laissant le groupe exsangue. Les Tygers vont plonger tête baissée dans le Hard mélodique de supermarché sous la direction de Jon Deverill. Même l'arrivée de Fred Purser du groupe Punk Penetration n'empêchera pas le naufrage FM. Pourtant, en 1982, les Tygers brille une dernière fois dans les charts, avec une reprise du classique Soul « Love Potion n°9 », dernier morceau enregistré avec…. John Sykes.


Depuis Sykes est millionnaire grâce à sa participation active à l'album de Whitesnake, 1987, en ...1987, et vendu à huit millions d'exemplaires aux USA. Il formera Blue Murder, reformera Thin Lizzy sans Lynott, mort en 1986. Rien ne sera vraiment pareil. Il semble que le bonhomme ait gâché son talent à des projets sans relief. Sans doute aurait-il dû rester dans les Tygers afin de se faire les griffes, plutôt que de chercher le gros projet commercial à tout prix. Mais l'histoire est ainsi faite. Les Tygers avec pour seul survivant Robb Weir font les beaux jours des festivals Metal de seconde zone. Il reste ce Spellbound, espoir fou mort dans l'oeuf.

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mardi 6 février 2018

OCEAN 1981

"Je suis resté un gosse émerveillé. "

OCEAN : Océan 1981

Paris, 13ème arrondissement. Cette journée est décidément étrange. Le ciel est gris et pluvieux sur la capitale, la Seine commence à prendre ses aises dans la proche banlieue. Personnellement, je ne suis pas venu pour cela. La journée est marquée par deux rencontres : le matin avec le guitare-héros des Variations, Marc Tobaly, l'après-midi avec celui d'Océan, Georges Bodossian. Ces rencontres, je ne les aurais jamais imaginé une seule seconde il y a dix ans. Amateur fou de musique Rock depuis mon enfance, dévorant des disques depuis trente ans, les musiciens étaient pour moi des gens inestimables. Il avaient réussi à mettre en musique un peu de mon âme, sans me connaître, et pour cela, je leur devais une reconnaissance et une admiration absolue. Nous étions connectés mentalement par ce lien fabuleux : le Rock.
Malgré ce que j'ai pu lire, ces remarques qui minimisent l'importance des personnages, et les commentaires des amis et des collègues de bureau qui ne partagent absolument pas votre enthousiasme, répondant par un laconique : «i ça ? » n'ont aucun effet. Je suis resté un gosse émerveillé. Donc aujourd'hui, dans ce café, je vais rencontrer pour la première fois Georges Bodossian. J'arrive plutôt confiant, car Marc Tobaly m'avait mis à l'aise le matin après plusieurs heures de rencontres depuis un an, m'appelant « mon ami Julien », ce qui était pour moi un immense honneur. Pourtant, saluer Georges Bodossian m'impressionne. Nous devisons autour d'un café, nous évoquons la carrière d'Océan, les rapports avec la presse, et puis un projet que nous avons jeté ensemble sur la table, chacun alimentant avec gourmandise ce qui pourrait être un formidable ouvrage.
J'ai du mal à réaliser que le mec en face de moi fut le guitariste d'Océan. C'est quelque chose d'assez fou de se retrouver en face de celui qui fut à l'origine de beaucoup d'émotions musicales. Il y a toujours quelque chose de l'adoration de la Rock Star, comme si Georges Bodossian était l'équivalent de Jimmy Page. Pour beaucoup de « spécialistes », un ricanement balayait le doute, pour moi, il n'était pas si évident. Certes, Océan ne fut pas Led Zeppelin, mais cela n'avait aucune importance. J'aime Jimmy Page et Led Zeppelin pour la force émotionnelle que sa musique véhicule, il en est de même pour Océan. Les chiffres de ventes n'interfèrent pas dans mon appréciation d'un groupe. Par contre, cela me permet de rencontrer fort modestement des musiciens que j'admire sincèrement, leur serrer la main, discuter, et pourquoi pas, travailler ensemble, mettre à leur disposition mon humble plume.
Il me remet un exemplaire numéroté du dernier album d'Océan en double vinyle que j'adore. Il semble que malgré trente ans de stand-by, et la mort du formidable Robert Belmonte, Océan a repris vie comme si de rien n'était, ignorant la mode et les poses, comme il l'a toujours fait depuis ses débuts.
Georges Bodossian monte Océan en 1974 en fagocitant deux groupes. Robert Belmonte prend le chant, Noël Alberola la basse, et puis Bernard Leroy est à la batterie. D'entrée, on sent la misère intellectuelle de la France avec le Rock. Le premier album paraît en octobre 1977 sur le label Crypto. Ce dernier a été fondé à Belfort par le groupe Ange, et accueille Little Bob Story et Ganafoul. Ceux qui n'ont jamais écouté le premier album d'Océan résument le disque à un mélange de Led Zeppelin et King Crimson. C'est intéressant mais c'est finalement complètement con. C'est avant tout l'explosion d'une culture musicale magistrale, du Progressif au Jazz-Rock. Et l'ensemble est passé par la redoutable guitare de Georges Bodossian. Cela devient quarante-cinq minutes de Heavy-Metal Progressif gorgé de fureur, sans répit, qu'Océan n'hésitera pas à jouer en entier sur ses premiers concerts, du Golf Drouot à la province. C'est aussi le premier jalon inattendu d'un groupe totalement novateur. En effet, alors que Océan ose la fusion Hard-Rock et Progressif, en 1974, un trio canadien ose la même audace : Rush. On retrouve bien des similitudes entre Rush et Océan, les moyens en moins pour le second. Mais à l'heure où la presse se demande « Punk ou pas Punk ? », Océan est déjà tourné vers l'innovation électrique.
La presse française ne sait quoi faire de ce quatuor. A l'heure du Jazz-Rock et du Progressif, Océan est trop dur. C'est l'époque de Magma, de Ange, de Malicorne, de Triangle, de Martin Circus…. Puis le Punk éclaircit les rangs. Tout devient Punk : Bijou, Stinky Toys, Taxi Girl, Marquis De Sade, Starshooter….mais pas Océan, qui poursuit son voyage musical.
Le Heavy-Metal arrive avec Trust. Ils sont la fusion du Punk et du Heavy-Metal en 1978, et c'est exactement la même fusion qui alimente la New Wave Of British Heavy-Metal. Certes, Diamond Head, Iron Maiden, Saxon, Samson...sont des rois du Heavy-Metal, mais cela manque de coffre. Océan est réduit à une mixture AC/DC-chanson française de bien piètre valeur. Belmonte est comparé à Balavoine, c'est facile et ça mange pas de pain.
En fait, la presse musicale n'a une fois encore rien compris à l'énergie d'Océan. Sur tous leurs albums, ils transfigurent la musique par l'électricité. Le premier album était progressif, mais furieusement Heavy. En fait, le seul équivalent était canadien, et s'appelait… Rush. Au même moment, un trio écumait le continent Nord Américain avec sa mixture ultra-technique de Rock Progressif et de Heavy-Metal. Bien sûr, Océan n'a pas les moyens de sortir un album de la qualité d'un Rush au pays du camembert. Par contre, Océan est capable de jouer avec l'électricité, et de réduire l'image de connards fusionneurs de Led Zeppelin-King Crimson à néant. God's Clown fut un disque ambitieux, profondément électrique. Mais lorsque débarquent sur le marché du disque Téléphone, Bijou, Starshooter, et Trust, Océan fait pâle figure car le public français ne semble rien comprendre. Pourtant, ce Heavy-Metal trop ambitieux qui ressemble beaucoup à Presence de Led Zeppelin, ce Prog-Rock ultra-puissant et dépourvu de claviers exalte pourtant le public de province.
Océan ne peut que plier ou disparaître après sa signature avec Barclay. Il n'en fera rien ou si peu. D'abord, Océan abandonne la langue anglaise, qui semblait absurde en France, et se prête au jeu des paroles en français. Océan chante désormais en français, sans concession. Les analyses de la société de Belmonte sont cruelles. Nous sommes donc en 1979, et Trust arrive, deux ans à peine après Téléphone. Trust sera la synthèse du Punk et du Heavy-Metal, celle-là même qui conduira à la NWOBHM : Iron Maiden, Saxon, Samson….
Océan va procéder à une mutation inattendue. D'abord, le second album marque clairement ses influences de Queen, notamment sur le majestueux « Menteur ». Mais déjà, quelques uppercuts de métal lourd font leur apparition : le fantastique « Joue » brille de mille feux. Mais surtout, Océan se cale inconsciemment dans un courant musical qu'il ne soupçonne pas. En effet, si le Punk a balayé les velléités de morceaux longs dotés de moult improvisations, il n'a pas balayé la notion de mélodie. Dans l'esprit de Led Zeppelin et de Sweet, Le groupe va se caler sur une formule gagnante : une rythmique implacable, des riffs simples et sans concession. Et puis la ligne vocale qui fait toute la saveur du morceau. Led Zeppelin entama l'idée sur le II, puis se prolongea avec Physical Graffiti et Presence : « Kashmir », « The Rover », «Achille's Last Stand »… Plusieurs groupes autour de la planète opte pour ce Hard-Rock simple et sans concession, mais surtout mélodique : Led Zeppelin donc, Status Quo ensuite avec son Boogie nerveux mais toujours entraînant, et puis Y&T dès 1980. Il y aura ensuite les vétérans de Budgie en 1981 avec le magnifique Nightflight, Mechanix de UFO et Before The Storm de Samson en 1982, Slide It In de Whitesnake et Siogo de Blackfoot en 1983, The Seventh Star de Black Sabbath en 1985…..
Les synthétiseurs sont des accompagnements très symboliques. Le but est de créer un Hard-Rock puissant et expressif, porté par la ligne vocale du chanteur. En ce sens, Océan est tout-à-fait dans le mouvement, il en est même le parfait précurseur. L'approche très mélodique de ce Hard-Rock va rapidement assimiler ces groupes au Hard-FM de Foreigner, Journey et Boston, ce qui est une erreur totale. En effet, il s'agit d'un Hard-Rock puissant, simple et efficace, dont les riffs doivent autant à Black Sabbath qu'à AC/DC. Mais l'approche plus accrocheuse les rend suspect.
Le cas Océan est encore plus particulier. Certes, le groupe traîne derrière lui sa réputation de formation Progressive, avec leurs tenues de scènes blanches jusqu'en 1979. Le second album, bien que plus Hard, reste audacieux musicalement, et sa très belle pochette aquarium ne laisse pas transpirer la musique sauvage à plein nez. Pourtant, Océan a aussi sa réputation scénique, et elle est en béton. Le quatuor est une formation redoutable en concert, délivrant une énergie formidable similaire à Trust, mais avec une cohésion musicale d'un autre niveau. Ce n'est pas un hasard si Téléphone, pourtant aguerri à la scène, refuse de passer derrière Océan. Les deux groupes ont répété dans les mêmes locaux, ils ont même jammé ensemble. Téléphone opta d'ailleurs pour la même politique de la terre brûlée qu'Océan : jouer partout, en permanence, et gifler le public, où que ce soit. Mais à ce jeu Océan était le meilleur dès 1977. Trust mis deux ans à se mettre au point pour organiser le même type de campagne scénique entre 1979 et 1980 pour permettre à leurs deux premiers albums de briller dans les classements nationaux. En ce sens, Trust permit au Rock de s'imposer en termes de ventes après Téléphone, mais dans la catégorie Hard-Rock revendicatif, une musique sans concession.
Océan fut souvent considéré comme un groupe de « chansons Hard-Rock », simplement parce que Robert Belmonte avait quelques intonations similaires avec Daniel Balavoine. Mais la comparaison s'arrêtait bien là. Car Belmonte était davantage de la trempe de Robert Plant/ Freddie Mercury, avec un grain de voix agressif caractéristique. Et ne parlons pas de ses textes. Car Robert Belmonte, derrière sa petite carrure, ses épaules carrées, sa belles gueule de chanteur de Hard-Rock , était en fait un sacré parolier. Il était évidemment moins revendicatif que Bernie Bonvoisin, moins violent verbalement.
Pourtant, les textes qu'il chantait ne manquaient pas de lucidité sur la vie. Il n'en était pas totalement l'auteur : ils étaient la signature de Jean-Marie Moreau pour l'essentiel et de Jean-Jacques Taulelle. Une des plus belles réussites reste « Qu'on Me Laisse Le Temps » : « Et ils appellent cela la vie. ». Sur une ligne Hard-Blues, Belmonte raconte la vie qui l'entoure, les gens qui courent, l'urgence permanente, déjà, en 1980. Il demande à pouvoir apprécier la vie, regarder ce qui l'entoure, il refuse l'horloge. Ce magnifique texte, simple, direct, résonne toujours avec une force incroyable en 2018. Mais l'homme aimait aussi jouer avec les images, avec les mots. « Joue » s'amusait avec la science-fiction, « Les Yeux Fermés » portait une immense introspection avec des paroles à double sens d'une rare beauté.
Lorsque finalement Barclay envoie Océan aux Battery Studios à Londres. Le groupe va enfin bénéficier du son dont ils rêvaient. Ils viennent avec un look plus agressif : jean, blouson de cuir, baskets…. Ils viennent aussi avec huit chansons rodées sur la route et en répétitions. Le groupe a incroyablement progressé au cours de sa tournée française en première partie d'AC/DC, la dernière avec Bon Scott. Ils ont perfectionné leur art de la scène, et ont adapté leurs tenues à leur musique. Finies les fringues blanches. Georges Bodossian va opter pour la combinaison d'aviateur kaki, et va même raser sa moustache seventies. Les autres optent pour l'uniforme jeans-cuir noir.
Lorsque sort le troisième album éponyme d'Océan, la superbe photo de couverture ne laisse aucune hésitation. Océan est un vrai groupe de Hard-Rock sans concession. C'est que chez Barclay, Océan n'est pas une formation de seconde zone. Alors que la plupart des groupes vendeurs plafonnent à 20000 ou 30000 exemplaires, Océan est plutôt du côté des 80000. Le quatuor va d'ailleurs avoir l'honneur d'assurer la première partie de la tournée française d'AC/DC en 1980, puis d'Iron Maiden en 1981, en concurrence avec Trust. Pourtant, Barclay fera de belles erreurs : lors de la captation des quatre titres pour la face Live de l'album Live A+B, le label semblerait n'avoir enregistré que les quatre titres concernés, et pas le reste…. Sur les tournées avec AC/DC et Iron Maiden, aucun photographe professionnel ne sera missionné pour couvrir les deux événements. Ces erreurs minables, Océan en paiera le prix. Barclay, label censé être professionnel, n'est pas foutu de s'occuper du groupe mieux qu'une vieille star des Yé-yés. Océan s'avouera vaincu. Pourtant, le groupe ressuscitera l'énergie sans compromis.
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