mercredi 25 avril 2018

IRON MAIDEN 1980


" Les riffs des guitares coupent comme des lames, les chorus gorgés de wah-wah sonnent comme des sirènes de police dans la nuit. "



IRON MAIDEN : Iron Maiden 1980

Si aujourd'hui Iron Maiden est un des derniers grands géants du Heavy-Metal encore en activité et en bonne santé, emblème cartoonesque du Rock lourd de la Mort, on a parfois oublié d'où il vint. Peu de disques d'Iron Maiden méritent d'être évités. Beaucoup sont devenus de grands jalons musicaux ouvrant la voie à d'innombrables formations des années 80 à aujourd'hui. Néanmoins, la faveur va souvent à ceux bénéficiant du talent du chanteur suprême Bruce Dickinson. Et pour cause, lorsqu'il rejoint Iron Maiden à la toute fin de l'année 1981, il va immédiatement enregistrer le premier des mythiques albums du groupe : The Number Of The Beast. Pourtant, c'est oublier tout le travail accompli les années précédentes avec leur premier chanteur : Paul DiAnno. Quelques mordus, dont je fais partie, restent des admirateurs incorrigibles de ces premières années à la saveur bien différente de la suite.

Si Iron Maiden a toujours été un pur groupe de Heavy-Metal, avec Paul DiAnno il était dangereux. L'arrivée de Bruce Dickinson va apporter le grand public, une certaine ouverture d'esprit vers des morceaux plus audacieux, plus progressifs, sans se départir de la férocité musicale qui était la leur. Dans ses premières années, Iron Maiden était certes ambitieux et audacieux, mais il restait un pur produit de la Grande-Bretagne post-Punk des années Thatcher, un groupe violent, urbain, sombre et noueux. Paul DiAnno en était assurément le symbole : vêtu de cuir noir, silhouette sportive, bracelets cloutés, cheveux courts, regard méchant et voix rauque et rageuse, le regard méchant, il portait sur ses épaules l'image d'un vrai groupe de Heavy-Metal dur et sans concession.

Iron Maiden est pourtant bien la chose du bassiste Steve Harris, qui forma le groupe en 1975. Nous sommes juste avant l'avènement du Punk-Rock. Steve Harris a le poil long, et il aime autant le Heavy-Metal que certains groupes de Rock Progressif à tendance Hard : Golden Earring, Nektar, Beckett, UFO, Budgie…. Iron Maiden est d'abord une formation balbutiante aux musiciens allant et venant. L'image est un peu Shock-Rock à la Alice Cooper ou Kiss, un peu progressive. On ne sait pas trop où cela va visuellement parlant. Mais Steve Harris a déjà composé quelques futurs morceaux mythiques du groupe. Pourtant, son orchestre ne fonctionne pas comme il faut. Il s'adjoint en 1976 un premier guitariste stable, aussi virtuose que son visage est sympathique et bienveillant : Dave Murray.

Les années qui suivent vont voir les galères se succéder. Les clubs et les pubs ne veulent que du Punk. Les groupes de Blues-Rock et de Heavy-Rock peinent à trouver ne serait-ce que quelques engagements. Murray partage son temps entre Iron Maiden et Urchin, un autre groupe de Hard-Rock londonien dont le leader est un certain Adrian Smith. Harris commence à ne plus supporter de se voir refuser la politesse par des groupes médiocres techniquement et musicalement, alors que le sien a déjà un répertoire original, et de l'énergie à revendre. Il déprime peu à peu, au point de se demander si tout cela vaut bien la peine. Pourtant, il s'accroche, et Iron Maiden devient le groupe de passage pour de nombreux musiciens qui feront les beaux jours du renouveau du Heavy-Metal anglais à venir. Tous ne s'éternisent pas, car Harris n'est pas du genre commode. Il sait ce qu'il veut, et personne ne lui impose rien. Il a sa musique en tête, et ne cherche pas d'autres compositeurs. Il cherche des interprètes capables de retranscrire ses morceaux comme il l'entend. Dave Murray a déjà cet honneur, mais il manque encore un chanteur, un batteur et un second guitariste, car Harris veut des duels de guitares en harmonie comme dans Wishbone Ash et Thin Lizzy.

Sa musique se teinte peu à peu de sonorités Punk. Harris aime le Rock de Detroit : les Stooges, MC5… Mais il côtoie aussi les Damned, de sympathiques Punks avec qui Iron Maiden partage certaines affiches. Enfin, il ne reste pas insensible au son plutôt métallique de l'album des Sex Pistols, Never Mind The Bollocks. Les rythmiques s'accélèrent, les riffs deviennent teigneux malgré des structures de morceaux plutôt complexes. Peu à peu, il apparaît qu'un chanteur comme Robert Plant ou Ian Gillan ne convient pas vraiment. Il n'est pas question de glamour, mais bien d'énergie pure, de jouer un Heavy-Metal puissant, cent pour cent adrénaline.

En 1977, il finit par trouver son chanteur : Paul DiAnno. Le poil court, le caractère teigneux, le jeune homme chante avec un timbre arrogant et agressif, mais qui sait aussi monter dans les aigus et se montrer sensible quand il le faut. La formation se stabilise avec Tony Parsons à la seconde guitare et Doug Sampson à la batterie. Le mouvement Punk a fait long feu, et une nouvelle vague de groupes de Heavy-Metal commence à faire du bruit dans les clubs : la New Wave Of British Heavy-Metal. Les premiers groupes signent sur des labels dès 1979 : Samson, Tygers Of Pan-Tang, Saxon…. Iron Maiden, en pionnier du genre, est désormais courtisé par les maisons de disques. Pourtant, Harris et le manager du groupe, Rod Smallwood, refusent les offres tant qu'elles ne répondront pas à leurs exigences. Leur premier maxi est auto-produit : The Soundhouse Tapes est publié en 1979, et se vend par milliers d'exemplaires à la sortie des concerts. Iron Maiden a ratissé le pays, et tient une solide base de fans fidèles. Pour se différencier, le groupe a créé des effets visuels, dont un ancêtre de leur mascotte, Eddie The Head. C'est une sorte de momie qui crache de la fumée au-dessus de la batterie. Le groupe achète du matériel, un camion, et veut être le plus professionnel possible.

La major EMI offre à Iron Maiden deux morceaux sur la compilation Metal For Muthas en 1979, première du genre consacrée à ce nouveau Heavy-Metal. Pourtant, Iron Maiden hésite encore à signer sur EMI, car leurs conditions sont celles des plus grands groupes. Comme Led Zeppelin ou Queen, Iron Maiden veut une totale liberté artistique, et être propriétaire de ses bandes masters, sans parler d'un joli pourcentage sur les ventes. EMI tousse, mais finit par lâcher. Le groupe signe donc. Les premières sessions en studio ont lieu en décembre 1979 avec un fantastique batteur : Clive Burr, et le non moins brillant Dennis Stratton à la guitare. Mais l'enthousiasme est vite refroidi par l'ingénieur du son embauché pour l'enregistrement : Will Malone. L'homme a bonne réputation dans le milieu musical, mais pas du tout dans le domaine du Heavy-Metal. Il a enregistré des disques solo de Pop baroque, a travaillé avec les Smoke dans les années 60… Il est connu pour son talent d'arrangeur Pop : cuivres, orchestre à cordes…. Mais n'a absolument aucun atome crochu pour le Heavy-Metal, qui plus est aussi brutal que celui d'Iron Maiden. Et l'ambiance est d'autant plus tendue que Steve Harris sait ce qu'il veut, mais ne connaît rien au monde du studio. Malone passe son temps à lire le journal les pieds sur la console de mixage, se contentant de lancer les bandes, et affichant ostensiblement son mépris pour ces jeunes gens chevelus qu'il méprise.

Le résultat révulse encore Steve Harris, qui n'aura de cesse de tenter d'arranger comme il le peut le son des bandes originelles autant qu'il le peut avec la technologie moderne. Mais rien n'y fait, le son du premier album, paru en avril 1980, est nasillard. Il manque de puissance, de celle dont rêvait tant Harris. Dès le disque suivant, le bassiste trouvera l'homme providentiel en la personne de Martin Birch, l'ingénieur du son de Deep Purple et de Black Sabbath. Mais malgré un son superbe dès le second disque, la production minable de Malone sur ce premier album est comme une ineffaçable cicatrice. Pourtant, cela n'empêchera pas l'album d'atteindre la quatrième place des classements d'albums en Grande-Bretagne, puis de briller dans toute l'Europe. La pochette du disque fait sensation, avec son mort-vivant, Eddie, rôdant dans les rues à la nuit tombée. L'auteur, Derek Riggs, deviendra le dessinateur d'absolument tout concernant Iron Maiden jusqu'en 1994. Iron Maiden assure la première partie de Kiss sur leur tournée européenne « Unmasked », puis ils repartent en tête d'affiche. Ils triompheront au Festival de Reading 1980 durant l'été. Puis Stratton sera remplacé par le pote de Murray, le guitariste de Urchin : Adrian Smith. Les deux amis vont former un des meilleurs duos de guitaristes de l'Histoire du Rock, apportant beaucoup dès le second disque : Killers.

Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le maître, c'est Steve Harris. Sur les deux premiers albums, il est l'exclusif compositeur de tous les morceaux des deux premiers albums, laissant de menus espaces à ses musiciens. DiAnno apportent quelques textes, Murray compose la musique de «Charlotte The Harlot » sur ce premier album. A partir de The Number Of The Beast, il faut tout composer, et il aura besoin de l'érudition littéraire de Bruce Dickinson et de la science du riff de Murray et Smith. Et si finalement, la brutalité musicale initiale n'était finalement pas celle de Steve Harris lui-même ? Et si ce garçon au regard sympathique et timide n'était-il pas consumé par une colère intérieure dont Paul DiAnno fut le brillant porte-voix ? Il est évident que l'éviction du chanteur pour cause d'excès de drogues et d'alcool ne fut pas simple. Il fut l'homme providentiel, celui qui participa à la consécration d'Iron Maiden. Harris fit tout ce qu'il peut pour le sauver du naufrage, à la limite du sacrifice de son groupe, avant de capituler devant le programme de tournée prévu et des perspectives merveilleuses qui s'offraient : 120 concerts en 1980, 180 en 1981, 220 en 1982. C'était DiAnno ou Iron Maiden. Le chanteur au poil court s'échoua tristement. Sa carrière solo connut quelques jolis sursauts, mais aussi de tristes naufrages. Il devint notamment le premier tribute de son ancien groupe, musicien drogué, délinquant, en totale perdition.

C'est sans doute déjà un peu de cela qui transpire sur ce premier disque d'Iron Maiden. Steve Harris semble avoir sauvé un temps DiAnno de la rue en en faisant la figure de proue de son groupe. Campé fermement sur ses deux jambes, les dents serrées, les yeux fermés, il ne bouge que pour accompagner les parties instrumentales du groupe. Il frappe alors frénétiquement le micro sur sa cuisse, torse nu sous son perfecto, secouant la tête en rythme avec ses guitaristes, comme possédé par la musique dont il est la voix. Si Malone a produit ce premier album éponyme en roue libre, il lui a, avec le temps, offert un son aride et brutal plus proche du Punk que du Heavy-Metal, ce qui ne va pas manquer d'inspirer les pionniers du Thrash-Metal. On peut faire du Heavy-Metal et être Punk, voilà la leçon. Et c'est un producteur ringard de Pop orchestrale des années soixante qui en sera à l'origine, grâce à son authentique mauvaise volonté.

Les rééditions dès 1998 permettent d'apprécier au mieux ce premier album : les basses ont refait surface, et malgré un son sec, la basse de Steve Harris claque et vrombit comme un bombardier. Clive Burr joue avec virtuosité et nervosité. Le son des guitares est gras et abrasif, la voix de DiAnno est splendide, seul musicien mis en valeur. Est-ce que Malone lui a reconnu un quelconque talent ? Le mystère reste entier. Pourtant, dès « Prowler », on plonge dans les bas-fonds des grandes villes industrielles. Le rôdeur hante les rues, frôle les murs de briques moites de pluie. Le tempo est rapide, tendu, violent. Les riffs des guitares coupent comme des lames, les chorus gorgés de wah-wah sonnent comme des sirènes de police dans la nuit. Le casque sur le nez dans le Kingsway Studio aux murs couverts de panneaux de liège décrépis et de boîtes d'oeufs, Murray décoche des chorus supersoniques doublés par ceux, plus Blues de Stratton.

« Sanctuary » est sans aucun doute le morceau le plus Punk de Iron Maiden. Un riff simple, écrasant, une rythmique pied au plancher, il fut l'un des morceaux phares sur la compilation Metal For Muthas, au point que que l'on considéra qu'effectivement, cette nouvelle vague avait régénéré le Heavy-Metal en incorporant le Punk. Iron Maiden ouvrit la voie à des groupes bien plus agressifs comme Raven, Holocaust, Savage et Venom, que l'on peut qualifier très précisément de Proto-Thrash et de Proto-Black. Iron Maiden, avec ce premier album rugueux et bancal, ouvrait mine de rien la voie à bien des formations en germe.

« Remember Tomorrow » est le prototype de la ballade Proto-Thrash. On retrouve une jolie mélodie en arpège laidback au début, une voix sensible et sensuelle, mélancolique, avant que le tempo ne s'emporte, de manière déraisonnée. Le Hard-Rock avait déjà offert quelques belles ballades viriles, à commencer par la magnifique « Stairway To Heaven » de Led Zeppelin. La douleur du Blues se mêlait alors à la mélancolie du Folk. Puis, UFO offrit quelques merveilles dont le superbe « Love To Love ». Puis ce fut le tour de Scorpions, et des hard-rockeurs mélodiques américains : Blue Oyster Cult, Aerosmith, Journey, Foreigner…. Tout cela n'avait rien à voir avec la vraie virilité du Hard-Rock, celle du cuir et des clous, bien que le symbole du genre, Judas Priest, fut conduit par un chanteur aussi prodigieux que totalement homosexuel : Rob Halford. Iron Maiden réussit à piocher l'agressivité de Judas Priest, la délicatesse du Hard-Blues de Free et Led Zeppelin et de la mélodie de UFO, avant de l'imprégner d'incandescence urbaine. « Remember Tomorrow » est une merveille absolue qui disparaîtra du répertoire d'Iron Maiden avec le départ de DiAnno, Dickinson peinant à en retranscrire toute la subtilité malgré tout son talent vocal.

« Running Free » est assurément un étendard d'Iron Maiden en ces années pubères. Rugueux Heavy-Metal martial, c'est un cri de guerre, Punk absolu. Il est question de courir libre, de picoler, de défoncer les soirées Disco et de finir au poste. Les guitares virtuoses sont au second plan, le vrai leader est le chanteur.

« Phantom Of The Opera » est le premier morceau réellement épique d'Iron Maiden. Inspiré du roman de Gaston Leroux, il est une longue pièce de plus de sept minutes qui installe différents climats. Steve Harris a été profondément abreuvé de romans policiers et fantastiques dits de seconde zone, livres de gare sans intérêt. Pourtant, Iron Maiden est un des groupes de Heavy-Metal dont les textes sont les plus brillants et intellectuels. DiAnno y apportera sa culture de la rue, les meurtriers légendaires du 19ème siècle et du début du 20ème, mais aussi ses connaissances en matière de conflits mondiaux. Dickinson injectera plus tard sa passion pour William Blake, l'Egypte Ancienne et l'histoire des Religions.

« Transylvania » est un instrumental vif inspiré du mythe de Dracula. « Strange World » est une ballade Blues manquant parfois de relief. « Charlotte The Harlot » s'inspire d'une prostituée, Heavy-Punk-Metal aussi brutal qu'intelligent. Car il n'est pas question de plaisir facile, mais du questionnement de la situation de cette femme dans la société : pourquoi en est-elle là ? Voudrait-elle s'en sortir ? Il y a beaucoup de tendresse dans ce morceau pour cette jeune femme perdue, loin des schémas machistes du Rock. D'ailleurs, Iron Maiden n'hésitera pas à en donner une suite sur « 22 Acacia Avenue » sur l'album The Number Of The Beast.

Le disque se clôt par un autre classique : « Iron Maiden ». On retrouve l'histoire du nom du groupe : la jeune fille de fer est un instrument de torture moyen-âgeux, un sarcophage au visage plus ou moins angélique dans lequel se trouve des piques en acier, et que l'on referme sur la victime lentement…. Paul DiAnno déclame un texte morbide : « Je veux voir ton sang couler ». Ce sont les prémices des textes morbides du Metal à venir. Mais il est ici question de Moyen-Age, Steve Harris ayant eu l'idée en visitant le musée de la Tour de Londres, dans lequel ils poseront pour une session photo promotionnelle en 1980.

Iron Maiden apprend la nouvelle de son succès commercial sur la route, en Italie. Ils sympathiseront avec le groupe français Trust, qu'ils prendront en première partie en 1980. Ils ouvrent la voie à plusieurs formations anglaises Heavy-Metal : Def Leppard et Saxon. D'autres vont échouer, mal entourées, mal managées : Savage, Diamond Head, Tygers Of Pan-Tang, Angel Witch, Trespass….Ils ont brillé, ils ont survécu, mais leur âme originelle est partie avec Paul DiAnno, incorrigible garnement à la voix d'or.

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jeudi 12 avril 2018

THE WHO 1973


"Quadrophenia, c'est ce mélange de nostalgie, de mélancolie, et de philosophie sur la vie."



THE WHO : Quadrophenia 1973

J'avais quatorze ans, et je faisais une obsession sur les Who. Nous étions en 1993, et le jeune adolescent que j'étais était parfaitement hors des sentiers battus musicalement parlant. Je venais de prendre en pleine figure la quintessence du Rock anglais dans ce qu'il avait de plus sauvage, de plus énergique et de plus subtil. Quadrophenia fut un achat plus réfléchi, car le disque avait la réputation d'être un album complexe, avec beaucoup d'arrangements, ce qui ne convenait guère à mon âme de pur amateur de guitare. Je tolérais au mieux les claviers de « Won't Get Fooled Again », mais pour moi, du bon Rock ne devait pas s'encombrer de ces synthétiseurs. Et puis Quadrophenia, c'était un disque sur la nostalgie de Pete Townshend, sur sa jeunesse, et cela je m'en foutais, puisque j'avais quatorze ans. Ce double album vint donc compléter ma collection, mais je ne l'écoutai que rarement : trop riche, trop complexe, empreint de quelque chose d'indéfinissable qui ne me plaisait pas, qui me faisait peur.

Vingt-cinq ans plus tard, la lumière est faite : Quadrophenia est un disque incroyablement sombre et mélancolique, d'une beauté amère que reflète les vagues de la Manche sur les plages de galets de Brighton. Dès l'âge de vingt-huit ans, Pete Townshend, guitariste et leader des Who, ressent la nostalgie de ses jeunes années. En 1973, les Who sont un groupe établi, superstar. Issu du Rythm'N'Blues anglais du début des années soixante, ils deviennent célèbres dès leurs premiers simples : « My Generation », « The Kids Are Alright »…. Ils font partie de la British Invasion, la vague des groupes anglais majeurs des années 60 : Rolling Stones, Beatles, Kinks, Move, Pretty Things…. Ils définissent les nouveaux canons du Rock, prenant la succession des pionniers américains de la fin des années 50 dont ils se sont tous nourris. Les Who aimait aussi la Soul, James Brown, la Motown. Ils étaient des Mods, un courant de jeunes gens aimant les fringues italiennes, les scooters et le speed. Les Mods et les Rockers, plus prolos, aimaient à se retrouver sur les plages de Brighton pour se coller des peignées, car c'était deux mondes, deux facettes de la société anglaise qui s'affrontaient. En fait, il ne s'agissait que de jeunes gens modestes, qui n'avaient tout simplement pas la même culture musicale. Tout cela finira par disparaître lorsque le Rock deviendra un mouvement de jeunesse unique.

Entre-temps, il y aura le psychédélisme, les hippies. Les Who loupent la marche. Certes, ils sortent de fantastiques morceaux comme « Pictures Of Lily », les premiers prémices de concept-album avec A Quick One en 1966 et Sell Out en 1967. Mais les fans de la première heure ne suivent pas, ni le grand public, qui ne comprend pas cette musique trop compliquée. On attend des Who des chansons puissantes, et de la casse. Ils se sont fait connaître en jouant fort, et en massacrant leur matériel à la fin de chaque concert. Les arrangements et les mélodies plus fines ne font pas de bons simples, et pendant deux années, les Who sont à la peine. Les disques se vendent mal, et le groupe est endetté jusqu'au cou à cause du matériel fracassé. Le groupe est au bord de la rupture. Le batteur Keith Moon et le bassiste John Entwistle commencent des tractations avec les guitaristes Jeff Beck et Jimmy Page pour former un super-groupe. C'est que les deux musiciens commencent à mal supporter les crises existentielles de Pete Townshend. Non seulement il voit les ventes de ses chansons fondre, mais en 1967, il prend de plein fouet, comme tout le monde à Londres, la tornade Jimi Hendrix. Clapton et Beck sont impressionnés, voire abasourdis par tant de brio instrumental, alors que dire de Townshend, modeste guitariste qui n'interpréta même pas les chorus sur ses premiers simples, le travail revenant à un musicien de studio expérimenté : Jimmy Page. Pete Townshend pense tout simplement abandonné, avant que son ami Eric Clapton ne lui donne quelques cours d'improvisation, et l'incite à jouer sur scène.

De toute façon, le salut des Who passe par la reconnaissance internationale, et il n'y a qu'une seule issue : percer aux Etats-Unis. La Grande-Bretagne et l'Europe sont trop étroites pour permettre aux Who de gagner suffisamment d'argent et éponger leurs dettes. Le quatuor va donc tourner sans discontinuer pendant presque trois ans, de 1967 à 1969. Ils seront sur la scène du festival de Monterey, et détruiront la totalité de leur matériel sur scène. Pour faire mieux, Jimi Hendrix se sentira obliger de mettre le feu à sa guitare. Les Who ne sont plus un groupe vendeur de disques, mais une attraction scénique demandée, qui finit par remplir les plus belles salles américaines.

A la fin de l'année 1968, Pete Townshend rejoint les Who en studio pour répéter un nouvel album, et la surprise est totale. Alors qu'il n'avait que vaguement effleuré l'idée du concept-album sur les deux disques précédents, il vient avec une histoire complète, celle de Tommy, jeune homme devenu sourd aveugle et muet après avoir vu sa mère tromper son père. Se dessine derrière cette histoire surréaliste la violence sur les enfants, les traumatismes, les fantasmes, le danger des sectes…. L'album est double, et s'appelle Tommy. Les années de route ont payé, et le disque est numéro un des deux côtés de l'Atlantique. Les Who sont le plus grand groupe de Rock du monde, et même les Rolling Stones refusent de faire tournée commune. C'est qu'en novembre 1968, les Stones organisent un spectacle Rock de Noël à leur gloire : le Rock'N'Roll Circus. Y sont invités Jethro Tull, Taj Mahal, Eric Clapton, John Lennon et les Who. Le groupe joue son mini-opéra Rock « A Quick One While He's Away » et explose littéralement les Rolling Stones, qui vont peiner à enchaîner derrière. Le show ne sera jamais diffusé, Mick Jagger ayant trouvé la prestation de son groupe médiocre par rapport aux Who.

En 1969, les Who fonde le concept d'Opera-Rock, et prennent d'assaut la scène de Woodstock. Ils vont se produire au Festival de l'Ile de Wight en 1969 et 1970, et publie l'un des tous meilleurs disques en concert de l'histoire du Rock : Live At Leeds. Avec Tommy, Pete Townshend a trouvé son moyen d'expression. Il n'a désormais plus de limites à sa créativité, mais perd la notion de raisonnable. Entre 1970 et 1971, il enregistre des concerts, des tonnes de démos, et veut publier un triple album nommé Lifehouse dans lequel, et avec l'aide du public, il veut répondre aux problèmes des jeunes dans le monde. Lorsque l'ingénieur Glyn Johns écoute les bandes, il fait la moue et en conclut : un triple album, non, mais un excellent album simple, oui. Le résultat sera le fantastique Who's Next en 1971. Mais Townshend est frustré, il n'est pas satisfait de ce disque qu'il voyait bien plus ambitieux. Cela n'empêche pas les Who de devenir un groupe planétaire, qui n'a que pour seul rival Led Zeppelin en termes de puissance scénique. Car les Who, c'est tout un spectacle : Roger Daltrey, le chanteur, faisant du lasso avec son micro, le jeu de batterie apocalyptique de Keith Moon, les riffs assassins de Pete Townshend, et ses sauts de cabri à travers la scène.

Pourtant, un point commence à tourmenter le guitariste : par rapport à la scène Rock, les Who, comme les Rolling Stones ou les Kinks, sont déjà des vieux. En 1973, le groupe a presque dix ans d'existence. Chacun a désormais sa maison, une épouse et des enfants. Ils sont riches, célèbres, et n'ont à priori plus aucun défi à relever. Pete Townshend sent que ce confort pollue le message de rébellion qu'il véhicule depuis toujours. Il n'est plus le gamin de Sheperds Bush, dans la banlieue de Londres, il est le guitariste et compositeur du plus grand groupe de Rock du monde, et a bien du mal à se faire à cette idée. Il se sent alors envahi par une immense nostalgie des années soixante, et veut évoquer cette époque. Il crée le personnage d'un jeune garçon de la classe ouvrière, Jimmy, et raconte sa vie de gamin évoluant dans le milieu Mod, les sales boulots, l'incompréhension des parents, les illusions des idoles, les bagarres avec les rockeurs sur les plages de Brighton.

Quadrophenia est un disque maritime, perpétuellement bercé par le chant des mouettes et le bruit des vagues. Pete Townshend prit soin d'enregistrer lui-même ces sons afin de les inclure dans ses morceaux. Chaque musicien des Who est reflété par un thème, que l'on retrouve résumés sur le morceau d'entrée « I Am The Sea ». Quadrophenia est disque sublime, sans doute ce que les Who ont enregistré de mieux. On retrouve la férocité Rock de Who's Next, accompagnée d'un sens particulièrement affûté de la composition. Finalement, c'est un disque moins électronique que son prédécesseur. Piano, synthétiseur et cuivres, interprétés par John Entwistle, sont bien présents, mais sont apportés avec finesse, et donnent de l'ampleur symphonique à la musique. Il s'agit là encore d'un Opera-Rock, mais chaque morceau fonctionne parfaitement indépendamment l'un de l'autre, contrairement à Tommy, dont les thèmes successifs ne formaient pas forcément des chansons indépendantes, certains n'étant que des liaisons entre les différents tableaux. Les Who ont assemblé une succession de superbes morceaux qui forment une histoire, avec quatre thèmes musicaux récurrents, souvent en pointillés, au détour d'un riff. Le travail d'enregistrement s'est étendu de mai 1972 à juin 1973, et l'ensemble a été présenté dans une superbe pochette avec un livret de photos comme des illustrations à l'histoire. L'ensemble est en noir et blanc, sombre, triste, moite, urbain, imprégné de mélancolie. Les Who n'hésitent pas à se mettre en scène en rock-stars millionnaires ayant trahi la cause Mod, reflet du profond malaise qui ulcère Pete Townshend.

J'ai en tout cas compris cet album, j'en savoure maintenant chaque note. Non pas que j'ai eu la vie de Pete Townshend, mais je comprend le sens de sa nostalgie. Car nous l'avons tous, quelque part, lorsque notre enfance ou notre jeunesse a été illuminée par de beaux moments de vie et de bonheur personnel. On se remémore à un moment donné ces instants, on fait le bilan de nos existences, on pèse notre bonheur actuel et celui passé, forcément plus beau, parce qu'embelli par le temps. J'ai connu très tôt cette nostalgie, lorsqu'à quatorze ans, à la faveur d'une mutation parentale, je laissai derrière moi tous mes amis et l'univers merveilleux de mon enfance. Et puis je connus d'autres joies, d'autres plaisirs. Les beaux souvenirs immaculés furent un peu écornés par quelques bémols appris bien plus tard. Ce que je sais pourtant, c'est qu'il faut savoir se retourner sur soi-même, ressortir de son passé les bons moments, tirer les leçons des mauvais, et surtout, regarder devant afin d'apprécier toute la route qu'il reste encore à parcourir.

Quadrophenia, c'est ce mélange de nostalgie, de mélancolie, et de philosophie sur la vie. Qu'il ne sert à rien d'essayer de vivre à travers un autre, une idole, un mentor, et que les plaisirs de la jeunesse sont éphémères. La vie est bien plus que cela, et il vaut mieux la vivre pour soi et par soi-même. C'est la quête de Jimmy, bercé par les activités de son groupe de copains Mods, suivant sans réfléchir le chef de la bande. L'autre revers de sa vie, ce sont les petits boulots, ses parents qui ne le comprennent pas, et les filles qui lui échappent, car il n'est qu'un suiveur, un larbin. Il finit par découvrir que son mentor n'est qu'un pauvre type, groom à l'entrée d'un grand hôtel, et qu'il est lui-même un garçon intéressant, il a sa personnalité, il est unique, et n'a pas à suivre aveuglément tel ou tel leader.

Encore une fois, Pete Townshend et les Who offre une belle analyse humaine, pleine de sensibilité. Les morceaux sont tous superbes, intenses, profonds : « The Real Me », « Cut My Hair », « The Punk And The Godfather », « 5:15 », « I've Had Enough », « Bell Boy », « Love Reign O'er Me »…. La pluie continue à tomber entre deux éclaircies, et les vagues continuent à rouler le long de la côte de Brighton.

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mercredi 4 avril 2018

CHICKEN SHACK 1969


"Chicken Shack a en fait une importance musicale historique bien plus importante qu'on ne peut le soupçonner. "



CHICKEN SHACK : OK Ken ? 1969
Incontestablement, le guitariste Stan Webb, originaire de Fulham, est de cette génération de gamins anglais traumatisés par le Rock'N'Roll américain qui débarque sur les ondes britanniques. Stan développe un intérêt plus particulier pour la musique noire américaine, le Rythm'N'Blues et le Blues. Il faut dire que ce dernier genre est en pleine effervescence à Londres. Les prémices du British Blues Boom se forment grâce à des musiciens pionniers comme Alexis Korner et Cyril Davies, qui jouent le Blues devant un public qui n'en a jamais entendu parlé. Le Blues est à l'origine une musique afro-américaine, qui n'a que peu dépassé les frontières américaines. Depuis le début des années soixante, quelques esthètes, également amateurs de Jazz, font tourner en Europe les grands maîtres du Blues noir : John Lee Hooker, Muddy Waters, Lightnin Hopkins, ou Howlin Wolf participent à des revues communes ou à des tournées individuelles.

Peu intéressé par sa scolarité, et bien davantage à la musique, Stan quitte l'école de Kidderminster dans les environs de Birmingham où ses parents ont déménagés quand il était gamin pour se lancer pleinement dans la musique. Il forme plusieurs orchestres de Rythm'N'Blues à destination des clubs : Blue Four, Shades Five, Sound Five et Sounds Of Blue. Nous sommes dans les années 1964 et 1965. Stan s'est constitué une petite équipe de musiciens autour de lui : le chanteur David Yeats, le bassiste Andy Silvester, le batteur Rob Elcock et une pianiste, Christine Perfect. Ils sont également accompagnés d'un saxophoniste : Chris Wood, qui rejoindra deux ans plus tard Traffic. Le groupe reprend du Chuck Berry, du Bo Diddley, ou du Mose Allison. Perfect a fait la connaissance de Sylvester et Stan à l'école des Beaux-Arts de Birmingham, sorte d'écoles-voies de garage où les jeunes gens peu passionnés par les études atterrissent. Beaucoup de futurs grands noms du Rock feront les Beaux-Arts à Londres ou ailleurs : Pete Townshend des Who, Mick Jagger des Rolling Stones…. Le cursus peu intensif permet à tous ces apprentis musiciens de se faire la main dans les clubs. Christine Perfect fut d'abord pressentie pour être bassiste, mais finalement, elle se mettra derrière le piano, Sylvester se chargeant de la potence à quatre cordes.

Sounds Of Blue décroche un engagement régulier, se produisant tous les dimanches. Les musiciens repartent avec trois livres chacun. Ils jouent presque un an ensemble. Stan apprécie cette période, mais Christine Perfect beaucoup moins. Elle trouve Sounds Of Blue limité, et une fois son diplôme de sculpture en poche, elle part dans le Sud de Londres où elle serait étalagiste.
Stan Webb, Andy Silvester, et le batteur Alan Morley décident de faire de la musique sérieusement. Ils se produisent dès le début de l'année 1967 au Star-Club de Hambourg, le célèbre club qui a vu les Beatles se forger leur musique. Le nom de Chicken Shack a plusieurs explications. Selon Webb, il proviendrait d'une chanson de Lightnin Hopkins : « Meet Me At The Chicken Shack », reprise notamment par Jimmy Smith. Une autre anecdote veut que leur nom provienne du morceau de Champion Jack Dupree qu'ils accompagnèrent : « Back At The Chicken Shack ». C'était le nom d'un restaurant. La légende, elle, fut colportée par le producteur Mike Vernon qui les découvrit en 1967. Le groupe, redevenu quatuor avec le retour de Christine Perfect, répétait dans un poulailler situé sur la ferme des parents d'Andy Silvester à Stourbridge, dans le Worcestershire, la campagne autour de Birmingham.

Pour l'heure, Stan Webb, Andy Silvester, et Andy Morley jouent au Star-Club et se font une réputation des plus flatteuses, grâce à des prestations particulièrement puissantes, notamment en termes de volume sonore. Le groupe joue sur des rampes d'amplificateurs Marshall situées derrière eux, une première pour un groupe à l'époque. Ils jouent du Rythm'N'Blues, du Muddy Waters, du Howlin'Wolf. Webb se fait la main, joue soir après soir, affinant son jeu de scène.

Lorsqu'ils reviennent en Grande-Bretagne, Sylvester et Webb croisent Christine Perfect. Ils cherchent un pianiste, et la jeune femme n'en peut plus de sa vie terne de petite employée de magasin. Elle veut faire de la musique sa vie. D'abord mal à l'aise au milieu de ces trois bonhommes, elle finira par trouver sa place, notamment en prenant le chant sur certains morceaux et en composant. Cette dernière a pris le chant afin de permettre à Webb de reprendre son souffle pendant les sets. Le guitariste s'occupe de sa formation musicale, et afin qu'elle saisisse ce qu'il attend d'elle, il lui prête une série d'albums de Freddie King. Le guitariste veut qu'elle s'imprègne du jeu du pianiste de King. Stan Webb en est un immense admirateur, et Chicken Shack accompagnera par ailleurs Freddie King lors de sa venue en Grande-Bretagne.

En avril 1967, Chicken Shack se compose alors de Perfect, Webb, Sylvester et Morley. La réputation du groupe est tellement flatteuse qu'un fan écrit au producteur Mike Vernon, qui vient de monter son label de Blues en 1967 : Blue Horizon. Rapidement, Vernon signe plusieurs groupes anglais ainsi que des musiciens noirs américains qu'il apprécie. Il se déplace peu hors de Londres, mais à la vue de ce courrier enflammé, il fait le déplacement au local de répétition de Chicken Shack à Stourbridge. Il les trouve aussitôt formidable, considérant qu'il s'agit du meilleur groupe jouant du Blues de Chicago depuis les Rolling Stones.
Mike Vernon devient le manager du groupe, et les signe sur son label, peu de temps avant le nouveau groupe de Peter Green, ancien guitariste de John Mayall And The Bluesbreakers : Fleetwood Mac. Rapidement, Alan Morley ne fait pas vraiment l'affaire à la batterie, et il est d'abord remplacé par Alvin Sykes, un américain, ancien batteur de BB King, également chanteur. Malheureusement, son visa n'est pas reconduit et il doit repartir. Finalement, c'est un certain Dave Bidwell qui est recruté. Il ne fait pas l'unanimité dans le groupe au départ, car Bidwell est en cure de désintoxication pour sevrage à la drogue. Mais au fur et à mesure, son traitement fonctionne, et Bidwell se révèle comme un batteur de Blues exceptionnel.

Chicken Shack retourne à Hambourg pour se produire cinq fois par soirée pendant un mois. La réputation scénique du groupe est exceptionnelle, grâce à la présence scénique de Stan Webb. Outre le volume sonore particulièrement impressionnant de sa guitare, il aime à déambuler dans la salle, s'asseyant sur les genoux d'une spectatrice ou buvant un verre tout en jouant un solo. Il dispose d'un câble de soixante mètre qu'un roadie déroule et enroule, suivant le musicien partout dans la salle.

En août 1967, Chicken Shack revient en Grande-Bretagne et se produit au Jazz & Blues Festival de Windsor. Il y font une prestation remarquée qui permet à Vernon de leur décrocher un contrat de management avec le tourneur Harry Simmonds, qui n'est autre que le frère de Kim Simmonds, guitariste de Savoy Brown. A ce même festival, Christine Perfect fait la connaissance du bassiste John McVie, qui deviendra son mari deux ans plus tard. Pour l'heure, McVie n'est pas encore le bassiste de Fleetwood Mac, qui fait une de ses premières apparitions sur scène au festival de Windsor. Outre Green, Fleetwood Mac est alors composé de Mick Fleetwood à la batterie, de Jeremy Spencer à la guitare, et de Bob Brunning à la basse.

Chicken Shack a en fait une importance musicale historique bien plus importante qu'on ne peut le soupçonner. Le quatuor apparaît sur le secteur de Birmingham, ville dont la scène musicale va être capitale dans l'essor du Heavy-Metal. La ville est un véritable vivier d'où sortiront des musiciens essentiels : Black Sabbath, Judas Priest, mais aussi Trapeze avec le bassiste-chanteur Glenn Hughes. Il faut également évoquer deux musiciens discrets jouant alors dans un modeste petit orchestre de Blues, le Band Of Joy : le chanteur Robert Plant et le batteur John Bonham. Ils seront la composante « Made In Birmingham » au sein de Led Zeppelin. Tout le monde se connaît, et la scène musicale de la ville est une grande famille.

Chicken Shack va être une des premières formations bruyantes de la ville à émerger, et sa musique va faire date. Si Eric Clapton est véritablement celui qui a crée le Blues électrique qui préfigure le futur Heavy-Metal sur l'album John Mayall And The Blues Breakers With Eric Clapton en 1966, c'est Chicken Shack et son Blues gonflé aux amplificateurs Marshall qui influence la scène de Birmingham.
Le son puissant de Clapton venait de l'utilisation d'un amplificateur Marshall JTM 45 que le musicien décida d'utiliser en direct dans le studio plutôt que de brancher sa Les Paul Gibson directement dans la table de mixage. Mike Vernon, producteur chez Decca depuis 1963, et chargé des séances finira par accepter cette nouvelle approche suite à l'insistance de Clapton. John Mayall surnommait alors le puissant amplificateur de Clapton le « Blues Breaker », le broyeur de Blues. Cette expression deviendra le nom du groupe de Mayall pour les années à venir. Quant à l'idée de jouer en direct dans le studio, elle sera reprise par tous les groupes de Hard-Rock et de Heavy-Metal.

Stan Webb et Chicken Shack sont passés au niveau supérieur en s'équipant de stacks Marshall, des rampes d'amplificateurs complètes, bien plus puissantes que le simple amplificateur d'Eric Clapton. Cette puissance, couplée au jeu de Webb inspiré de Freddy King et Buddy Guy, font de l'approche du Blues de Chicken Shack une musique agressive et incandescente à l'influence majeure pour les jeunes musiciens de Birmingham qui assistent aux concerts.
John Bonham et Stan Webb resteront de très bons amis, et feront les quatre cent coups, fortement imbibés de divers alcools en très grande quantité. Tous n'oublieront pas l'apport musical décisif de Chicken Shack pour la suite de la musique anglaise. Earth, petit quartet de Blues local, deviendra Black Sabbath, Bonham et Plant rejoindront Led Zeppelin non sans quelques idées en poche, et après un album plutôt Soul, Trapeze optera pour le format trio et le Hard-Blues.

Autre aspect méconnu, ce Blues joué à fort volume va donner des idées à l'une des formations les plus populaires du pays : Status Quo. D'abord psychédélique, le groupe de Francis Rossi et Rick Parfitt va s'orienter vers le Blues-Rock à partir de son troisième album : Ma Kelly's Greasy Spoon en 1970. La formation conserve encore quelques éléments psychédéliques dans sa musique, mais Status Quo mute vers un Blues électrique et dynamique. Dog Of Two Head poursuit sur cette trajectoire en 1971.

En 1970, Status Quo écoute énormément Chicken Shack, qu'ils vont fusionner avec le Rock'N'Roll de Little Richard. Le groupe a eu l'occasion d'accompagner Chicken Shack sur la route alors que Christine Perfect était encore là, et tous les soirs ils assistent à leurs sets. Francis Rossi ce souvient : « On se mettait sur le côté de la scène et Chicken Shack démarrait : « 2...3...4...dunk du dunk du dunk du dunk ». Et une heure et demi plus tard, ils continuaient sur ce même gimmick. Et là on s'est dit : « Mais c'est génial ! Pourquoi on ferait pas ça ? » »
Ce tempo, c'est le Boogie, celui qui va faire la charpente de la musique de Status Quo durant les dix prochaines années. Le Boogie, essence musicale posée par John Lee Hooker et perfectionnée par Chicken Shack et Stan Webb, va devenir la base de la musique vigoureuse en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis : Status Quo, AC/DC, Cactus, Humble Pie….

Le premier album de Chicken Shack, Forty Blue Fingers Freshly Packed And Ready To Serve, est publié en juin 1968. Excellent album de Blues anglais, il lui manque toutefois le relief, la vigueur qui fait la réputation du quatuor sur scène. Le tir est corrigé avec le second disque, OK Ken ?, publié en février 1969. Toujours serti dans une pochette farfelue à l'humour typiquement anglais, spécialité du label Blue Horizon, on découvre un Chicken Shack plus lourd, plus Boogie. La section rythmique est d'abord bien mise en avant. La batterie de Dave Bidwell est puissante, la basse de Andy Sylvester épaisse et entêtante. Le piano de Christine Perfect est grave et lourd, et la guitare de Stan Webb est grasse et sauvage. Quelques cuivres viennent s'ajouter à cette formidable mixture, petite touche Soul empruntée à Freddie King.

On la retrouve d'ailleurs dès le morceau d'ouverture « Baby's Got Me Crying », puis sur le Boogie « The Right Way Is My Way ». le chant de Stan Webb est mieux maîtrisé. Sur le premier album, Webb avait la fâcheuse tendance à vouloir imiter les chanteurs noirs américains, y compris dans les montées en gammes. Mais son timbre coassant et son manque de maîtrise vocale provoquèrent quelques sorties de route auditives. L'homme chante ici de manière plus naturelle, et sa voix est enfin mise en valeur. Car il a du talent, Stan, et n'a pas besoin d'en faire des caisses pour briller. Il alterne bien évidemment les plages avec Christine Perfect, qui se charge du lourd et Boogie « Get Like You Used To Be ». Ce morceau est tout dévoué au talent de Christine Perfect, qui tient seule le morceau, piano et chant. Il n'y a ici pas de trace de guitare, mais juste quelques licks de saxophone.
Stan Webb revient dans le jeu avec le lourd et menaçant « Pony And Trap », superbe instrumental mettant en avant le talent d'improvisateur de Webb. Le morceau se déroule au rythme du pas du cheval. Christine Perfect offre un accompagnement de piano Blues inspiré d'Otis Spann de tout premier ordre.

« Tell Me » est un vrai et pur Boogie électrique dont Status Quo s'inspirera allégrement. La rythmique est appuyée, et Webb gratte un riff de guitare électrique obsédant. Il chante d'une manière forcée, empreinte d'humour. Ses chorus sont sauvages, et vont eux aussi influencer Francis Rossi du Quo, ce son de guitare râpeuse, tendu, dénué de pédales d'effet. La voix de Stan va aussi décomplexer de nombreux musiciens : il n'est pas nécessaire d'être un fantastique hurleur pour être un bon chanteur de Blues-Rock, il suffit d'avoir un timbre de voix bien maîtrisée, sans forcer. Webb déclenche la foudre à chaque solo, véritable festival permettant d'apprécier toute l'étendue de son talent de guitariste.
« A Woman Is The Blues », Blues-Rock au tempo entraînant, permet à Perfect et Webb d'alterner le chant. La guitariste se fend d'un solo subtil, délicat, tout en nuances presque Jazz. « I Wanna See My Baby » est un épais Blues mid-tempo cuivré faussement capté dans un club. La prise est toutefois directe. « Remington Ride » est un frétillant Boogie instrumental qui permet à Webb de disserter à la guitare, faisant état de son feeling impeccable et de sa dextérité.
« Fishing In Your River » est un beau Blues enluminé de cuivres, et chanté par Webb. Le guitariste apporte quelques ponctuations, et se concentre sur le chant, poussant une voix plaintive, pleine de douleur et de sensibilité. Son solo est une superbe envolée semi laidback, poisseuse, portée par les cuivres et le piano de Christine Perfect.

« Mean Old World » est un épais Boogie chanté par Christine. Il est surligné d'harmonica, celui de Walter « Shakey » Horton. La guitare y est très discrète. « Sweet Sixteen » est un superbe Blues de six minutes, parfaite synthèse du talent de Chicken Shack pour ce genre. Webb y est encore impérial à la guitare et au chant, il est magnifiquement accompagné par Perfect, Sylvester et Bidwell. Tout au long de cet album, on retrouve ce tempo caractéristique du Boogie, plus ou moins rapide, plus ou moins lourd. Mais l'assise rythmique sur cet album est impériale, et fait de ce disque bien plus qu'un simple ersatz britannique du Blues américain. On distingue déjà la puissance, la force du Rock anglais imprimée dans le Blues, et qui va donner naissance en janvier 1969 au premier album de Led Zeppelin. Chicken Shack se voulait dans une lignée Blues plus puriste, alors que le quatuor de Jimmy Page optera pour la variante irrévérencieuse portée par Jimi Hendrix et le Jeff Beck Group.

Malgré le cataclysme Led Zeppelin, plusieurs groupes issus du Blues anglais réussiront aux Etats-Unis, comme Savoy Brown ou Fleetwood Mac. Status Quo va pousser la logique du Boogie à son paroxysme pour briller dans toute l'Europe. Quant à Chicken Shack, il va se prendre les pieds dans le tapis. Christine Perfect s'en va après la parution de l'album, et alors que le simple « I'd Rather Go Blind » devient un tube en Europe. Remplacée par le pianiste Paul Raymond, le groupe ne sait pas trop dans quelle voie aller. Il va persévérer dans le Blues-Rock, mais ne va pas rééditer l'exploit de cet album, ni dans l'inspiration, ni dans la puissance sonore. Chicken Shack peine à sortir des albums à la hauteur de ses prestations scéniques, et perd du terrain durant les deux années décisifs pour le Rock que sont 1969 et 1970. C'est finalement, acculé, dos au mur, seul, que Webb sortira son grand œuvre, Imagination Lady, en 1972.

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