mardi 15 mai 2018

MCCOY TYNER 1979


"En 1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour lui-même."




MCCOY TYNER : Horizon 1979

Peut-être que ce monde nous engloutira tous. En tout cas, nous ne sommes que de passage, mais nous avons bien du mal à nous faire à cette idée. Notre belle société moderne veut que nous soyons exceptionnel tout le temps, qu'aucune seconde ne soit perdue, tout en nous faisant perdre notre temps sur des réseaux sociaux ou devant de longs tunnels de publicité en forme de leçons d'émancipation personnelle aux saveurs fascisantes. On influe bien peu sur le cours du monde, mais on peut au moins éviter d'en être le pion servile. Le talent est décrit comme inné, on est touché par la grâce ou on ne l'est pas. Dans le second cas, il vaut mieux se contenter de ce que l'on a, et remercier le ciel de nous avoir épargné.

McCoy Tyner n'a heureusement pas suivi ce chemin idiot. Et heureusement qu'il n'a pas débuté sa carrière aujourd'hui. Il n'a pas vécu des années bien roses pour les afro-américains, mais sa conversion à l'Islam à dix-sept ans en 2018 aurait sans doute signé le début des ennuis pour lui. Né en 1938 à Philadelphie, il bénéficie du soutien de sa mère, qui l'encourage à apprendre le piano. La musique devient le centre de sa vie, et va le mener vers des horizons inespérés. Il joue pour Benny Golson en 1960, mais ne tarde pas à rencontrer le saxophoniste John Coltrane en 1960. Il enregistre avec lui le fabuleux album My Favourite Things en 1960, et intègre ce qui va devenir le quartet mythique de John Coltrane : Coltrane, Tyner, Elvin Jones à la batterie, et Jimmy Garrison à la contrebasse. Avec lui, Coltrane va s'envoler. Il va enregistrer une série d'albums décisifs pour l'histoire de la musique. Miles Davis et lui, autrefois complices, deviennent les deux moteurs d'un Jazz régénéré, que l'on appelle Post-Bop ou Jazz Modal. Il s'agit en fait de véritables divagations instrumentales laissant la part belle à l'imagination des musiciens, sans contrainte ni limite. Le talent s'exprime, et il est immense. Avec son Quartet, Coltrane est possédé. Les concerts sont stupéfiants d'inventivité, il fourmille d'idées, et flirte avec la musique arabe, ainsi qu'avec le Free-Jazz. Il décède brutalement à l'âge de quarante ans en 1967, et laisse orphelin non seulement le monde du Jazz, mais aussi toute une nouvelle génération de musiciens Rock qui s'inspirent de sa musique, dont le flamboyant et aventureux groupe Soft Machine.

Le leader disparu, on ne pariait pas cher de la peau de ses musiciens. On leur espérait retrouver un nouveau prodige à servir.La vie post-génie est souvent compliquée. Regardez Noël Redding et Mitch Mitchell, la section rythmique de Jimi Hendrix. Après la mort du guitariste, on ne peut pas dire que les deux ont brillé, c'est l'éclipse totale. Bien sûr, les anciens accompagnateurs de Miles Davis s'en sont souvent très bien sortis : Tony Williams, Wayne Shorter, John MacLaughlin, Herbie Hancock…. Mais tous étaient des compositeurs qui s'étaient imposés à un Miles Davis perdu mais enthousiaste à l'idée d'être accompagnés par de tels musiciens. Il leur laissa le champ libre, tout en conservant la maîtrise des sessions et des concerts. Pour Coltrane, Tyner, Garrisson et Jones n'étaient finalement que les brillants sidemen d'un génie. Aussi efficace soit leur contribution, ils n'étaient pas les compositeurs.

En 1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour lui-même. C'est que l'homme vient d'aligner depuis 1967 une série d'albums impeccables, à la fois totalement personnels et possédés par ce frisson de liberté musicale que lui insuffla Coltrane. Plus fort encore, Tyner va réunir son ancien groupe : Tyner, Garrisson, Jones, soit le Quartet moins le maître, et va publier un disque sublime du nom de Trident en 1975 sous forme de trio piano-basse-batterie. Et l'on comprend dès lors que Coltrane était secondé par bien plus qu'un merveilleux trio d'accompagnateurs surdoués : il était porté par trois compositeurs suffisamment humbles pour se mettre au service d'un musicien inspiré.

En 1979, le Jazz est une musique d'ancêtres. Ce sont succédés le Rock anglais du milieu des années 60, le Hard-Rock, le Progressif, le Jazz-Rock, puis le Punk. Le Heavy-Metal refait des siennes, et le Jazz, comme le Blues, est une musique de vieux noirs boudinés provoquant l'enthousiasme de blancs bedonnants la quarantaine bien passée.

Herbie Hancock a reformé le quintet des années 1965-1968 moins Miles Davis pour rester connecté à la scène Jazz alors que Davis nage toujours dans la cocaïne dans un appartement new-yorkais. Le Jazz flirte avec le disco. De tristes ersatz blanchâtres comme Brand X avec Phil Collins poussent le Jazz dans les tréfonds de l'écoeurement. Le Jazz devient une musique de clubs sélectes et de festivals en costumes blancs : Jazz In Marciac, Jazz In Vienne…. Ray Charles vient couiner « Georgia » devant un parterre de bedonnants avec sa veste à paillettes. Et puis McCoy Tyner publie en 1979 deux disques, dont le superbe Horizon enregistré les 24 et 25 avril 1979.

L'âme de McCoy Tyner brille une fois encore comme un phare dans la nuit. Son sens assidu de la poésie musicale, imprégnée d'une mélancolie joyeuse, fait encore une fois mouche en 1979. La raison en est finalement assez simple. Outre le fait que notre homme soit un compositeur alerte, il a totalement fait l'impasse sur l'écueil de la technologie. Chez Tyner, contrairement à Hancock, il n'y a pas de synthétiseurs, de Moog, de Vocoder. Il n'y a pas d'ouverture aux rythmiques Funk à la mode. Tyner est un homme inspiré, possédé par le vent, par le souffle des embruns dans la lande. Sa musique respire la liberté, tout en restant incroyablement moderne.

Ce qui semble encore plus fou, c'est que cet album n'a jamais sonné aussi proche de… Magma. Il est peu probable que Tyner connaisse le groupe français du batteur Christian Vander, et encore moins qu'il s'en inspire. Pourtant, l'idée est savoureuse. Car Vander fut un admirateur acharné de John Coltrane, au point de vouloir mourir juste après le décès du saxophoniste. Alors en tournée en Italie, Vander ne doit son salut qu'à une illumination du soleil sur la ville, comme une caresse divine sur son front. Fils du compositeur Maurice Vander, il passe son enfance sur les genoux des plus grands musiciens de Jazz grâce à sa mère: Kenny Clarke, Chet Baker…. Il abandonne bien vite ses études pour s'enfermer dans un petit studio dans lequel trône une batterie, un piano, une table, une chaise et une chaîne pour écouter du Jazz. Il ne sort de chez lui que pour acheter du pain, du fromage, et le dernier disque de John Coltrane.

Magma va développer un son très particulier, merveilleux, combinant cuivres et violon avec une maestria hors-normes, qui dépasse le strict cadre du Jazz. Ce talent sera certes reconnu par des amateurs partout dans le monde : USA, Grande-Bretagne, Allemagne…. Mais Magma reste une énigme, et un groupe totalement méconnu au-delà de la France, elle-même peu reconnaissante. L'approche du violon de Didier Lockwood dans Magma dès 1975 se ressent sur cet album de McCoy Tyner enregistré aux Etats-Unis avec John Blake aux cordes. Curieux, sans doute une étrange coïncidence. Pourtant, quelle que soit l'approche de la chose, on ne peut qu'être émerveillé par l'audace musicale de ce beau disque, à la poésie lumineuse.

Ce qui est ahurissant, c'est l'extraordinaire synergie des musiciens, qui en deux jours vont capter cinq superbes morceaux. La réédition en disque compact va ajouter une version alternative de « Horizon » qui n'a rien à envier à la prise définitive. La batterie de Al Foster est superbe, riche, luxuriante, soutenue p ar la basse électrique de Charles Fambrough. John Blake est impérial au violon. Joe Ford et Georges Adams s'occupent des instruments à vent : saxophones, flûte… Guilherme Franco se charge des percussions complémentaires.

Ce qui m'éblouit, c'est que rien ne sonne daté ou kitsch sur ce disque. Comme je le disais plus haut, le disco fait des ravages, et l'on aurait pu craindre le pire. Après tout, Herbie Hancock comme James Brown avaient failli. Mais Tyner garda la tête haute. Cet album est une merveille sonore qui enthousiasme l'âme. La silhouette de Tyner se dessine dans l'arc orageux. Mais son âme est bien plus que celle d'un pianiste servile.

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vendredi 4 mai 2018

JUDAS PRIEST 1976


"Pour assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de travail, Judas Priest se serre la ceinture."




JUDAS PRIEST : Sad Wings Of Destiny 1976

Kenneth Downing sort du bus qui le ramène à son appartement. Il se précipite dans la douche pour éliminer la poussière de sa journée de travail en usine, s'habille rapidement d'un jean, d'un tee-shirt et de vieilles baskets usées, puis saute sur son vélo. Il pédale vigoureusement pour rejoindre les studios Rockfield situés à Monmouth, juste à l'extérieur de Cardiff, dans le Pays de Galles. Kenneth n'en est pas originaire : il vient de Birmingham, mais les Rockfield Studios sont les plus proches de la ville industrielle anglaise.

Le jeune homme est le guitariste et fondateur du groupe Judas Priest. L'histoire remonte à 1970. Le nom provient d'une chanson de Bob Dylan, mais c'est le Blues-Rock qui influence le quartet, mené par le chanteur Al Atkins. Ian Hill en devient le bassiste dès 1971. Hill et Downing veulent s'extirper de leur milieu prolétaire, gris et sans perspective. Ils ont de l'ambition mais pas un rond. Ils cherchent à faire de Judas Priest plus qu'un groupe prompt à animer les pubs le samedi soir. Ils sont impressionnés par un jeune homme poussant de la voix au sein d'une autre formation brummie, Hiroshima : Robert Halford. Ses capacités vocales sont éblouissantes, de plusieurs octaves, qu'il délivre avec une facilité déconcertante sans en avoir vraiment conscience.

John Hinch devient leur premier batteur stable, et lorsque le groupe, qui vient de signer avec le modeste label Gull, entre en studio pour capter son premier album, le quartet devient quintet avec l'arrivée d'un second guitariste : Glenn Tipton. Il n'est pas un simple musicien d'appoint, mais bien une fine lame de plus. Il fut le leader d'un trio Hard-Blues, le Flying Hat Band, faisant les belles soirées des clubs de Birmingham, et il va permettre d'apporter du lyrisme et de la puissance à Judas Priest. Le premier disque, Rocka Rolla, n'éblouit pas particulièrement par sa qualité. Très Prog-Rock, manquant de relief et de nerf, il ne fait pas beaucoup d'impression sur Londres.

Mais dès 1975, Judas Priest commence à s'affûter. Glenn Tipton, qui arriva au dernier moment sur Rocka Rolla, n'a pas eu beaucoup d'influence sur sa composition. Après plusieurs mois de travail et de répétition, il apporte son venin et irradie ses camarades. Lorsque Judas Priest apparaît en plein jour au Festival de Reading 1975, il est devenu un groupe de Hard-Rock. Malgré leurs cheveux longs et leurs tenues en satin de toutes les couleurs, le son de leur musique impressionne. Ils vont ainsi avoir l'honneur de passer à l'émission de la BBC The Old Grey Whistle Test présentée par Mike Harding, et jouent en direct deux titres à la télévision. Ces deux événements semblent révéler un frémissement favorable, et Gull renouvelle un budget de 2000 livres sterling pour enregistrer un nouveau disque.

Les prises sont réalisées en novembre et décembre 1975 aux studios Rockfield tous proches. C'est de loin le meilleur studio hors de Londres. Il a notamment accueilli à plusieurs reprises les légendes du Heavy-Metal locales Budgie. Le trio gallois et Judas Priest ont par ailleurs partagé l'affiche dans l'Ouest de la Grande-Bretagne à plusieurs reprises, et une solide amitié les unit depuis 1973. Ils ont en commun le fait d'être des groupes de Rock de province, et parmi les plus violents du pays. Birmingham est le berceau de Chicken Shack, de Trapeze, mais surtout de Black Sabbath. Deux musiciens de Led Zeppelin proviennent de Birmingham : Robert Plant et John Bonham, le forgeron en chef. Birmingham et Cardiff sont reliés spirituellement par leur identité ouvrière marquée, et leur éloignement de la capitale où tout se passe : Londres.

Le budget d'enregistrement du nouvel album de Judas Priest est une fois encore particulièrement serré ; Pour assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de travail, Judas Priest se serre la ceinture. Les musiciens se résolvent à un repas par jour, et trois d'entre eux ont trouvé un petit boulot pour assurer un complément de revenu sur Cardiff : Downing est ouvrier dans une usine, Hill est livreur en camionnette, et Tipton jardinier. Gull Records croit avoir fait une fleur à Judas Priest en leur mettant à disposition les producteurs Jeffrey Calvert et Gereint Hughes. Tous deux ont travaillé sur le simple « Barbados » du groupe Pop-Reggae Typically Tropical, premier numéro un du label en 1975. Mais le contact s'établit davantage avec l'ingénieur du son, un jeune homme appelé Chris Tsangarides, qui deviendra l'un des producteurs réputés des années 80, particulièrement dans le monde du Heavy-Metal. Calvert et Hughes n'auront finalement aucune influence, ni aucun impact sur ce disque, à part financier sur le budget déjà serré.

L'ambiance est bon enfant, sans prétention. Il faut dire que les musiciens rejoignent le studio après leur journée de travail. Robert Halford prépare le studio avec Tsangarides. Le batteur Alan Moore les rejoint, et en fin d'après-midi, les cinq commencent les enregistrements jusqu'à trois du matin, les heures de studio la nuit étant moins chères. Judas Priest est affamé, mais a le feu sacré. Les musiciens n'ont littéralement rien, à part la foi en leur musique.

Sad Wings Of Destiny est le premier album de Judas Priest à porter leur identité sonore, et à disposer de toutes les qualités d'un très grand disque de Heavy-Metal. Il est même une révolution sonore, car il réinvente le genre que l'on appelle Hard-Rock. Downing et Tipton prennent les riffs de Black Sabbath, injectent la dynamique de Led Zeppelin, et Rob Halford apporte l'ivresse romantique de Queen. Le résultat est un disque puissant, au son net et sans concession. On y distingue quasiment plus les racines Blues qui firent le terreau du Hard-Rock de Led Zeppelin, Deep Purple ou Black Sabbath. La musique de Judas Priest deviendra un genre à part entière, une musique véloce et menaçante à bases de riffs et de chant agressif. Déjà, Downing et ses compagnons annoncent une nouvelle vague de groupes anglais, qui va imprégner cette approche d'agressivité Punk.

Il y a bien des merveilles sur cet album aux scories Glam, mais profondément gothique et sombre dans son âme. Les vestes moirées de Tipton, Downing, Hill et Halford sont de plus en plus moyen-âgeuses, et de moins en moins sexy, contrairement à Queen. Le son que leur offre Chris Tsangarides contribue aussi à la surprise : la violence musicale est froide, sans concession. On sent battre le pouls de Judas Priest à chaque seconde. On entend chaque coup de médiator sur les cordes de guitares, on distingue les veines du cou d'Halford se gorger de rage.

« Victim Of Changes » qui assure l'ouverture est une merveille absolue. Influencé dans sa structure par « Black Dog » de Led Zeppelin, cette alternance chant-riff sur un tempo marqué, ce morceau est la réunion de deux titres préhistoriques de Judas Priest : « Whisky Woman » et « Red Light Lady ». Au final, « Victim Of Changes » évoque une femme se saoulant dans un bar parce que son homme est parti avec une autre. Le texte est âpre, violent, sans concession, décrivant le malheur vécu par cette femme, appuyant sur la noirceur autant que les guitares retors de Downing et Tipton. Les chorus sont ahurissants d'expressivité et de violence assassine. Joués sur de simples Fender Stratocaster, on ressent les notes tordues ondulant à coups de vibrato, les alternances d'accalmies sinistres et les explosions de colère électrique. Les sonorités de Downing et Tipton sont totalement complémentaires, au point d'avoir la plus grande difficulté à en distinguer les unes des autres. Dès 1976, leur force est en place. Les riffs sont impressionnants, massifs. Halford est un hurleur magnifique. Sur les parties sombres, il chante d'un timbre profond, et lorsque l'orage tonne, sa voix devient teigneuse, les aigus vibrants résonnent.

Cette facilité est encore plus éblouissante sur le sublime « The Ripper ». Inspiré de l'histoire de Jack l'Eventreur, Halford alterne le conteur, les victimes et le meurtrier. Les guitares sont implacables, et laisse le libre champ à l'imagination fertile du chanteur, éblouissant de virtuosité, dépassant d'une tête Freddie Mercury de Queen. Car si Mercury eut recours en studio à bien des superpositions de pistes vocales malgré son incontestable talent, accompagné des autres musiciens du groupe, Halford était capable de restituer ses arrangements vocaux seul sur scène, avec un rythme de 150 à 200 concerts par an.

Cet album renferme par ailleurs deux autres grands morceaux que l'on retrouvera sur scène jusqu'à nos jours : « Tyrant » et « Genocide ». Judas Priest y allie la virulence politique et morbide au Hard-Rock le plus saignant. Cette approche outrancière, déjà expérimentée par Budgie avec « Nude Desintegrating Parachutist Woman » en 1971 ou « Crash Course In Brain Surgery » en 1974, repris par ailleurs par Metallica, va alimenter le Thrash-Metal US à venir. Dave Mustaine, guitariste-chanteur et fondateur de Megadeth, racontera que son beau-frère le frappera jusqu'au sang parce qu'il écoutait l'album Sad Wings Of Destiny, et que cette musique agressive et puissante ne plaisait guère à la maison. Indirectement, cet album forgera l'un des musiciens les plus redoutables du Heavy-Metal américain des années 80 et 90.

Ce second disque de Judas Priest renferme aussi quelques merveilles oubliées, dont le superbe enchaînement : « Dream Deceiver » et « Deceiver ». Ce titre au premier abord délicat et mélancolique, magnifiquement relevé de piano électrique, explose miraculeusement grâce à sa coda électrique : « Deceiver ». Le morceau fut d'ailleurs interprété sur la scène du Old Grey Whistle Test à la BBC.

« Island Domination » mérite aussi une mise en lumière. Son enchaînement de pistes vocales rappelle bien évidemment Queen, mais son accélération électrique et son tempo massif se détachent rapidement du modèle. Judas Priest sait créer des morceaux obsédants et sombres. Cette agressivité latente magnifiée par une virtuosité au service de la férocité électrique va être le sang de Judas Priest jusqu'au début des années 80, avant que le groupe ne tente de courir après les chimères Metal à la mode, non sans un certain talent. En 1976, c'est pourtant bien la mode musicale qui va faire trébucher une fois de plus Judas Priest.

Le Punk arrive en pleine année 1976 avec les Damned, les Ramones, puis les Sex Pistols. Cette nouvelle vague Rock anglaise veut se débarrasser du Prog-Rock et des groupes pompeux du milieu des années 70. Judas Priest, avec ses bottes à talons, ses fringues en satin, et ses aspirations grandiloquentes, va en faire indirectement les frais. Budgie va se ramasser dès 1975 avec l'album Bandolier, plafonnant à la 49ème place des classements de vente d'albums en Grande-Bretagne, et obligeant le groupe gallois à s'expatrier en Amérique du Nord pour survivre. Avec Sad Wings Of Destiny, publié le 23 mars 1976, Judas Priest atteint la 43ème place des ventes d'albums au Royaume-Uni. Mais ce succès momentanée s'essouffle vite. Au final, les chiffres seront minables, mais Judas Priest aura l'opportunité de rejoindre la major CBS, qui dès 1977 les envoie tourner aux Etats-Unis. Rob Halford vire progressivement ses grandes tuniques moirées pour un blouson de cuir noir, se raccourcit les cheveux dès la fin de l'année 1976, et le groupe suit le chemin vers un look plus agressif. Le satin pointe encore le bout de son nez, mais il est noir ou rouge.

Les cheveux restent longs sauf pour Halford, mais de toute façon, dès la fin de l'année 1977, le Punk a perdu. Le Heavy-Metal reprend possession des clubs anglais avec Motorhead, Tygers Of Pan-Tang, Raven, Iron Maiden, Saxon, Def Leppard, Samson… Judas Priest, qui a ouvert la voie, n'a qu'à se remettre dans ses pantoufles, le pain noir enfin mangé. Mais la route est encore longue. Les musiciens continueront de se priver pendant encore un an avant que le vent tourne, et que le public ne découvre un groupe affûté comme une lame de poignard.

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mercredi 2 mai 2018

MAGMA 2004


"La cosmogonie qui alimenta sa création et son œuvre est toujours solidement ancrée dans les astres."



MAGMA : K.A. 2004

Lorsque Christian Vander caresse les peaux de ses caisses, c'est comme un souffle, une respiration. Chaque percussion, chaque choc provoque une onde magique. Ses baguettes vont chercher au fond des t ambours l'âme divine qui fait de ce simple instrument percussif une cathédrale de sons magiques. Vander a hérité du Jazz des années soixante la sensibilité exacerbée, sa connexion avec une forme de cosmos sonore. Il est indéniablement l'un des plus merveilleux continuateurs de l'oeuvre de son maître John Coltrane, et en a exploré une voie encore plus audacieuse.

Là où Coltrane cherchait à sortir du carcan mélodique du Jazz en explorant le Free, Christian Vander va connecter ce Jazz aux compositeurs contemporains comme Varèse, aux musiques d'Europe de l'Est, et à une forme lointaine de Pop Music. De cette dernière, il va en extirper la colère et la liberté d'expression. Son approche sans concession de la musique, radicale, effraye le bourgeois comme le hippie moyen. Il va provoquer le même rejet et la même fascination que les premiers groupes de Hard-Rock anglais, Led Zeppelin et Black Sabbath en tête. Là s'arrêtent les comparaisons, car Magma n'a aucun rapport avec le moindre idiome Blues, et c'est ce qui fait sa grande particularité dans le monde du Rock au sens large du terme. Car si Magma est parfois connoté Progressif, il n'a de lien que le côté aventureux de sa musique. Yes, ELP, Jethro Tull, King Crimson… ont tous deux pieds dans le Blues et le Rythm'N'Blues avant de s'emparer des idiomes Jazz et Classique. Magma fera le chemin inverse, en allant chercher la Soul et le Funk en 1978, lorsqu'il voudra séduire un public plus large.

Mais cela ne convient guère à Vander, qui trouvera la démarche vulgaire. La Soul n'a pas le monopole du rythme. Qualifier Magma de swing est allé bien vite en besogne, bien que son sens du tempo soit particulièrement impressionnant. Vander en provoquera une sorte d'ivresse en créant des motifs répétitifs jusqu'à l'obsession, montant en puissance comme un opéra jusqu'au dénouement émotionnel. Vander passe pour un illuminé, avec son langage étrange, le Kobaïen, et ses interviews parfois difficiles à suivre. Mais l'homme bouillonne de créativité. La musique le transperce, il la vit au plus profond. Garçon farouche mais ultra-sensible, il utilise chaque instrument pour en sortir ce qu'il vit au plus profond. Que ce soit au piano sur lequel il compose tout, la batterie ou le chant, Vander joue les yeux fermés, traversé de convulsions physiques, secouant la tête comme un damné. Il expliquera que le Kobaïen n'est en fait qu'une série d'onomatopées qui lui viennent lorsqu'il compose, et qui ont fini, en mélangeant français, latin, anglais et allemand, par créer une forme de langage qui lui est propre mais qui n'a aucune grammaire réelle, à part celle de l'émotion des mots mêlée à la musique.

Magma est le groupe le plus fascinant de l'histoire du Rock, car il est irradié par la puissance créative hors-normes de Christian Vander. Ses albums forment autant une discographie Rock parfaite qu'une œuvre classique cohérente. Il reste parfois à mettre de l'ordre dans ce travail immense. Car si la composition suit un ordre, la réalisation des albums suit le sens de la perfection de Christian Vander. KA signifie Kohntarkosz Anteria, et vient se placer dans l'oeuvre de Magma avant Kohntarkosz, album publié en 1974. La signification de chaque disque se résume par quelques phrases de Vander lui-même, explicitant le sens de son travail, l'imagination de l'auditeur fait le reste, portée par la musique et les paroles mystérieuses.

La carrière de Magma fut une saga aussi rocambolesque que hiératique. Débutée en 1969 en France, elle va être le résultat de la volonté farouche de Vander et de la confrontation avec la Pop française. Cinquante musiciens vont se succéder au sein de Magma, et parmi les tous meilleurs : Claude Engel, Francis Moze, Klaus Blasquiz, Jannick Top, Didier Lockwood, François Cahen, Teddy Lasry… A chaque phase de stabilité et de succès naissant, Vander va dissoudre son groupe, de peur de voir son œuvre devenir trop commerciale, perdant son âme. Comme si Magma devenu populaire deviendrait une sorte de Claude François jazzy. Une hérésie qui traduit tous les tourments de Christian Vander, refusant de voir sa musique sacrifiée au nom d'une quelconque éthique mercantile. Magma est sans concession et le restera.

Si le groupe n'est pas un vendeur de disques massif, il s'imposent sur les scènes européennes, et fait même une jolie incursion en terre américaine. Les plus beaux festivals s'ouvrent à cet orchestre incroyable, tétanisant des audiences venues pour voir les plus grands groupes de Rock du monde. Mais Vander refuse ce raffut Pop. Magma est un immense groupe de scène, dont le sang ocre provient de ses interprétations en direct. Il est capable d'offrir la même qualité sonore et artistique dans un club de quelques centaines de personnes comme devant des dizaines de milliers en plein après-midi. Mais Christian Vander est exigeant sur le son. Magma n'est pas un groupe de stade. Son terrain, ce sont les théâtres, qu'il insonorise avec soin pour que le spectacle Magma soit optimal. Car un concert de Magma, c'est une expérience sonore, structurée pour que l'auditeur ressorte rincé. La première est violente, martiale, sans concession. Puis le groupe s'envole vers des pièces musicales plus délicates, plus mélodiques. Le spectateur, étourdi par la première phase, peut alors s'ouvrir à la seconde phase, vers le rêve et l'espoir.

Magma s'éteint au milieu des années 80. Le groupe va essayer de séduire un plus large public en introduisant dans la musique du Funk à partir de 1978. Sur scène, les musiciens portent des costumes inspirés de Funkadelic, et il semble que Magma tende inconsciemment vers ce modèle américain. Malheureusement, ce sera la déception, et Christian Vander se tourne vers un projet vocal appelé Offering. Au début des années 90, il réinvente Magma. Il réorchestre sa musique, tâte le terrain. Finalement, les premiers concerts sous le nom de Magma apparaissent entre 1995 et 2000. Pour la première fois, Christian Vander stabilise son orchestre autour de sa femme Stella au chant, James Mac Graw à la guitare, Philippe Bussonet à la basse, et Isabelle Feuillebois également au chant. Antoine et Himiko Paganotti, ici au choeurs, sont les enfants de Bernard Paganotti, maître bassiste au sein de Magma entre 1974 et 1976, puis en 1980. Emmanuel Borghi et Frédéric d'Oelsnitz tiennent les claviers.

Finalement, Magma enregistre un nouvel album entre février 2003 et octobre 2004. KA voit le jour en 2004, et devient une nouvelle pierre angulaire de l'oeuvre de Magma. Cette pièce musicale en trois actes impressionne par sa qualité d'exécution autant que par sa cohérence avec les albums précédents, vingt-cinq ans auparavant. Le son est organique, saisi en prise directe. Il semble que vingt ans ne sont pas écoulés entre le dernier disque du groupe avant sa mise en silence et ce nouvel acte. Mieux, c'est une résurrection. Comme si le temps n'avait aucune prise, on retrouve la virtuosité, la précision, tous les éléments qui font de Magma cet orchestre si unique : les rythmes puissants, les vocaux majestueux, l'instrumentation rêveuse et cosmique. KA est un nouveau voyage interstellaire, sans aucune prise sur la capacité créative de Magma.

Mieux, ce silence semble avoir régénéré Christian Vander, dont la batterie n'a jamais aussi bien sonné que sur ce disque. On entend toutes les inflexions, ses baguettes qui caressent les peaux, ses caisses qui chantent, au milieu d'une symphonie de choeurs, de guitare et de claviers. Chaque improvisation est un souffle épique qui offre une respiration avant l'extase. Les choeurs s'envolent, portés par la batterie, comme une tornade magnifique. Le coeur semble vouloir éclater de plaisir au travers de la poitrine. Magma est vivant et respire de nouveau.

Christian Vander apporte donc un nouveau jalon à son œuvre, se plaçant chronologiquement dans le cycle kobaïen avant ce disque de 1974. Ces dix dernières années, Magma publie de nouveaux albums qui sont des interprétations considérées comme dignes par Vander, avec son orchestre, stable depuis presque vingt ans, un exploit pour le maître.

KA est un album qui laisse rêveur. Ses trois pièces successives entre onze et vingt-et-une minutes ne présentent aucun temps mort. C'est une féerie sonore, portée par cette batterie magique, la dernière totalement imprégnée par Kenny Clarke et Elvin Jones, ce sens du son des caisses et des cymbales. Vander irradie, les yeux fermés. Sa voix se perche comme un enfant au milieu des choeurs célestes. C'est sans doute sa force : il est resté un enfant. Un père absent, une mère aimante et maladroite qui l'emmena à tous les concerts de Jazz, Christian Vander est un garçon fragile, qui trouva dans la musique le sens à sa vie. Elle n'est que rêves, elle est irréalité. Et il n'en a que faire. Le monde comme il va ne l'intéresse pas, il préfère s'échapper loin, et emmener ses disciples avec lui.

Sur « KA II », Vander psalmodie « Hallelujah », comme un cantique. Magma est sans doute une liturgie, ce qui explique l'amour inconditionnel de ses amateurs, et le rejet violent de ses contradicteurs. Mais aujourd'hui, ne pas comprendre Magma fait de vous un pauvre erre. Magma est la sensibilité absolue et inconditionnelle. KA, publié vingt ans après le tiède Merci en 1985, est le retour en grâce d'un groupe décidément exceptionnel qui refuse d'abdiquer.

La cosmogonie qui alimenta sa création et son œuvre est toujours solidement ancrée dans les astres. Christian Vander est sans doute un être surnaturel ayant enveloppe humaine, mais sa création respire un autre air que celui des humains. Son cerveau galope comme un animal sauvage, cheval de Przewalski parcourant la steppe, le mufle soufflant dans l'air froid , le crin porté par le vent, cavalcade éperdue, ivre de liberté.

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