vendredi 23 mars 2018

ROBIN TROWER 1975


"J'aimais cette musique qui me portait, me faisait voler hors de mon enveloppe corporelle, faisait divaguer mes sens."



ROBIN TROWER : For Earth Below 1975

Robin Trower aura passé sa vie hors des radars. Guitariste brillant et inspiré, il n'était pourtant pas assez flashy, pas assez mégalomane pour se mettre en avant. Avec sa tronche de boxeur, son gros pif en patate, et son sourire traduisant une immense gentillesse, Robin Trower n'était pas de la graine de superstar. Pourtant, il connut le succès aux Etats-Unis au milieu des années 70, remplit des salles immenses, mais comme les grandes attractions scéniques aux Etats-Unis de l'époque, Humble Pie, Black Sabbath, Sweet, Rory Gallagher… il n'était qu'un type qui jouait du Blues-Rock et cela ennuyait profondément la presse spécialisée. Rien à dire d'exaltant sur ce bonhomme, qui ne se défonçait pas comme un fou, qui n'était pas l'auteur de dérapages verbaux ou de scandales en clubs branchés promptes à en faire une idole déjantée. Son énergie, Robin Trower la consacra à sa musique, à composer et à jouer ce qui lui brûlait les tripes au plus profond. En fait, les étincelles chez lui étaient sonores, et elles étaient merveilleuses. Mais pour cela, il aurait fallu aller chercher au-delà de l'aspect discret du bonhomme et de son groupe. Mais Robin Trower n'était décidément pas un leader flamboyant.

Déjà, lorsqu'il fit partie de Procol Harum entre 1967 et 1971, il se mit totalement au service du groupe de Gary Brooker. Il enlumina de sa superbe guitare Blues les somptueuses compositions de Procol Harum, apportant par ailleurs sur Home en 1970 et Broken Barricades en 1971 quelques arcs électriques de toute beauté, dont le superbe « Whisky Train ». Admirateur transi de Cream et de Jimi Hendrix, il rêvait de développer un Blues-Rock lourd imprégné d'une profonde mélancolie, celle que son coeur d'anglais portait en lui. Robin Trower quitta le bateau Procol Harum en 1971, et fonda un premier groupe du nom de Jude. Il s'agissait d'une sacrée équipe de seconds couteaux magnifiques : Robin à la guitare, Clive Bunker ex-Jethro Tull à la batterie, l'impressionnant Frankie Miller au chant, et Jim Dewar ex-Stone The Crows à la basse. Le groupe tourna dans les clubs anglais avant de s'épuiser, faute de proposition sérieuse. Frankie Miller fit une superbe carrière en solo, Bunker disparut des radars. Dewar et Trower restèrent ensemble. Un batteur noir au rythme parfait fut recruté : Bill Lordan. Il n'y eut finalement pas de chanteur, car Jim Dewar faisait en fait parfaitement l'affaire : l'homme possédait, sans forcer, une superbe voix chaude et profonde, qui convenait à merveille pour accompagner la guitare de Trower. Le label Chrysalis signe le trio en 1973, et deux albums plus tard, en 1974, le Robin Trower Band accède au Top 5 aux Etats-Unis. Sans faire d'autre bruit que celui de son Heavy-Blues démoniaque, Trower était devenu un guitariste vedette aux USA, alors que son pays d'origine le boude encore.

C'est que la musique du Robin Trower Band, c'est toute une affaire. On résuma bien vite l'affaire à un sous-Jimi Hendrix, comme le canadien Frank Marino et Mahogany Rush. Pourtant, il y avait bien plus. Trower n'était pas un suiveur, mais un passeur. Il alla au-delà de l'art d'Hendrix. Il en reprit les codes de l'improvisation, mais y ajouta de sa pudeur et de son émotion. Trower est un mélancolique profond, ce qui se traduit par une sonorité de guitare profonde, lourde, finement ciselée de wah-wah et autres pédales d'effet, mais avec parcimonie. Il étire les notes pour en sublimer la quintessence, remue en soi les sombres images. Ses Blues lents sont obsessionnels, presque Heavy-Metal Doom comme Black Sabbath, cancéreux, arrachant les larmes par la poésie qu'ils dégagent. Les thèmes rapides expriment une colère teintée de résignation sourde. Les textes de Jim Dewar traduisent superbement la musique, évoquant les multiples facettes de l'amour déçu, blessé, les trahisons, les unions impossibles, ou brisées par les circonstances : la guerre, la mort, la misère, les univers totalement opposées et inconciliables. Pourtant, il y a toujours derrière un romantisme noir, viscéral, celui pour lequel la flamme de l'amour est d'une intensité exceptionnelle, même si il est impossible. Et Robin Trower malaxe ses cordes, les notes sont comme des hululements, des cris de douleur, déchirants. Les thèmes mélodiques sont toujours empreints d'amertume, de déception voilée. Pour cela, la musique du Robin Trower est un océan d'émotions puissantes. Elle soulève l'âme, la porte au plus haut dans un éclat lacrymal, avant de la faire retomber violemment dans la poussière. Jamais le Blues n'aura été aussi poétique qu'avec Robin Trower, le William Blake de la guitare électrique.

Il était en tout cas le musicien que j'attendais quelque part en moi lorsque je le découvris. J'aimais cette musique qui me portait, me faisait voler hors de mon enveloppe corporelle, faisait divaguer mes sens. Plusieurs groupes réussirent cette mission, Led Zeppelin, Humble Pie et Black Sabbath notamment. Jimi Hendrix y arriva, mais uniquement par séquences. Parfois brouillon, trop psychédélique ou foutraque, la musique d'Hendrix était un carambolage génial mais maltraité par sa consommation de drogues trop encombrante. Et puis il était noir américain, flamboyant, totalement extravertie sur scène. J'aimais la fausse réserve des Anglais, cette délicatesse de jardin après la pluie entre deux vieilles pierres, cette tempête couvant sous des apparences trop polies. Robin Trower était la quintessence de ce Blues lyrique, cosmique, et d'une incroyable mélancolie. Tout était parfait, absolu, et la magie de sa musique reste pour moi totalement intacte.

En 1975, le précis Bill Lordan est remplacé par un batteur blond plus volubile : Reg Isidore. Bien qu'il soit blanc, il était l'ancien batteur de Sly And The Family Stone, c'est un monstre de groove Funk. Il se fondit parfaitement dans la musique de Trower, son jeu de cymbales luxuriant et ses roulements de caisses donnant une nouvelle dynamique à la musique du guitariste. Le trio venait de sortir deux disques impeccables : Twice Removed From Yesterday en 1973 et Bridge Of Sighs en 1974. L'apport de Isidore va pousser Trower et Dewar à se surpasser, entraînés par une véritable locomotive.

Le résultat est le sublime For Earth Below. Une fois encore, le disque est orné d'une splendide pochette signée Funky Paul, auteur de celles des deux albums précédents. La particularité de son art réside en la représentation de thèmes colorés et géométriques, mystérieux, qui donne une sensation d'espace et déroute le spectateur. Celle de For Earth Below est rouge vif, incandescente comme la musique qu'elle contient. Dès « Shame The Devil », l'auditeur est emporté dans une spirale de Heavy-Blues torride, crépitant comme les flammes de l'Enfer. Mid-tempo lourd, basse épaisse, wah-wah gouleyante, « Shame The Devil » porte bien son nom. Le son de la Fender Stratocaster de Robin Trower est sublime, particulièrement en chorus, chaud, rutilant.

Après cette entrée en matière énergique, le trio se lance dans un Blues lent dont il a le secret : « It's Only Money ». Ce n'est que du fric baby. Apre, râpeux, Trower égrène des arpèges lointains, liquides, cristallins. Il ponctue le chant de petits chorus déchirants, puis s'envole dans une coda lancinante de notes hurlant à la mort. C'est la tristesse de l'homme consterné, celui qui voit son amour absolu s'effondrer pour de l'argent. Et Robin étire les notes, longs sanglots de rage, Dewar répétant « It's only money ».

« Confessin' Midnight » est un épais Heavy-Funk, rampant comme un animal menaçant. Moite, vicieux, crépitant de désir inavoué, Dewar chante comme un enragé du Blues, rappelant par moment Howlin Wolf. La wah-wah gargouille avant que Trower ne se lance dans un chorus halluciné, rebondissant sur le riff entêtant.

« Fine Day » est un morceau lumineux, délicat, plein d'une joie de vivre éblouissante. Parfois, Jim Dewar et Robin Trower était comme cela. Pourtant, il se cache le doute existentiel. Certes, romantiques jusqu'à l'os, ils supplient la jolie sylphide à leurs côtés de rester, comme si cela était trop beau, comme si cela ne pouvait pas durer, et que cet amour, ils ne le méritaient pas. « Alethea » cache aussi cette sensation, mais avec toutefois une incroyable nervosité. La guitare est incandescente, profonde, bardée de wah-wah et de saturation. Le tempo est implacable, et se dessine la colère de l'homme floué. Certes il se sentait trop comblé par cet amour inespéré, mais il ne méritait pas pareille tromperie. L'homme est timide et modeste, mais il a sa fierté. On est finalement bien loin des schémas machistes du Hard-Rock de l'époque. Robin Trower et Jim Dewar savent manier avec maestria toute la palette des émotions masculines, avec un profond respect pour la partenaire féminine, malgré les circonstances douloureuses, malgré les erreurs de l'un ou de l'autre. Finalement, c'est l'homme qui se retrouve bien piteux, meurtri par la situation, mais ne cherchant ni la vengeance, ni la soumission. Il ne peut que constater l'échec, et préfère se retirer avec sa douleur, et tourner la page malgré l'amertume ou la colère.

La grâce absolue est atteinte avec le pinacle du disque : « A Tale Untold ». Sublime de la première à la dernière note, il est la quintessence du Robin Trower Band : Mélodie cancéreuse, tempo rapide gorgé de Funk mais toujours empreint d'amertume, puis longue coda déchirante pendant laquelle Robin Trower sublime le spleen. Ce talisman secret est celui d'un amour déchiré, ravagé par l'incompréhension, l'incapacité à se parler, fracas de colères successives. Jim Dewar chante avec une sensibilité incroyable. Sa voix, un peu noyée dans le mix, ajoute à ce côté désespéré, à bout de souffle. Trower ajoute un chorus vaporeux, plein d'écho, comme une perte momentanée de connaissance, la tête qui tourne face à la douleur. Et Jim Dewar conclut : et à la fin, il ne reste qu'un talisman secret, celui des souvenirs qui brûlent le coeur. Le tempo tombe alors, un climat vaporeux s'installe sur la batterie et la basse, et Robin Trower étire encore et encore les notes comme des sanglots. Assis dans un coin dans la pièce, les mains posées sur la tête, l'homme pleure à chaudes larmes, ressassant ses échecs, ses mots de trop et le constat irrémédiable.

Comme un relent de fierté, « Gonna Be More Suspicious » est un épais Heavy-Rock hendrixien gorgé d'électricité rageuse. C'est l'homme trompé, sa confiance souillée. Jim Dewar s'étrangle de colère, le riff bave de fureur, et les soli éclaboussent par leur rage. Reg Isidore crée un tapis de cymbales sur le tempo massif, comme des éclats de voix.

Le disque se clôt par le fuligineux morceau titre : « For Earth Below ». C'est un Blues vaporeux, les cymbales sonnant comme les montées de brouillard dans la vallée montagneuse au petit matin. C'est un Blues philosophique : à quoi bon, finalement, puisque le soleil se lève toujours, et que la nature continue son cycle ? Elle est partie, elle a gagné, mais pourquoi s'acharner. Part, et ne revient pas. La Terre tourne toujours, et il y aura encore des fleurs l'année prochaine. L'air frais du matin emplit les poumons, les pas avancent fermement sur le chemin de pierres. La nature est décidément bien belle, et nos états d'âme sont bien peu de choses. L'âme est enfin apaisée. Le soleil se lève doucement au-dessus de la colline, et Robin Trower continue à égrainer son Blues électrique, les notes se perdant dans la vallée…

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samedi 17 mars 2018

TRESPASS 2018


"C'est un colosse d'acier, un monstre absolu de puissance, de lyrisme, de rebondissements électriques en tous genres."



TRESPASS : Footprints In The Rock 2018

Ils sont increvables, inoxydables. C'est le Momentum. Trespass aura échoué trente-cinq longues années, publiant finalement tous ces enregistrements, démos, simples auto-produits… dans les années 90 et 2000 pour des fanatiques de Heavy-Metal anglais du début des années 80, la fameuse New Wave Of British Heavy-Metal. Il leur faudra pourtant attendre 2015 pour publier un second vrai album, le premier ayant vu le jour en 1993 dans l'indifférence générale. Cette fois-ci, Trespass avait ressuscité ses vieux morceaux étrennés sur la route depuis le début des années 80 pour en délivrer en studio une version à la hauteur de leurs ambitions. D'aucun aurait pu craindre que l'exercice risquait d'être vain, sonnant daté, stérile, dépassé. Pourtant, Trespass dépassa toutes les attentes, transcendant ses vieilles scies musicales en offrant sur disque la quintessence de son esprit et de sa musique. C'est que le groupe s'était réuni autour de son noyau dur : Mark Sutcliffe au chant et à la guitare, Dave Crawte à la guitare et Paul Sutcliffe à la batterie. Ensemble depuis Fusion, trio fondé en 1976, ils formèrent Trespass en 1978. Le groupe baissa les bras en 1982 lorsque le père des frères Sutcliffe, Allan, fervent supporter de ses fils, mourut. Mark Sutcliffe tenta une nouvelle aventure avec Mendes Prey, qui n'eut plus de chance que Trespass. Puis, le trio fondateur se réunit pour créer un groupe de Hard-Metal Glam : Blue Blud, le temps de deux albums cette fois. Pourtant, ce ne fut pas la gloire. Les frères Sutcliffe et Crawte ne se reconnaissaient pas dans ce Metal commercial, bien loin de leur Suffolk originel.

C'est qu'ils étaient des gamins de la campagne, de Sudbury, pas si loin de Londres, sur la côte Est de la Grande-Bretagne, mais déjà trop pour que la scène musicale les aspire. Dans le coin, il n'y eut guère qu'eux. Pourtant, ils y puisèrent l'énergie des gosses de la campagne qui ont des rêves de voyage et d'aventure. Ils posaient comme des teignes sur des carcasses de bagnoles ou sur les quais au bord du canal. Mais ils n'étaient que des ploucs, bien loin de l'enfer industrielle de Birmingham et Sheffield, et de l'agitation culturelle de Londres. Comment le Suffolk aurait pu faire naître un groupe aussi trempé ?

Trespass joua aussi de malchance : il fut la vedette de la compilation du label EMI : « Metal For Muthas II : Cut Loud ». Le premier volume avait révélé rien de moins que Iron Maiden, qui fut d'ailleurs signé sur le dit label. Mais cette fois-ci, le miracle ne se produisit pas. Pourtant, Trespass n'était pas seulement pas puissant, il était incroyablement habile et raffiné. Mais cela, personne ne le vit. Le monde de la musique ne savait plus où donner de la tête. Mais déjà, on cherchait la violence sonore : Iron Maiden, Saxon, Motorhead, Judas Priest, puis Venom, Satan, Walfare…. Ces miraculeux héritiers de UFO et de Thin Lizzy étaient déjà hors course avant d'avoir pu prouver quoi que ce soit. Comme un ressort de l'histoire, c'est le label fondé par le manager d'Iron Maiden, Sanctuary, qui publiera la dernière intégrale en date de Trespass : One Of These Days : Anthology en 2004.

1982, l'affaire était pliée. Trespass n'était plus. Il reviendrait en 1993 à la faveur d'un retour en grâce de la NWOBHM, portée par des fans de premiers : les membres de Metallica eux-mêmes. Trespass publie l'excellent Head en 1993 suite aux très bonnes ventes de leur compilation d'enregistrements ancien : The Works. Le tout est publié sur un label fondé par le groupe lui-même, comme d'habitude, comme ses premiers simples. Head, bien qu'excellent, était trop ambitieux et différent des enregistrements historiques, et ce fut l'échec, une fois encore.

2015 sera donc le retour en grâce : enfin, Trespass publie un album à la hauteur de toutes les attentes et même au-delà, les concerts attirent du monde, il semble qu'enfin Trespass, après quarante ans de galère, vive son petit moment de gloire. Mais malgré les regards complaisants posés sur lui, le retour du groupe nécessitait de reprendre la route dans la camionnette comme toujours, et de se donner sans compter tous les soirs. Ce fut le cas un temps, avant que les organismes cinquantenaires ne commencent à crier à l'aide. Dave Crawte et Paul Sutcliffe se retirèrent, laissant Mark Sutcliffe seul aux commandes. Le triumvirat était pour la première fois brisé au sein de Trespass, était-il possible que le groupe survive à cela ? Mark Sutcliffe réussirait-il à poursuivre la destinée de Trespass sans en sacrifier l'essence ? Footprints In The Rock est la réponse à toutes les questions.

On aurait pu se dire qu'après un excellent album d'enregistrements de titres historiques du groupe, Trespass pouvait s'éteindre paisiblement, le sentiment du devoir accompli. C'est sans doute ce qui traversa l'esprit de Dave Crawte et Paul Sutcliffe lors de leurs départs. L'angoisse du fanatique que je sois fut que le groupe, continuant avec un seul membre original, se perde totalement musicalement, salissant son héritage aussi complexe que passionnant. Quelques accords sympathiques du premier extrait « Momentum » me convainquirent d'acheter ce nouvel album.

Autant faire tomber le suspense : ce nouvel album est un chef d'oeuvre. C'est un colosse d'acier, un monstre absolu de puissance, de lyrisme, de rebondissements électriques en tous genres. C'est un nouveau miracle sonore comme, décidément, on en attendait encore plus de Trespass. Il semble que l'adversité ait forgé un caractère de conquérant à ce groupe. Mark Sutcliffe est décidément un guitariste-chanteur-compositeur d'un immense talent. Il s'est entouré de Jason Roberts à la batterie, Danny B à la basse et Joe Fawcett à la guitare, des musiciens aussi doués que totalement inconnus. On ne sait pas trop comment cette petite équipe s'est constituée. Visiblement, la famille Sutcliffe a quelques contacts dans le petit monde des studios et de la musique. Est-ce que la réputation légendaire de Trespass suffit à attirer les meilleurs ? Sans doute pas, ou alors des fanatiques absolus. Sans doute en sont-ils, finalement, pour jouer dans ce quatuor avec la chance infime de voir le groupe partir en tournée mondiale dans les plus belles salles. A moins que jouer avec Trespass soit un sésame pour de plus rentables destinées. Jouer avec un groupe culte, dont les membres de Metallica portent toujours le blason sur leurs vestes sur les plus grandes scènes du monde, est sans doute la garantie d'une belle carrière. A moins que ce soit tout simplement par pure passion absolue. Qu'importe, ces trois garçons se sont ralliés avec fierté à Mark Sutcliffe pour porter ses chansons et sa musique pour un nouvel album. Danny B était déjà là sur le précédent album, et ce grassouillet et barbu personnage avait fait du bel œuvre en 2015.

Requinqué comme un gang de pirates, Trespass capte une vidéo pour le réseau internet. On ricane du cliché, les quatre musiciens filmés dans une casse auto, Roberts avec son kit de batterie jaune éléphantesque, Mark remuant de la tête comme un possédé, cheveux blancs et clairsemés devant la caméra, campé sur ses baskets de marque sportive. On ricane, car cela sent le clip de Metal éculé, celui des années 80 : Satan en 1983, Trust en 1981… tous dans une casse à cogner de l'acier, du Metal…. On oublierait presque que le morceau est excellent. Il n'a rien de la caricature, du réchauffé de Hard-Rock-Metal des années 70-je vous fais la leçon les jeunes. Des postures de cons, assurément, mais seulement voilà, le dit morceau est fabuleux. « Momentum » est un sommet de Heavy-Metal lyrique, avec sa rythmique décalée, ses riffs puissants. On est entre Thin Lizzy et Judas Priest, avec la voix incroyable de Mark Sutcliffe. L'homme a un timbre grave et râpeux qui n'a presque pas bougé entre 1980 et 2018. Et c'est ce qui est miraculeux. Non seulement Trespass est meilleur techniquement avec les années, mais la voix est à l'avenant de la musique. « Momentum » est une stèle obsédante. Son refrain massif résonne comme un cri.

« Be Brave » évolue sur les terres de Thin Lizzy, influence majeure du Heavy-Metal de Trespass. Il y a cette emphase, ce lyrisme infectieux. C'est celui que l'on trouvait déjà sur le simple « One Of These Days ». Mark Sutcliffe est un orfèvre du Heavy-Metal puissant et émotionnel. Les guitares s'entremêlent en chorus, et Joe Fawcett a su recréer l'alchimie du duo Dave Crawte-Mark Sutcliffe. Le disque est toutefois moins riche en soli de légende. Les morceaux sont concis, les chorus précis, sans développement instrumentaux de taille comme ce fut le cas sur le disque précédent, et avec brio par ailleurs. On sent que Mark Sutcliffe a voulu un disque percutant.

Cela se confirme avec deux superbes morceaux en forme de coups de poing : « Mighty Love » et « Prometheus ». On retrouve la nervosité et l'agressivité de la NWOBHM, et la mélancolie virile sur les refrains, qui parlent tant aux coeurs des hommes blessés. Trespass ne peut se départir de cette âme bleue qui irrigue la quintessence de sa musique. « Mighty Love » me parle tellement, il résonne si fort dans ma tête, touché au but, terrassé par la puissance de ce morceau. « Prometheus » se fait plus teigneux, mystique de mythologie grecque, et de combat fier et guerrier, la référence à Prométhée. Et cette condamnation en Enfer au bout du chemin…

« Footprints In The Rock » est une furie de Heavy-Metal, laisser ses empreintes dans la musique Rock. Il semble que Trespass ait réussi, mais il n'aura pas profité de sa gloire, n'aura jamais connu la fortune, il n'aura fait qu'exister par lui-même, par ses propres moyens. Son combat est exemplaire.

« Little Star » débute par une nappe de synthétiseur vaporeux et un chorus épique. Riff granitique, rythmique brutale, tribale, c'est un bel ouvrage, lacrymal. L'émotion est intense sur ce morceau. Il explose avec un superbe chorus, majestueux, lumineux. « The Green Man » est le morceau fleuve du disque. Ce bonhomme vert, qui est-il ? Un personnage de la Marvel ? Un emblème publicitaire français ? Mark Sutcliffe fait référence à un vieux film de science-fiction de la Hammer. Cet homme est décidément plein de ressources. Habilement, il provoque un écho entre ce personnage fantastique et la vie quotidienne. Superbement ouvragé de twin-guitars, « The Green Man » est une stèle égyptienne.

On retrouve le rythme tribal sur « Dragons In The Mist ». Dans un nuage de poussière, les bêtes de l'Enfer se soulève. « Beowulf And Grendel » est une tornade métallique vrombissante. Superbe morceau à la construction épique, il est le théâtre de magnifiques chorus alternés qui enivrent l'auditeur. « Weed » évoque cette drogue douce si vicieuse. « Music Of The Waves » est un superbe morceau doublé de guitare acoustique, totalement californien, qui sent bon les meilleurs morceaux de Joe Walsh en solo, une merveille.

Décidément, Trespass est éblouissant. Malgré les épreuves, malgré l'adversité, ce groupe aura su maintenir un niveau de qualité et une personnalité éblouissante. Il est bien peu de groupes à la destinée maudite qui ont autant de talent, qui ont su offrir une telle qualité musicale, sans amertume. Que Trespass connaisse enfin la reconnaissance des esthètes, qu'il devienne enfin un groupe respecté.

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mardi 6 mars 2018

NUCLEUS 1971


"J'ai décidé de sortir l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa pochette rouge et noire me parle."



NUCLEUS : Solar Plexus 1971

J'allume une cigarette et je relève le col de mon manteau. Un vent glacial s'engouffre dans les rues bordées de petites maisons ouvrières de briques rouges. De la fumée sort de chaque cheminée, embaumant l'air d'une odeur de feu de bois campagnard, bien éloignée de l'horizon post-industriel. Autour de la ville se dresse de grandes collines, œuvres de l'homme, immenses terrils de scories de charbon et de minerai de fer, qui se couvrent peu à peu d'une végétation vigoureuse de peupliers, d'herbes ligneuses et de boulots, donnant un aspect presque sympathique à ces monticules de souffrance humaine. Quelques structures métalliques tachent la vue de leurs ombres menaçantes et tristes.

Je prends la direction de la baie, dans le sens opposé. La rue descend, et peu à peu, l'odeur de feu de bois laisse place à celle de l'iode de la côte. Les goélands crient dans le ciel, survolant les bateaux de pêche en train de décharger les marchandises de la journée. Le vent se renforce, et il n'est pas plus agréable au nez qu'il ne l'était dans les faubourgs crasseux. J'enfonce ma tête dans mes épaules, et je sens l'air froid me polir les oreilles. Je sors un vieux bonnet bleu marine du fond de ma poche de manteau, et je l'enfonce sur mon crâne. Je tire frénétiquement sur ma cigarette, comme si ce bout de feu allait m'apporter la chaleur nécessaire.

Je pénètre dans le bar-tabac du port. La vieille porte vitrée craque et la clochette annonce mon arrivée. Personne ne se détourne, c'est l'heure de l'apéritif. Un brouhaha de discussions animées détourne l'attention de mon entrée, la salle sent la bière fraîche. Je demande deux paquets de cigarettes à la tenancière et le journal, puis je vais m'asseoir à une table dans le fond, qui me donne vue sur toute la salle. Je commande un demi de bière bien fraîche, et j'ouvre le journal. Les nouvelles sont mauvaises, comme d'habitude. Il semble que les hommes qui nous dirigent ne sachent pas bien quels sont les problèmes ici bas, dans ces villes dévastées par la crise économique. Il n'est question que de sacrifices, de restrictions, d'austérité, dont tous ces en-cravatés semblent exclus, car eux, ils travaillent pour le pays. Tout cela me dégoûte et me déprime. Je bois tranquillement mon demi, épluchant les feuilles sport et culture, sans y trouver plus d'intérêt. Je termine mon verre, replis mon journal, et me lève de ma chaise. Je laisse les commentateurs de bistrot faire leur travail. Sur le trottoir, je remet mon bonnet, relève mon col, et allume une cigarette. Le soleil se couche à l'horizon, couvrant d'un rouge incandescent les falaises de craie bordant le port, contrastant avec le bleu foncé de la mer. Des poudrées de nuages gris et ocres se dispersent dans le ciel comme autant de facteurs d'angoisse au retour du mauvais temps.

Je rejoins mon domicile, pose mon manteau sur le porte-manteau à l'entrée, et allume la lampe du salon. Je pioche alors dans ma collection de disques pour en dénicher de quoi extraire de mon cortex mes idées noires. Je n'ai quasiment que du Jazz dans ma collection. J'ai revendu tous mes disques de Rock et de Hard-Rock, car je n'y crois plus. Je ne crois plus à la révolution, à la révolte de la jeunesse, je ne ressens plus la rébellion en moi. J'ai abdiqué. Tout cela est loin désormais, lorsque je pensais que le Rock et la fougue de nos vingt ans allaient renverser ces gouvernements de vieux technocrates en complet gris. Un jour, j'ai compris que je ne serais qu'un salarié de plus dans un océan de têtes anonymes, que mes rêves d'aventure les plus fous s'étaient fracassés sur les écueils de la vie et de l'absence d'opportunité et d'argent. Mes parents m'avaient offert de quoi faire quelques études, et m'avaient permis d'accéder à une vie confortable mais modeste. Je jouissais de quelques plaisirs, ce qui était déjà, semble-t-il, un luxe dans nos sociétés occidentales dans lesquelles on nous répétait à l'envie que nous étions déjà trop privilégiés.

Je n'avais conservé que les albums qui me permettaient de m'échapper, à l'écoute desquels mon esprit s'évadait totalement vers ces univers tant désirés mais désormais inaccessibles. Ils étaient désormais ma seule fenêtre de lumière dans mon existence obscure et étriquée. John Coltrane, Miles Davis, Mike Westbrook, Ken Moule, Keith Tippett, Soft Machine, et bien sûr Nucleus, ils étaient tous les chantres de ce Jazz plus ou moins Rock mais au combien incandescent, constitué de longues improvisations hallucinées, qui permettait, des minutes durant, de m'envoler vers d'autres cieux.

J'aimais particulièrement ce Jazz-Rock anglais, Nucleus, Ian Carr. J'y sentais les odeurs âcres des petites cités baignées de brume comme la mienne, ce besoin de s'extirper de cette grisaille tout en en étant imprégné. Le Jazz-Rock anglais, c'était finalement une petite famille, les musiciens s'échangeant d'un groupe à l'autre. On retrouve bien des noms sur tous ces disques : Karl Jenkins, Roy Babbington, Chris Spedding, John Marshall, Allan Holdsworth, Robert Wyatt…. Mais tous sont des poètes de la musique, de ces esprits libres dans les cerveaux desquels gambadent les plus belles images. Il y a toujours du soleil, même pâle, dans leur musique.

J'ai décidé de sortir l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa pochette rouge et noire me parle. Plus encore, c'est sans doute ce que Ian Carr et son ensemble a composé de plus beau, et de plus fort, même si l'ensemble de sa discographie de 1968 à 1980 reste quasi-intouchable. L'homme, né en 1936, voue une admiration profonde pour le quintet de Miles Davis avec John Coltrane, puis l'oeuvre individuelle de chacun, notamment les expérimentations orientales de Coltrane. Il s'entoure d'une petite équipe d'agités : John Marshall à la batterie, Karl Jenkins aux claviers et au haut-bois, Jeff Clyne à la basse, Chris Spedding à la guitare et Brian Smith aux saxophones et à la flûte traversière. Ce petit équipage sort un premier album, Elastic Rock, en 1970, et fait un tabac au Festival de Jazz de Montreux. Ils sont la sensation du Jazz nouveau, à mille lieues du Free-Jazz américain aussi politisé qu'ardu à l'écoute. John Coltrane est mort en 1967, et Miles Davis se lance lui aussi dans le sillon Jazz électrique avec les sublimes In A Silent Way et Bitches Brew en 1969 et 1970. D'ailleurs, Jazz américain et anglais finissent par se croiser en cette fin d'années 60 : Miles Davis embauche John MacLaughlin à la guitare, ce dernier jouant également avec l'ancien bassiste de Cream Jack Bruce sur le second album du Tony Williams Lifetime, ancien batteur de …. Miles Davis. Et d'ailleurs Jack Bruce sortira quelques superbes albums en solo avec … John MacLaughlin et Chris Spedding à la guitare, et John Marshall à la batterie. C'est l'effervescence, mais Nucleus reste une affaire typiquement anglaise, ce qui alimente son âme profonde, toujours distinguée mais profondément irrévérencieuse.

Le groupe n'a pas une seconde à lui, et dès 1971, il dégaine deux albums dans l'année. Elastic Rock était déjà une sacrée affaire en soi, mais le suivant, We'll Talk About It Later, est un pas de plus vers la magie absolue. Le disque débute par le magistral « Song For The Bearded Lady », redoutable Jazz-Funk moite composé par Karl Jenkins. Le garçon s'en souviendra lorsqu'il intégrera Soft Machine et recyclera le thème sur « Hazard Profile » en 1974. Mais la version originale délivrée par Nucleus est redoutable, tempo d'enfer, piano en combustion totale, intervention au scalpel de Spedding. Et toutes les versions en concert sont redoutables, imaginatives, ralentissant le tempo, faisant monter la tension avec des introïts vaporeux avant l'explosion du thème par les cuivres.

Mais l'album propose aussi d'autres merveilles : « Sun Child », « Oasis », « Easter 1916 »…. En deux albums, Nucleus a déjà tout dit, tout inventé, comme des Jimi Hendrix du Jazz-Rock. Le groupe est demandé partout en Europe, mais son domaine musical reste malgré tout cantonné aux amateurs de Jazz, malgré une certaine ouverture liée à la scène de Canterbury, qui mêle avec habileté Jazz et Rock Progressif. Caravan, Soft Machine, Pink Floyd, Egg…. Ouvrent les esprits des gamins vers des musiques plus complexes et sérieuses, autre pendant d'une musique qui se veut aussi ouverte qu'intelligente. Jethro Tull, ELP et Yes ont des ambitions classiques, King Crimson des vues plus Jazz, et s'irradie aisément de la scène de Canterbury avec des ambitions plus électriques. Canterbury, c'est le Rock sans la frime, le second degré total en plus. King Crimson en sera des plus perméables, Jethro Tull retrouvera régulièrement ses terres Folk afin de ne pas perdre la tête. Quant aux autres, ils perdront peu à peu pied au fur et à mesure que la qualité de leur musique disparaîtra.

En 1971, Nucleus est le noyau nucléaire du Jazz-Rock anglais, et ce second album semble impossible à dépasser. Le groupe est en effervescence, et n'arrête pas d'être sur la route, ce qui commence à poser problème, d'autant plus que le succès réel tarde à venir. Ian Carr décide d'enfoncer le clou, et d'utiliser les dernières improvisations pour alimenter un nouveau disque, huit mois après le second. Ian Carr a de l'ambition, et fait appel à plusieurs musiciens gravitant sur la scène Jazz anglaise : Kenny Wheeler et Harry Beckett à la trompette, Keith Winter aux premiers synthétiseurs, Ron Matthewson à la basse…. Il s'agit certes de compléments, mais aussi de palliatifs, car les musiciens se dispersent : Spedding enregistre des albums avec Pete Brown, avec Battered Ornaments ou en solo, soit presque dix albums en deux ans. John Marshall intègre Soft Machine en 1971. Bref, Nucleus devient difficile à gérer. Malgré tout, le troisième album voit le jour, et c'est une merveille. Solar Plexus monte encore d'une marche par rapport à son prédécesseur car tout y est extatique. Il s'agit de quarante-cinq minutes de pure génie Jazz-Rock.

L'album s'ouvre par une introduction fuligineuse, « Elements I & II », utilisant, dès 1971, des synthétiseurs couplés à un violoncelle. Il s'agit presque de musique moderne, dont le thème joue avec le morceau suivant : « Changing Times ». Comme son nom l'indique, nous sommes de retour dans le présent de l'époque, le Jazz-Rock avec des instruments acoustiques. « Changing Times » est captivant par son tempo chaloupé, et sa guitare obsédante. Les cuivres sont sublimes, se croisant avec une majesté qui n'a aucun rapport avec un Big Brass Band. Il s'agit d'emphase, de magie de l'instant, et c'est tellement beau.

« Bedrock Deadrock » est une lente procession débutant entre clarinette et contrebasse. Il y a une forme d'obsession de la musique orientale qui se cache derrière ces terrils de musique obsédante, comme autant de dunes balayées par le vent. La guitare fait son apparition, puis les cuivres, et ces percussions hallucinées. On ressent l'influence de Olé de John Coltrane de 1960, ces thèmes enivrants, cette vibration douce amère.

« Spirit Level » débute de manière dissonante, comme un thème de musique contemporaine. Le thème grince encore avec les cuivres et la contrebasse, obsédant comme un thème de musique moderne. Les cuivres, les claviers, la guitare, tous les instruments apparaissent dans ce thème furieux, totalement conceptuel et avant-gardiste. Et puis, à mi-chemin, le thème se mute en Jazz-Rock imprégné de Bossa-Nova. Les percussions sont obsédantes, on ressent toute la chaleur du swing du thème.

« Torso » est une cavalcade Jazz-Rock de cuivres et de guitare. C'est un thème presque Be-Bop, sauf que son approche est Post-Bop, et sa structure est Rock. C'est une fantaisie obsédante, qui apaise le système nerveux, car c'est un condensé de poésie. C'est une fulgurance Funk, solide architecture de cuivres, de batterie, de basse et de guitare. C'est du James Brown sans le dire, mais avec la poésie anglaise en plus.

« Snakehips' Dream » est une véritable obsession de la musique de Miles Davis de l'époque, l'approche rythmique aisée en plus. On y trouve le thème répétitif, les thèmes indianisants, les obsessions Funk. Le thème se développe avec profondeur et délicatesse. Les variations se distinguent par touches successives.

La formation de Nucleus initiale se dissolvera fin 1971, épuisée par les mois de tournées. Nucleus survivra pendant dix années, plus Funk et toujours sans reproche, et deviendra le groupe exclusif de Ian Carr. Bien lui en ait pris, puisqu'il conservera sa capacité créative malgré les ressacs de line-ups. Mais ce Nucleus restera une sorte d'absolu musical et créatif que Ian Carr aura grand peine à reconstituer.

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